Par Belen Fernandez
La ville de Tyr, au Liban, a déjà été bombardée par les Israéliens et elle s’en est remise. Elle se reconstruira encore.
Lundi, l’armée israélienne s’est mise à bombarder comme un maniaque la ville de Tyr située au sud du Liban, détruisant des immeubles résidentiels à gauche et à droite et laissant derrière elle le spectacle apocalyptique auquel les Israéliens nous ont habitués. Depuis le début du génocide qu’Israël commet dans la Palestine voisine depuis octobre 2023, son armée a tué plus de 2700 personnes au Liban, la majorité d’entre elles au cours du dernier mois et demi.
Ancien port phénicien mis à sac par Alexandre le Grand en 332 avant J.-C., Tyr a évidemment déjà connu la destruction. La ville abrite trois ensembles de ruines romaines et byzantines, dont l’un a d’ailleurs été le théâtre d’une forme plus particulière de destruction en 2013, lorsque le convoi de l’ambassadrice des États-Unis au Liban de l’époque, Maura Connelly, a réussi à endommager le site historique en roulant dessus sans raison. Cet épisode particulier a suscité le titre de Jadaliyya : « Des pneus sur Tyr : L’ambassadrice américaine ruine des ruines ».
Compte tenu de leur partenariat acharné avec l’État d’Israël, les États-Unis ont joué un rôle prépondérant dans la destruction du Liban au cours de l’histoire contemporaine. En 1982, par exemple, les États-Unis ont autorisé l’invasion israélienne qui a tué des dizaines de milliers de personnes dans le pays. Et pendant la guerre israélienne de 34 jours contre le Liban en 2006, qui a tué environ 1200 personnes, les États-Unis ont accéléré les livraisons de bombes à l’armée israélienne tout en faisant pression pour retarder un cessez-le-feu.
C’est la même approche, en pire, que l’administration de Joe Biden a adoptée pour le génocide à Gaza.
J’ai découvert la ville de Tyr – et le reste du Liban – un mois après le carnage de 2006, lorsque mon amie Amelia et moi-même avons sillonné le pays en auto-stop, pour voir ce qui avait été détruit et ce qui était encore intact. Pour aller de Beyrouth vers le sud, nous avons été prises en charge par un homme jovial d’âge moyen nommé Samir, qui nous a hébergées pendant plusieurs jours dans sa maison de Tyr et nous a emmenées voir des villages bombardés le long de la frontière israélo-libanaise.
Samir résidait avec son jeune fils dans un immeuble d’habitation qui avait échappé de justesse aux bombardements. Juste en face de chez lui, se trouvait un autre immeuble que les Israéliens avaient coupé en deux, laissant apparaître une pile verticale de cuisines.
Conformément aux admirables traditions libanaises d’hospitalité, Samir a tenu à nous offrir aussi la nourriture pendant toute la durée de notre séjour et, Amelia et moi, nous avons été gavées du manousheh et des autres mets délicieux d’un petit restaurant situé le long de la corniche de Tyr, en bord de mer.
La corniche bordée de palmiers est actuellement ravagée par les frappes israéliennes, mais, quand les bombes ne tombent pas, c’est un endroit pittoresque où les gens aiment se promener les soirs d’été, pique-niquer en famille, fumer le narghileh, entre autres activités habituelles, et Israël voudrait maintenant nous faire croire que la ville est un repaire de terroristes !
Pendant la Coupe du monde, les automobilistes locaux venaient eux aussi sur la corniche célébrer l’équipe qui a triomphé, en faisant des allers-retours incessants avec des drapeaux et des klaxons.
Je suis retournée à Tyr en 2008 en compagnie de Hassan, un ami qu’Amelia et moi nous étions fait en 2006 en faisant de l’auto-stop. Son père était arrivé à pied au Liban depuis la Palestine en 1948, lorsqu’Israël s’est brutalement installé sur les terres palestiniennes. Réfugié sans passeport, Hassan avait pris l’habitude, pour surmonter la tristesse d’être enfermé dans une terre de refuge qui lui avait été imposée, de parcourir le pays en voiture, parfois plusieurs fois par jour.
Le soir, nous nous retrouvions souvent au bord de la mer à Tyr, pour boire du vin libanais et contempler, de l’autre côté de l’eau, les lumières étincelantes de la base de la FINUL à Naqoura, à la frontière israélienne – le seul endroit hyper-éclairé dans un pays par ailleurs spectaculairement dépourvu d’électricité.
De nombreuses nuits, nous traversions également les villages au sud de Tyr, et Hassan me racontait ses journées de combattant au sein d’Amal, le parti politique libanais majoritairement chiite et l’ancienne milice qui a participé à la résistance menée par le Hezbollah contre l’occupation israélienne du Sud-Liban.
Hassan m’a récemment informée qu’il « combattait » également Israël dans cette nouvelle guerre, mais cette fois en livrant de la nourriture et d’autres produits de première nécessité aux civils déplacés du Sud-Liban.
Amal est largement inconnu du public international du fait d’un discours politique et médiatique réducteur qui préfère attribuer au Hezbollah le rôle du « terroriste » qui dirige le Liban. Mais à Tyr, les affiches de martyrs des combattants des deux partis tapissent les artères et les vitrines de la ville, pour nous rappeler que, aussi longtemps qu’Israël massacre, déplace et occupe, le peuple se battra.
En 2016, lors de l’un de mes nombreux retours à Tyr au fil des ans, j’ai loué une chambre dans le labyrinthe qu’est le quartier chrétien de la ville près du port, avant de partir en auto-stop dans le sud du Liban – où j’ai vu toujours plus d’affiches de martyrs et entendu toujours plus d’histoires vivantes de résistance, comme je le raconte dans mon carnet de voyage Martyrs Never Die (Les martyrs ne meurent jamais).
J’ai fait du stop jusqu’à Cana, le site de la légendaire conversion de l’eau en vin par Jésus-Christ et du massacre israélien en 1996 de 106 réfugiés abrités dans un complexe des Nations unies.
J’ai également fait du stop jusqu’à Aita al-Shaab, le village frontalier qui a été la première victime de la guerre de 2006 et qui vient à nouveau d’être pulvérisé.
De retour dans le quartier chrétien de Tyr, j’ai fréquenté un petit restaurant portuaire appartenant à l’emblématique Abu Robert, un pêcheur octogénaire qui a survécu à toutes sortes de cataclysmes libanais. Abou Robert m’a recommandé de prendre des bains quotidiens dans la Méditerranée pour vivre longtemps et m’a raconté qu’un jour de 1948, il était allé chercher des pastèques en Palestine avec son père et qu’il était revenu avec une cargaison de Palestiniens en fuite.
Ma dernière visite à Tyr a eu lieu en juin 2022, lorsque j’ai appris qu’Abu Robert était décédé plus tôt dans l’année. Pour l’honorer, j’ai passé la journée sur la plage de sable blanc de la ville. L’aspect et la couleur de la mer à Tyr changent sans arrêt, mais ce jour-là, elle était calme, cristalline, émeraude.
Alors qu’Israël s’efforce d’anéantir Tyr et tout ce qui y vit, il est important de se rappeler qu’il faut bien plus que des bombes pour assassiner un endroit.
Auteur : Belen Fernandez
* Belen Fernandez est l'auteur de The Imperial Messenger: Thomas Friedman at Work, publié par Verso. Elle est rédactrice en chef du Jacobin Magazine. Il est possible de la suivre sur Twitter: @MariaBelen_Fdez
29 octobre 2024 – Al-Jazeera – Traduction : Chronique de Palestine – Dominique Muselet
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