C’est normal d’avoir une journée difficile. Mais vingt-cinq ans ? Vingt-cinq ans, je pense que c’est un peu trop.
Est-il normal d’avoir plus de mauvais jours que de bons ? Est-il normal d’avoir plus de chagrins d’amour que de joies ? Parce que je ne pense pas pouvoir continuer à gérer cela – ou même supporter d’essayer.
Je suis né sous un ciel éclairé par des explosions et non par des étoiles. Ma mère m’a mise au monde en pleine guerre, pendant la deuxième Intifada, et si j’avais su ce qui m’attendait, je me serais peut-être replié dans son ventre. Mais les bébés n’ont pas le choix, alors je suis sorti – la tête la première dans la guerre, le blocus et une vie façonnée par la survie.
À présent, j’ai 25 ans et rien n’a changé. Gaza vit à nouveau l’enfer. Le bourdonnement des drones, le rugissement des avions de guerre et les nuits blanches sont devenus une routine permanente. La guerre n’est pas seulement une toile de fond dans ma vie. Elle en est le personnage principal.
Mon enfance n’a pas été « volée » par un seul événement traumatisant – elle a été grignotée petit à petit. À l’école, il n’était pas question de livres et d’amis, mais de courir pour se mettre à l’abri des fusées qui tombaient.
Je ne me souviens pas de tous les détails, mais la peur ? Elle est restée gravée dans ma mémoire. Elle ne s’estompe jamais.
En grandissant, je n’ai pas seulement été témoin de la guerre ; j’ai vu ce qu’elle fait aux gens, ce qu’elle m’a fait. Même pendant les jours de « calme », j’ai perdu quatre membres de ma famille, non pas à cause de balles ou de bombes, mais à cause de la maladie. Ils avaient besoin de soins médicaux. Ils n’étaient pas autorisés à sortir de Gaza pour se faire soigner. La vie était – et est toujours – un pari. La guerre, le blocus, tout cela fait que même les droits les plus simples, comme les soins de santé, deviennent un jeu politique. Un mois, vous obtenez l’autorisation de partir ; le mois suivant, vous ne l’obtiendrez pas.
Si vous avez de la chance, vous tomberez malade au « bon » moment.
Et il n’y a pas que les traitements médicaux à l’étranger qui sont difficiles : aujourd’hui, nous ne pouvons même pas nous déplacer librement sur notre propre territoire. Gaza est bouclée, et même la terre que nous appelons notre maison nous est lentement enlevée. Il n’y a pas que les barrières physiques, il y a aussi la charge émotionnelle que représente le fait d’être pris au piège. Des mots comme « blocus », « apartheid » et « siège » ne font pas seulement la une des journaux, ils font partie de notre vocabulaire quotidien.
En vingt-cinq ans, j’ai « survécu » à cinq guerres. Je n’ai pas « vécu », je n’ai pas « été témoin », je n’ai pas « traversé ». Rester en vie, ce n’est pas seulement éviter la mort. Il s’agit de trouver des raisons de continuer, même lorsque les pertes s’accumulent. Ai-je trouvé ces raisons ?
J’ai également perdu des personnes que j’aimais – des amis, des membres de ma famille, des collègues, des voisins. Leurs visages ont disparu, mais leurs rêves restent avec moi. Ils avaient des espoirs qui s’étendaient au-delà du camp de réfugiés, et j’ai l’impression que je leur dois de continuer à vivre. Nous ne sommes pas seulement des statistiques ou des victimes. Nous sommes des personnes qui rient, pleurent, rêvent, saignent.
Que feriez-vous si votre enfant était malade et que vous ne pouviez pas l’emmener à l’hôpital à cause d’un poste de contrôle ? Si vous ne pouviez pas le protéger du bruit des bombes, même en le serrant très fort dans vos bras ?
Nous refusons d’être transformés en chiffres. Chaque tragédie nous rapproche, nous enracine dans la même conviction qui a permis à nos aînés de rester debout : cette terre est la nôtre, et elle nous définit.
Mais la résilience n’est pas gratuite. Elle nous coûte cher chaque jour. Les enfants qui n’ont jamais connu la paix trouvent encore le moyen de sourire, même s’ils ont perdu leurs parents et leur maison. Ils rêvent de choses simples, comme jouer à la plage sans crainte.
Il est facile de penser que l’espoir n’a pas sa place ici, mais c’est pourtant le cas. Il le faut. Rafeef Ziadah, un poète palestinien, l’a bien dit : « Nous nous réveillons chaque matin pour enseigner la vie au monde ». Et c’est exactement ce que nous faisons. Nous nous accrochons à la vie, même lorsque cela semble impossible.
Même dans les décombres, il y a de la beauté. Les oliviers de Gaza symbolisent tout ce que nous sommes. Ils nous donnent de la nourriture, de la chaleur et un lien avec notre terre. C’est pourquoi les occupants les détruisent : ils savent ce qu’ils représentent pour nous. Mais chaque arbre qu’ils abattent, chaque maison qu’ils bombardent, nous fait nous accrocher plus fort à ce qui reste.
Mon grand-père s’occupait de ses oliviers. Il tenait les branches délicatement, comme s’il s’agissait d’un membre de la famille. « Ces arbres sont là depuis plus longtemps que chacun d’entre nous », disait-il. Lorsque l’occupation les a déracinés, j’ai eu l’impression de perdre un être cher. Mais nous n’avons jamais cessé de replanter. Parce que chaque jeune arbre est une promesse : nous sommes toujours là et nous n’abandonnerons pas.
Ce n’est pas la durée de notre lutte qui est un défi, mais plutôt la façon dont nous sommes capables de naviguer dans nos vies tout en continuant à avancer vers nos rêves. Je n’ai jamais vu Haïfa, Safad, Lydd ou Yaffa, mais je sais qu’elles sont à moi. Je ne sais que trop bien que j’y appartiens. Mon lien avec eux est inébranlable, et je continue à m’accrocher à cette appartenance, tout comme les millions de Palestiniens dispersés dans la bande de Gaza et en exil aujourd’hui.
J’aimerais pouvoir dire que je vois la lumière au bout du tunnel, mais la vérité, c’est que je ne la vois pas. Vingt-cinq ans de guerre, de pertes, de survie – il est difficile de continuer à porter le poids quand on ne sait pas s’il y aura un jour une ligne d’arrivée.
Certains jours, je ferme les yeux et j’essaie d’imaginer ce que sont la paix et la liberté, mais les images ne viennent pas. Je ne vois que les visages des personnes que j’ai perdues. J’entends le bruit des drones à l’arrière de ma tête, les cris des enfants dont j’ai fait le reportage, la destruction de ma patrie qui mérite tellement plus.
Certains jours, on a l’impression que c’est trop. Comme s’il n’y avait pas d’issue, seulement une permanence de destruction et de chagrin. Vingt-cinq ans, c’est trop long pour vivre ainsi. C’est ce que signifie être Palestinien : Oser espérer, oser rêver et oser vivre.
Auteur : Mohammed R. Mhawish
* Mohammed R. Mahawish est un journaliste, écrivain et chercheur palestinien vivant dans la ville de Gaza. Il a contribué à l'ouvrage A Land With a People. Son compte Twitter.
29 novembre 2024 – mohammedmhawish.com – Traduction : Chronique de Palestine – Éléa Asselineau
Soyez le premier à commenter