Il y a un an, Israël m’a enterré vivant… Et je cherche toujours à m’en sortir

Photo : Mohammed Mhawish

Par Mohammed R. Mhawish

Cela fait un an que j’ai survécu à la frappe qui a détruit la maison de ma famille, mais je cherche toujours un moyen de sortir des ruines.

Vers 7 h 30 le matin du 7 décembre de l’année dernière, les petits pas de mon fils résonnaient dans le couloir alors que je me saisissais de ma tasse de thé. Après une semaine de reportage loin de chez moi, j’avais décidé de rentrer la veille au soir pour être auprès de ma famille.

J’essayais de créer un sentiment de calme à l’intérieur de nos murs, loin du chaos et de la terreur qui régnaient à l’extérieur. Cela n’a duré que quelques secondes.

Ce qui s’est passé n’a ressemblé en rien à ce que j’avais déjà entendu : une explosion déchirante et hurlante qui a tout fait s’effondrer en quelques millisecondes. Je n’ai pas vu le plafond se fissurer ou les murs s’effondrer. Je n’ai senti que le poids soudain et écrasant du monde qui s’écroulait. Je n’ai pas eu l’impression de tomber, mais d’être étouffé par la terre.

Mon corps s’est plié maladroitement sous les débris – bras coincés, jambes coincées, côtes écrasées contre des arêtes tranchantes.

J’ai essayé de crier, mais le bruit n’était qu’un râle, un souffle pathétique et étouffé, englouti par l’obscurité. Ma poitrine brûlait sous l’effet de l’effort, mais j’ai quand même crié à nouveau, appelant ma femme, mon fils de trois ans, mes parents. Leurs noms ricochaient à l’intérieur de mon crâne tandis que les couches de ciments et le silence étaient de plus en pesants.

Puis vint l’odeur : du béton brûlé, du sang métallique, quelque chose d’âcre que je n’arrivais pas à situer. J’ai déplacé ma main, la raclant contre du verre brisé, et j’ai essayé de sentir quelque chose de vivant dans le vide qui m’entourait. Le bout de mes doigts trouva des gravats, tranchants et froids. En dessous, rien.

« Rafik ! J’ai appelé à nouveau, et cette fois, j’ai cru l’entendre. Faible, si faible, une petite voix perçant le noir : « Baba ». Le soulagement et la terreur s’entrechoquent dans ma poitrine. Il était vivant, mais quelque part hors d’atteinte, enterré aussi profondément que moi.

J’ai essayé de bouger, mais la douleur, brute et implacable, m’a transpercée. Mes jambes étaient inutiles. Mes bras ne m’obéissaient pas.

Le temps s’estompe dans un brouillard de douleur et d’épuisement. Les minutes s’étirent en heures, ou peut-être est-ce l’inverse. L’air se raréfie et la poussière s’installe dans mes poumons comme du ciment. Ma tête palpitait à chaque respiration superficielle.

Je voulais pleurer, crier, me frayer un chemin jusqu’à mon fils, mais mon corps était enfermé dans cette une immobilité tortionnaire.

Quelque part au-dessus, je pouvais entendre de faibles bruits – des pierres qui s’effritent, des voix étouffées. J’avais l’impression qu’il était impossible d’en sortir en un seul morceau. Chaque son était porteur d’espoir et de désespoir à parts égales. Et s’ils nous atteignaient trop tard ? Et s’ils ne nous atteignaient pas du tout ?

Des images terribles se bousculaient dans mon esprit : le petit corps de mon fils écrasé sous le poids, ma femme piégée seule, nous tous oubliés sous les ruines.

Je me suis évanoui.

Lorsque les sauveteurs ont finalement réussi à percer, la lumière était aveuglante, poignardant l’obscurité dans laquelle j’avais été enfermée pendant des heures. Des mains se sont tendues vers moi, rudes mais sûres, et j’ai senti les décombres se détacher de mon corps comme des couches de peau. La douleur était atroce.

Après avoir été libéré, la première chose que j’ai vue a été le visage de mon fils.

Ses yeux écarquillés et baignés de larmes se sont fixés sur les miens, emplis d’une terreur que je n’avais jamais vue auparavant. Son petit corps était enveloppé de poussière, ses cheveux étaient couverts de sueur et de crasse.

Il ne pleurait plus – il était trop effrayé et souffrait trop pour pouvoir le faire.

Je voulais le prendre dans mes bras, le serrer si fort qu’aucun de nous deux n’aurait plus jamais peur. Mais je ne pouvais pas. Mes bras, mes jambes, mon corps tout entier avaient déjà abandonné.

Ils l’ont porté jusqu’à moi et l’ont placé sur mon bras, et je pouvais sentir son petit cœur s’emballer comme celui d’un oiseau pris au piège. J’ai murmuré son nom encore et encore, essayant de le rassurer. « Baba est là », dis-je, même si ma voix était brisée.

Mais en réalité, je n’étais pas là. Pas tout à fait. Une partie de moi était encore sous les décombres, toujours suffocante dans cette obscurité sans fin.

J’ai cherché ma femme autour de moi. Elle était portée par les secouristes, serrant fort son ventre, le visage ensanglanté. Elle était vivante, mais son regard était fixe sans cligner des yeux.

Une maison qui avait abrité nos rires, nos disputes, nos projets d’avenir… Aujourd’hui, ce n’est plus que du béton brisé et de l’acier tordu. Je savais qu’elle cherchait la même chose que moi : un sentiment de sécurité.

Les médecins ont essayé de m’emmener sur une civière, mais j’ai refusé de partir tant que je ne savais pas qu’ils avaient retrouvé tout le monde. Ils m’ont promis qu’ils le feraient, mais leurs visages racontaient une autre histoire.

Pendant des heures, je suis resté assis sur le sol, incapable de bouger, à regarder les soldats fouiller les décombres, extraire des corps sans vie, des jouets ensanglantés, des morceaux de meubles déchirés. Chaque objet qu’ils trouvaient était comme un autre morceau de moi que l’on dépouillait.

Finalement, ils nous ont emmenés à l’hôpital. Je me souviens des lumières faibles, du métal froid de la civière, des chuchotements empressés des médecins. Ils m’ont palpé et m’ont regardé avec insistance.

Leurs visages étaient sinistres tandis qu’ils répertoriaient les fractures, les hémorragies internes, les ecchymoses qui mettraient des mois à s’estomper. Mais le véritable dommage n’était pas quelque chose qu’ils pouvaient voir ou traiter.

Dans les jours qui suivirent, j’ai dû lutter pour parler, pour manger, pour dormir. Chaque fois que je fermais les yeux, je me retrouvais sous les décombres, étouffant sous la poussière, entendant les faibles cris de mon fils et me demandant si, cette fois, je ne me réveillerais pas.

J’ai complètement arrêté de parler, non pas parce que je n’avais pas de mots, mais parce qu’aucun d’entre eux ne me semblait assez grand pour contenir ce que je ressentais.

Comment décrire ce que l’on ressent lorsqu’on voit tout ce que l’on aime réduit à néant ?

Aujourd’hui, un an plus tard, j’entends encore l’explosion dans mes rêves. Je me réveille encore avec des sueurs froides, m’assurant que mon fils respire à côté de moi.

Les cicatrices physiques ont pratiquement disparu, mais les cicatrices émotionnelles restent aussi fraîches que le jour où l’accident s’est produit. Les gens me disent que je devrais être reconnaissant d’avoir survécu, et je le suis. Mais survivre n’est pas vivre.

Ce matin-là, nous avons eu de la chance – si l’on peut dire. Mais beaucoup d’autres n’ont pas eu cette chance.

Des membres de ma famille élargie, qui étaient venus trouver refuge chez nous, des voisins qui vivaient dans notre rue depuis des décennies, des passants qui se trouvaient par hasard à proximité, et même des familles déplacées qui avaient cherché refuge dans notre maison ont été écrasés par l’explosion.

Des gens avec qui nous avions partagé des repas, des histoires, des rires, n’ont pas survécu. Leurs corps ont été retirés des décombres des heures plus tard, brisés et sans vie. Leurs noms, leurs visages, leurs voix me reviennent chaque jour. Ils hantent chaque recoin de mon esprit.

Le monde qui m’entoure aujourd’hui n’est pas balafré par la guerre, mais je suis encore coincé sous les ruines de ce matin-là.

L’air est plus pur, les rues plus calmes, mais je me réveille toujours haletant, comme si j’étais encore sous les décombres.

Ici, les gens ne sursautent pas aux bruits forts, mais moi si. Ils n’ont pas à expliquer à leurs enfants pourquoi le ciel s’embrase ou pourquoi les maisons se transforment en tombes. La survie ici ressemble à son propre tourment – je consulte les nouvelles tous les matins, craignant de voir des visages familiers ou de lire des noms familiers.

Aujourd’hui n’est pas un anniversaire. C’est une blessure. Et elle saigne un peu plus chaque fois que je me souviens de ce matin-là.

Le monde attend de nous que nous allions de l’avant, que nous reconstruisions, que nous fassions preuve de résilience. Mais il ne comprend pas que certaines choses ne peuvent pas être reconstruites. Certaines pertes sont trop importantes, certaines douleurs trop profondes.

J’ai survécu, oui, mais une partie de moi est encore enfouie sous les décombres. Et je ne sais pas si je la retrouverai un jour.

Note :

J’ai fait le récit des détails poignants de mes deux heures de terreur sous les décombres, ainsi que le parcours de traitement et de rétablissement après l’attaque, dans un article pour Al Jazeera paru l’an passé : « Il respire » : Mes deux heures sous les décombres de Gaza après une frappe israélienne.

7 décembre 2024 – Mohammedmhawish.com – Traduction : Chronique de Palestine – Éléa Asselineau

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