Par Synne Furnes Bjerkestrand, Bayan Abu Ta'ema
La Jordanie a été le théâtre d’un nombre croissant de manifestations massives exprimant la solidarité avec Gaza et exigeant la fin de la normalisation avec Israël. Le pouvoir jordanien a réagi par une répression sans précédent des manifestations et de la liberté d’expression.
Les autorités jordaniennes ont arrêté des milliers de personnes depuis le 7 octobre de l’année dernière, dans un climat de plus en plus répressif dans le pays.
Malgré la répression croissante, la population a continué à descendre dans la rue chaque semaine pour protester contre le génocide israélo/US en cours à Gaza.
Raya Sharbain, formatrice en sécurité numérique, a expliqué à Mondoweiss que la répression à l’encontre des citoyens, des journalistes et des militants est sans précédent. « Il est difficile de savoir où se situe la ligne rouge. Il semble que la moindre critique puisse conduire à un interrogatoire ou à une détention », explique Raya Sharbain.
Des centaines de personnes ont également été inculpées en vertu de la loi jordanienne sur la cybercriminalité (2023), promulguée en août de l’année dernière, qui s’appuie sur une loi plus ancienne datant de 2015.
Les infractions à l’origine de ces inculpations varient : certaines concernent des messages sur les médias sociaux exprimant un soutien à la cause palestinienne, tandis que d’autres critiquent directement les autorités jordaniennes et remettent en question l’accord de paix conclu par la Jordanie avec Israël, en vigueur depuis 1994.
Des personnes ayant appelé à des rassemblements pacifiques et à des grèves publiques ont également été arrêtées.
Lorsque le génocide israélien en cours à Gaza a commencé il y a un an en réponse à l’offensive du Hamas « Déluge d’al-Aqsa » le 7 octobre, la Jordanie est rapidement devenue le théâtre de manifestations régulières et généralisées de solidarité avec Gaza.
Plus particulièrement, un chauffeur de camion jordanien, Maher al-Jazi, qui appartenait à un clan traditionnel de la région de Ma’in, a été responsable d’une fusillade au passage frontalier du roi Hussein en septembre dernier, tuant trois membres du personnel de sécurité israélien.
Al-Jazi a recueilli un très large soutien populaire en Jordanie et a été salué comme un héros et un martyr par les Jordaniens et les Palestiniens.
Mais le 7 octobre a également marqué le début d’un climat de répression croissante dans le pays.
Des milliers d’arrestations
Des manifestations ont lieu presque chaque semaine à Amman depuis le mois d’octobre de l’année dernière.
La Jordanie est largement considérée comme le pays dans le monde où vit le plus grand nombre de Palestiniens, en dehors de la Palestine historique, les estimations officielles faisant état de trois millions de Palestiniens en Jordanie – le nombre réel serait bien plus élevé – sur une population totale d’environ 11 millions d’habitants, dont environ 1,3 million de réfugiés des pays voisins.
Les Jordaniens et les Palestiniens du pays ont manifesté leur solidarité avec la cause palestinienne et contre le génocide en cours par des messages sur les réseaux sociaux, des manifestations et diverses formes d’initiatives.
Cependant, malgré la position officielle de la Jordanie, affichée par l’intermédiaire de son ministre des affaires étrangères, en tant qu’alliée et défenseur des Palestiniens, la réalité sur le terrain dans le pays est un environnement beaucoup moins hospitalier pour les personnes ordinaires vivant en Jordanie qui souhaitent exprimer des opinions similaires ou des critiques sur l’attitude de leur pays.
Raya Sharbain a elle-même été arrêtée en avril dernier en vertu de la loi sur la cybercriminalité, à l’aéroport Queen Alia à l’extérieur d’Amman, alors qu’elle se rendait à une conférence.
« J’ai été libérée au bout de cinq jours parce qu’ils n’avaient pas trouvé de raison valable de me garder en détention. Après ma sortie, j’ai reçu une interdiction de voyager d’un mois », explique Sharbain.
Sharbain a été arrêtée en vertu de l’article 15 de la loi sur la cybercriminalité après avoir participé à l’une des manifestations. « Ils ont arrêté des centaines de personnes qui sont allées manifester, dont la plupart ne s’attendaient pas à se retrouver derrière les barreaux », dit-elle.
Selon Amnesty International, 1500 personnes ont été arrêtées en Jordanie entre octobre 2023 et avril 2024. Environ 500 d’entre elles ont été arrêtées en mars lors de manifestations devant l’ambassade d’Israël à Amman.
Hala Ahed, une avocate qui travaille avec les personnes détenues depuis un an, a expliqué à Mondoweiss que le nombre de détenus est probablement beaucoup plus élevé.
« Les chiffres sont élevés et difficiles à estimer, mais ils dépassent les 3000 personnes », estime-t-elle. « Leurs crimes incluent des rassemblements interdits, la résistance aux forces de sécurité à Amman et la cybercriminalité.
Ahed précise que le tribunal a finalement innocenté les personnes accusées de rassemblements illégaux et de résistance aux forces de sécurité.
Les journalistes sont réduits au solence
Mais l’une des raisons pour lesquelles la récente vague d’arrestations a suscité l’inquiétude des Jordaniens est l’utilisation de la loi sur la cybercriminalité comme prétexte pour réprimer et étouffer la dissidence.
Promulguée en août 2023, cette loi a apporté des modifications importantes à une loi antérieure de 2015, donnant aux autorités jordaniennes des pouvoirs accrus pour surveiller le contenu en ligne. Les défenseurs des droits de l’homme s’inquiètent ainsi des restrictions potentielles à la liberté de parole et d’expression.
Selon le rapport d’Amnesty International, la loi « introduit des sanctions sévères pour des infractions trop générales et imprécises, telles que la ‘diffusion de fausses nouvelles’, la ‘provocation de conflits’, la ‘menace pour la paix sociale’ et le ‘mépris des religions’, qui ont été utilisées pour criminaliser des formes d’expression protégées par le droit international ».
Amnesty a recueilli des informations sur 15 cas de personnes poursuivies en vertu de la loi. Toutes les arrestations ont été effectuées par les autorités sans mandat, sans que les personnes arrêtées soient informées des raisons de leur inculpation et sans qu’elles soient interrogées par un avocat.
La détention s’accompagne également de frais, et les personnes qui ont été détenues en vertu de la loi et qui ont ensuite été accusées de culpabilité ont dû payer un montant minimum de 5000 dinars jordaniens (7055 dollars).
« Les autorités prennent également votre téléphone, et vous ne le récupérez pas lorsque vous êtes libéré. Le simple fait de s’exprimer coûte cher », ajoute Mme Sharbain.
Une fois libérés, les détenus risquent de devoir s’occuper de l’affaire pendant des mois, voire des années. « Il y aura des mois et des mois à traiter avec le tribunal et ce qui s’ensuivra », déclare Mme Sharbain.
En août 2023, l’Electronic Frontier Foundation (EFF) et dix-huit autres organisations de la société civile ont publié une déclaration appelant au rejet de la nouvelle loi sur la cybercriminalité, exprimant leurs inquiétudes quant au fait que la loi « restreindrait gravement les droits de l’homme dans tout le pays ».
Muhammad Shamma, reporter pour Reporters sans frontières (RSF) en Jordanie, suit la situation de près depuis des années. Mais il n’a jamais vu les choses devenir aussi inquiétantes.
« La loi sur la cybercriminalité est une partie très sombre de notre histoire en Jordanie », explique Shamma à Mondoweiss.
« Nous avons eu un énorme problème avec la liberté d’expression et la répression pendant des siècles, mais cette loi a marqué le début d’une période encore plus sombre. »
Shamma explique que le climat de répression en Jordanie a commencé à s’aggraver pendant la pandémie de COVID-19 en 2020, lorsque la Jordanie a promulgué des lois d’urgence qui ont restreint les libertés publiques.
Les groupes de défense des droits ont critiqué les lois d’urgence, estimant qu’elles servaient d’excuse pour étouffer les voix critiques. Ces lois ont été abolies en 2023, avant l’adoption de la nouvelle loi sur la cybercriminalité.
« Même si la situation était déjà mauvaise auparavant, je ne m’attendais pas à ce qu’elle en arrive là. D’une manière générale, c’est très déprimant, les journalistes sont devenus aphones », explique Shamma.
« Après l’entrée en vigueur de la loi en août 2023, il y a eu un black-out complet des médias, où personne ne publiait quoi que ce soit par peur. Les gens m’appelaient pour me demander comment ils pouvaient s’autocensurer et désactiver leurs comptes de médias sociaux », explique Raya Sharbain à Mondoweiss.
Le 13 septembre dernier, quatorze organisations de défense des droits numériques et de la liberté d’expression ont publié une lettre demandant à la Jordanie de supprimer cette loi.
Dans cette lettre, les organisations font savoir que la loi sur la cybercriminalité « s’est avérée être un outil de répression de l’État, étouffant la dissidence et restreignant les droits de l’homme des individus en ligne, y compris les droits à la liberté d’expression, à l’accès à l’information et à la protection de la vie privée ».
La lettre souligne également que la loi a créé un « environnement d’autocensure et de peur ».
Ces organisations, tant locales qu’internationales, ont demandé au nouveau Parlement jordanien d’abroger ou de modifier substantiellement la loi, tout en exigeant la libération des journalistes, des défenseurs des droits de l’homme et de toutes les personnes « arrêtées et poursuivies uniquement pour avoir exercé leur droit à la liberté d’expression ».
Lors des élections législatives de septembre dernier, Noor Abu Goush, candidate au doctorat en sciences politiques et jeune militante de l’organisation politique des Frères musulmans, le Front d’action islamique, a obtenu un siège au nouveau parlement.
Le secteur jeunesse du Front d’action islamique, ainsi que plusieurs partis et indépendants jordaniens, a été au premier plan des manifestations qui se poursuivent à Amman.
Lors de la campagne précédant les élections, Abu Goush et son parti ont déclaré qu’ils chercheraient à revoir la loi sur la cybercriminalité et les lois sur la détention administrative dans le but de les abolir s’ils obtenaient des sièges au Parlement.
Abu Goush a expliqué à Mondoweiss que le problème de la liberté d’expression en Jordanie réside dans la loi sur la cybercriminalité, qui n’était pas destinée à être utilisée pour faire taire les voix.
« Malheureusement, nous avons constaté que de nombreuses personnes arrêtées en vertu de cette loi l’ont été en raison d’opinions politiques qu’elles avaient partagées sur les médias sociaux », explique Mme Abu Goush. « Il s’agit d’une question qui doit être réexaminée.
Abu Goush explique que le programme du parti Front d’action islamique comprend la révision de la loi sur la cybercriminalité. Le parti souhaite également réviser la loi de 1954 sur la prévention du crime et la loi sur la détention administrative, qui donne aux gouverneurs locaux le pouvoir de détenir des individus avec un contrôle judiciaire limité.
Hala Ahed déclare à Mondoweiss que la loi a été appliquée contre les manifestants et les militants « dans une large mesure depuis le 7 octobre, d’une manière qui viole la loi ».
Les journalistes et militants arrêtés en vertu de la loi sur la cybercriminalité
Quatre journalistes ont été condamnés en vertu de la loi sur la cybercriminalité depuis septembre de l’année dernière. Deux d’entre eux, Hiba Abu Taha et Ahmad Hassan al-Zoubi, sont toujours en prison.
La journaliste indépendante Hiba Abu Taha a été condamnée en juin à un an de prison pour avoir enfreint la loi, après que la Commission jordanienne des médias a déposé une plainte l’accusant d’« incitation à la sédition et à la discorde entre les membres de la communauté », de « menace pour la paix de la communauté » et d’« incitation à la violence ».
Cette plainte a été déposée quelques jours seulement après la publication d’un article d’opinion, le 28 avril, sur le site Annasher. Selon Reporters sans frontières (RSF), Abu Taha est le premier journaliste à être condamné en vertu de la loi sur la cybercriminalité.
Le chroniqueur satirique Ahmad Hassan al-Zoubi est la dernière personne condamnée en vertu de l’ancienne loi sur la cybercriminalité de 2015, et selon RSF, il est également le plus « sévèrement puni ».
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Al-Zoubi est le fondateur du site d’information Sawalif et chroniqueur pour le journal d’État Al-Rai. Il a été emprisonné en juillet et condamné à un an de prison pour avoir critiqué les autorités jordaniennes sur les médias sociaux.
Selon les informations obtenues par RSF, la santé d’al-Zoubi s’est détériorée en raison des « conditions difficiles de la prison surpeuplée », connue sous le nom de « Centre de réforme et de réhabilitation de Marka ».
Muhammad Shamma et RSF ont demandé à plusieurs reprises la libération d’Hiba Abu Taha et d’Ahmad Hassan al-Zoubi. RSF a qualifié la loi de « draconienne ».
Le journaliste indépendant Khairuddin al-Jabri a été arrêté en mars pour avoir partagé une vidéo critiquant le génocide à Gaza, mais il a été libéré au bout d’une semaine. Il a été libéré au bout d’une semaine. Il a été inculpé sur la base d’allégations similaires d’« incitation à la discorde » et de « diffamation d’une autorité publique ».
La journaliste indépendante Nour Haddad a été détenue pendant une semaine en décembre 2023 sur la base d’accusations identiques.
Le défenseur des droits de l’homme et avocat Moutaz Awad a été arrêté en février de cette année pour avoir publié sur X des messages critiquant les accords commerciaux conclus par les pays arabes avec l’occupant israélien.
En juillet, il a été condamné à une amende de 5000 JOD (environ 7000 dollars).
Des personnes ayant organisé les manifestations ont également été arrêtées. Parmi elles, Khaled al-Natour, un militant politique et de la jeunesse, membre fondateur du Rassemblement de la jeunesse jordanienne pour le soutien de la résistance palestinienne. Le groupe, qui a été formé après le 7 octobre, se compose de quatorze groupes d’orientations différentes, y compris des factions d’extrême-gauche, nationalistes et islamiques.
Dans une interview accordée à Mondoweiss en avril, al-Natour déclare que les objectifs du Rassemblement sont « non seulement liés à la guerre contre Gaza, mais aussi au danger de l’occupation pour la Jordanie », citant les intentions d’Israël d’« annexer la vallée du Jourdain aux frontières de l’État occupant ».
Le peuple de Jordanie exige la fin de la normalisation
Malgré les arrestations, les gens ont continué à descendre dans la rue pour protester contre le génocide. Ils réclament l’abrogation du traité de paix de Wadi Araba conclu en 1994 entre la Jordanie et Israël.
Les manifestations ont lieu tous les vendredis dans le centre d’Amman. Dernièrement, les manifestations se sont multipliées contre la dernière agression israélienne au Liban, qui a tué plus de 2000 Libanais à l’heure où nous écrivons ces lignes.
Pendant le Ramadan cette année, une moyenne de 6000 à 10 000 personnes se sont rassemblées chaque soir devant l’ambassade d’Israël pour protester contre le génocide à Gaza et appeler à la fin de toute normalisation avec Israël.
Les manifestants ont formulé plusieurs exigences, parmi lesquelles un boycott économique d’Israël, l’annulation de tous les accords et l’arrêt des exportations de produits maraîchers.
Ils demandent également l’annulation de l’accord de défense entre la Jordanie et les États-Unis, signé en 2021. L’ambassadeur d’Israël en Jordanie a quitté le pays en octobre de l’année dernière et l’ambassade n’a plus de mission diplomatique.
Raya Sharbain se dit choquée par le nombre de personnes arrêtées par les autorités.
« Elles arrêtent des gens de gauche, de droite et du centre, des gens de toutes opinions », explique-t-elle. « Si vous participez aux manifestations, vous risquez d’être battu par les forces de sécurité. Auparavant, il était plus facile de prévoir qui serait arrêté, mais maintenant c’est tout le monde, qu’ils jouent un rôle de premier plan ou non dans les mouvements politiques. »
Malgré les appels des organisations internationales à mettre fin à la répression des manifestants et des journalistes, Sharbain ne pense pas que cela changera l’approche des autorités.
« Je ne pense pas que les condamnations des organisations internationales changeront les choses. Il s’agit d’un combat permanent pour le peuple », déclare M. Sharbain. « Le seul moyen de changer les choses, c’est par l’intermédiaire des personnes qui vivent en Jordanie. »
Mme Sharbain pense que, malgré la répression croissante, ces développements conduiront à davantage de protestations.
« Je peux paraître naïve, mais plus les autorités pratiqueront la répression, plus le mouvement de protestation apprendra à se protéger et tirera des enseignements de ses expériences », affirme-t-elle.
* Synne Furnes Bjerkestrand est une journaliste indépendante basée à Amman, en Jordanie. Elle a écrit pour des médias norvégiens, Al Jazeera et Middle East Eye, et termine actuellement son master en journalisme en se concentrant sur le cadrage du génocide à Gaza dans les médias occidentaux. * Bayan Abu Ta'ema est une conteuse et réalisatrice palestinienne indépendante basée en Jordanie.Elle produit du journalisme audible et visuel et des films documentaires, souvent liés aux droits de l'homme.Auteur : Synne Furnes Bjerkestrand
Auteur : Bayan Abu Ta'ema
11 octobre 2024 – Mondoweiss – Traduction : Chronique de Palestine
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