Par Tareq Baconi
Cet article s’inspire d’un épisode de Rethinking Palestine, la série de podcasts d’Al-Shabaka, qui a été diffusé le 31 octobre 2024. On peut écouter l’entretien intégral ici.
Introduction : Réorienter la lutte
Pour les Palestiniens, un retour aux conditions antérieures au 7 octobre est impensable. L’année écoulée a été l’une des plus sanglantes de l’histoire palestinienne, avec un nombre de morts dépassant même celui de la Nakba. La dévastation que nous avons subie façonnera irrévocablement notre politique, nos cadres intellectuels et notre approche de la lutte palestinienne. Elle transformera également nos relations mutuelles et la façon dont nous envisageons notre avenir collectif.
Tout discours significatif sur la libération palestinienne doit désormais partir de la réalité du génocide en cours.
Bien que cette prise de conscience commence déjà à façonner notre conscience collective, le génocide, dont nous sommes témoins, est toujours en cours et nous consacrons toute notre énergie à y mettre fin. Notre lutte devra être profondément réorientée une fois que la violence immédiate aura cessé et qu’un cessez-le-feu aura été conclu.
L’énormité de cette expérience nous a fondamentalement modifiés en tant que société, en tant que Palestiniens et en tant qu’êtres humains, et ces changements influenceront inévitablement la trajectoire de notre résistance.
En outre, les événements de l’année écoulée ont mis en lumière des réalités structurelles qui s’étendent bien au-delà de la Palestine. Ils ont souligné les profondes limites de l’ordre international de l’après-Seconde Guerre mondiale, mis à nu les hypocrisies et le racisme des démocraties libérales occidentales et fait voler en éclats l’illusion que nous serions arrivés à une forme de gouvernance multilatérale.
Pour les Palestiniens et nos alliés engagés en faveur d’un monde plus juste et plus équitable, il est essentiel de faire face à ces nouvelles réalités et aux questions urgentes qu’elles soulèvent.
En effet, les démocraties libérales occidentales n’ont pas seulement toléré la violence, mais l’ont activement armée et soutenue. Cette complicité oblige à se pencher sur les structures mondiales de pouvoir et de gouvernance.
Pour ces raisons et d’autres encore, il n’est pas possible de revenir au monde d’avant le 7 octobre, ni pour les Palestiniens, ni pour le monde. La tâche qui nous attend est de naviguer dans cette réalité transformée, en affrontant les défis et les opportunités qu’elle présente, tout en poursuivant notre lutte pour la justice et la libération.
Le sionisme en contexte : Déshumanisation et invincibilité israélienne
Pour analyser le sionisme de manière critique, il est essentiel d’éviter le piège de l’exceptionnalisme. Historiquement, les régimes génocidaires ont commis des atrocités d’une ampleur effroyable. Ce dont nous sommes témoins aujourd’hui à Gaza est un exemple particulièrement flagrant de cette violence, amplifiée par le fait qu’on peut la voir se déchaîner en direct sur les médias sociaux.
Cette visibilité en temps réel du génocide remet en question l’ancienne croyance que si, autrefois, les peuples avaient été confrontés en direct aux atrocités commises, il y aurait eu une intervention internationale décisive pour y mettre fin. L’inaction persistante de la communauté internationale met au contraire, en lumière la troublante continuité de complicité avec les perpétrateurs et d’indifférence envers les victimes.
La déshumanisation des Palestiniens par Israël doit être replacée dans le contexte historique plus large de brutalité systémique.
Les niveaux extrêmes de violence à Gaza – y compris le bombardement de camps de réfugiés et le fait de brûler vifs des patients dans des hôpitaux – révèlent la profondeur de la déshumanisation à l’œuvre. Ces atrocités suggèrent que les forces israéliennes perçoivent les Palestiniens non pas comme des êtres humains, mais comme des sous-humains.
Ces préjugés bien ancrés facilitent la multiplication incessante d’actes stupéfiants de cruauté.
Cette dynamique recoupe également le mythe de l’invincibilité d’Israël. L’attaque du Hamas du 7 octobre a brisé la perception d’Israël comme une puissance militaire et un régime d’apartheid imbattable.
D’ailleurs, la campagne génocidaire menée ensuite par Israël n’a été possible que grâce au soutien indéfectible des États-Unis. Cette dépendance souligne une vérité fondamentale : Israël a toujours fonctionné comme une colonie de peuplement dépendant du soutien impérial.
La violence de son occupation repose moins sur sa force intrinsèque, que sur le soutien matériel et politique de puissances hégémoniques.
Israël est donc loin d’être invincible. Il existe des mécanismes permettant de demander des comptes à ses dirigeants pour les décennies d’atrocités sionistes et de violence coloniale, mais ils restent sous-utilisés et inappliqués.
L’inaction découle d’une déshumanisation occidentale des Palestiniens et des Arabes au sens large. Dans l’imaginaire libéral de nombreux États occidentaux, Israël représente un rempart de la « civilisation » contre ce qui est perçu comme des « barbares ».
Ce récit, enraciné dans l’idéologie sioniste et les cadres de la suprématie blanche, continue de façonner la politique étrangère des États-Unis et leur soutien indéfectible à Israël.
La déshumanisation des Palestiniens ne se limite pas à Israël ; elle s’étend aux institutions internationales qui permettent et justifient ces atrocités.
En réalité, Israël n’est pas indomptable et il serait tout à fait possible de l’arrêter. Le véritable obstacle n’est pas qu’il serait impossible de l’arrêter, mais qu’il n’y a aucune volonté politique de le faire. Pour des nations telles que les États-Unis, Israël sert à la fois des objectifs idéologiques et prétendument stratégiques, perpétuant un cycle d’impunité qui permet l’élimination incessante des vies palestiniennes.
L’ordre fondé sur des règles est discrédité : sa justice est sélective
Nous vivons un moment de rupture paradigmatique, un changement fondamental dans le cadre que nous croyions être celui qui régit notre monde. Pourtant, cette rupture remonte à loin.
Par exemple, les Palestiniens ont pris conscience depuis longtemps des limites du droit international. Depuis des décennies, il est clair que ce système juridique, fondé sur des hypothèses colonialistes, a justifié le colonialisme, n’a pas abordé la question des droits des peuples autochtones et des réparations, et n’a pas protégé de manière adéquate les droits des minorités.
Le droit international, dans son état actuel, est ancré dans un « ordre fondé sur des règles » colonialiste. Les Palestiniens ont donc compris la nécessité d’aborder le droit international non pas comme un arbitre impartial de la justice, mais comme un terrain de lutte politique stratégique, ouvrant des opportunités d’actions.
Les événements survenus depuis le 7 octobre – et même avant, avec la réponse internationale à la guerre en Ukraine – ont souligné à quel point ce système est profondément défectueux.
La façade de légalité, de droits et de justice défendue par les puissances occidentales a été irrémédiablement mise à nue. Le soi-disant ordre international fondé sur des règles est depuis longtemps soutenu par des puissances hégémoniques pour servir leurs intérêts, de la guerre d’Irak à l’Ukraine.
Dans ce contexte, les pays du Sud dénoncent de plus en plus l’hypocrisie des prétentions occidentales qui prétendent défendre la justice et la légalité, alors que tout cela n’est qu’un jeu de pouvoir cynique.
Dans le cas d’Israël, l’érosion des normes juridiques internationales a été délibérée et systématique. Pendant des années, le régime sioniste a créé des précédents juridiques pour légitimer des pratiques telles que les assassinats ciblés, appelées par euphémisme « assassinats ciblés ». Ces précédents ont ouvert la voie à des pratiques similaires à l’échelle mondiale, comme le recours sans précédent de l’administration Obama aux assassinats ciblés en Afghanistan. Cette dégradation systématique des lois internationales a normalisé la violence aveugle, y compris le bombardement de zones civiles sous couvert d’« opérations de sécurité ».
Cette dégradation ne vient pas de nulle part. Elle provient d’un démantèlement prémédité et systématique des principes censés protéger les droits et faire respecter la légalité à l’échelle internationale. Aujourd’hui, Israël est devenu un État voyou – un paria qui documente et célèbre ses actions génocidaires.
Les horreurs qui se déroulent à Gaza se répandent dans les régions voisines, y compris au Liban, et constituent un avertissement terrible sur ce que l’impunité incontrôlée et l’apartheid systémique peuvent engendrer.
Il y a des questions à se poser de toute urgente : À quoi ressemblera la gouvernance internationale après ce génocide ? Quels mécanismes existent pour empêcher d’autres États voyous de reproduire ces atrocités ? Comment pouvons-nous protéger les populations vulnérables contre le génocide, l’apartheid et la normalisation de l’impunité ?
Ces questions ne concernent pas uniquement la Palestine – elles ont une portée mondiale. Cependant, ce qui se passer en Palestine doit servir de base à une analyse critique qui permettra de réhabiliter, de réimaginer, le droit international.
La situation en Palestine nous met au défi d’affronter les fondements colonialistes de l’« ordre fondé sur des règles » et d’envisager un système ancré dans une véritable justice, la nécessité de rendre des comptes et la protection de tous, pas seulement des puissants. Si nous voulons aller de l’avant, nous devons inscrire la Palestine dans le projet plus large de décolonisation du droit international et de démantèlement des systèmes d’hégémonie mondiale.
La place de la Palestine dans le monde arabe
La libération palestinienne a toujours été profondément liée à la région dans son ensemble, et elle reflète le profond attachement de la Palestine à son arabité et sa solidarité avec luttes qui traversent l’Asie du Sud-Ouest et l’Afrique du Nord. Toutefois, pour aborder cette dimension régionale, il faut se confronter à l’héritage de l’ordre postcolonial.
De nombreux régimes du monde arabe ont émergé après l’indépendance sous la forme de structures autoritaires souvent alignés sur les puissances occidentales et profondément complices du maintien de systèmes oppressifs. Ces régimes sont profondément néocoloniaux par nature : ils ne représentent pas leurs populations, sont antidémocratiques et perpétuent souvent d’énormes inégalités sociales et économiques.
Les soulèvements de 2010 et 2011 ont révélé le profond mécontentement populaire à l’égard de ces régimes et leur incapacité à répondre aux aspirations les plus élémentaires en matière de dignité, de moyens de subsistance et de justice. Non seulement ces systèmes ne répondent pas aux attentes de leurs populations, mais ils ont aussi historiquement instrumentalisé la cause palestinienne pour renforcer leur légitimité.
En faisant de la Palestine un outil rhétorique, ces régimes ont détourné l’attention de leur nature répressive tout en n’apportant que peu de solidarité ou de soutien significatif à la libération palestinienne. Cette dynamique persiste aujourd’hui, puisque des États comme la Jordanie et l’Égypte ne s’engagent avec la Palestine que dans la mesure où cela recoupe leurs préoccupations existentielles, telles que la gestion des conséquences de l’épuration ethnique dont Israël se rend coupable.
Leurs actions restent limitées par des priorités nationales et des dépendances extérieures plutôt que par un engagement de principe en faveur de l’autodétermination palestinienne.
Le colonialisme de peuplement et l’autoritarisme se combinent pour créer des structures particulièrement oppressives dans la région. Les Palestiniens, les Arabes et les non-Arabes sont soumis à cette double oppression qui sert des intérêts étrangers et détruit les mouvements authentiques en faveur de la souveraineté, de la dignité et de la gouvernance démocratique.
Israël, avec le soutien militaire, financier et diplomatique des États-Unis, exploite cet environnement pour consolider sa position en tant que puissance régionale. Ses actions s’étendent au-delà de la Palestine, se manifestant par des attaques contre le Liban et la déstabilisation des États voisins, tout en promouvant une vision du « nouveau Moyen-Orient » qui s’aligne sur ses intérêts.
Cette vision comprend des opérations de changement de régime visant l’Iran, la Syrie, le Liban et d’autres pays, conçues pour éliminer la résistance et consolider des partenariats semblables à ceux établis par les accords d’Abraham avec les Émirats arabes unis et le Bahreïn.
Ces efforts, profondément ancrés dans l’arrogance, le racisme et une approche autoritaire de la recomposition de la région, poursuivent la même logique coloniale.
Ces tentatives sont vouées à l’échec, l’histoire démontrant la futilité et le caractère destructeur des changements de régime imposés de l’extérieur. Néanmoins, cela reste la réalité du projet colonial du sionisme et de ses aspirations à la domination régionale.
Pour comprendre la libération palestinienne, il faut donc la situer dans ce contexte régional plus large. La décolonisation de la Palestine ne peut être dissociée de la décolonisation de la région.
Il faut mettre en place des structures de gouvernance qui donnent la priorité aux besoins et aux aspirations des peuples plutôt qu’aux intérêts étrangers, qui favorisent des systèmes dignes et respectueux et qui créent un accès équitable à l’emploi, à l’éducation et aux soins de santé tout en sauvegardant la souveraineté politique et l’autodétermination.
La voie à suivre est sans aucun doute difficile, compte tenu des forces redoutables qui s’opposent à une telle transformation. Comme le militant égyptien et prisonnier politique Alaa Abdel Fattah l’a enjoint, de manière poignante, à des partisans occidentaux enthousiastes : « Réparez votre propre démocratie ! », soulignant par là que la lutte commence chez soi.
Il en va de même pour les États arabes. Les luttes pour la démocratie et la dignité dans le monde arabe sont profondément liées à la cause palestinienne. Elles se renforcent l’une l’autre et sont toutes deux essentielles pour construire un avenir libéré de l’oppression coloniale et de l’autoritarisme.
Pour cela, il faudra repenser la décolonisation en s’attaquant non seulement à la violence immédiate du sionisme, mais aussi en démantelant les structures systémiques qui lui permettent de persister dans toute la région.
Réalignement global : Du pouvoir populaire au pouvoir politique
Le Sud global ne doit pas être traité comme une entité monolithique. Même à l’époque du Mouvement des non-alignés, il existait une diversité et des divergences significatives entre ses États membres.
Aujourd’hui, le Sud est encore plus hétérogène, ce qui nécessite une approche nuancée et stratégique de l’engagement. Par exemple, la position de l’Afrique du Sud sur la Palestine diffère nettement de celle de l’Inde ou du Brésil, car chaque État opère dans un contexte historique, stratégique et politique qui lui est propre.
Il est essentiel de comprendre et de naviguer dans cette complexité pour construire des alliances significatives et faire avancer des objectifs communs.
Dans le même temps, il existe des domaines de convergence. De nombreux États du Sud voudraient promouvoir un ordre internationale capable de résoudre des problèmes transnationaux, comme le changement climatique et la justice climatique. Ces défis urgents exigent une refonte collective de la gouvernance mondiale au-delà du cadre de l’hégémonie occidentale et de l’unipolarité américaine.
Le passage à une gouvernance multilatérale est une priorité pour de nombreuses puissances du Sud, même si leurs positions sur la Palestine ne sont pas totalement alignées. Ces échanges plus larges sont essentiels pour les Palestiniens et leurs alliés qui recherchent un système international plus équitable et plus juste.
Les puissances occidentales peinent toutefois à reconnaître l’ampleur de ce réalignement mondial. L’idée que les États-Unis se font d’eux-mêmes en tant que « gendarme du monde » a longtemps été plus un mythe qu’une réalité, masquant leur rôle impérialiste et déstabilisateur.
Néanmoins, l’incapacité des États occidentaux à reconnaître le déclin de l’hégémonie américaine et leur propre rôle dans la perpétuation de l’instabilité mondiale souligne leur déconnection par rapport à la dynamique changeante du pouvoir.
La montée en puissance du Sud et les demandes croissantes d’équité, de justice et d’autonomie marquent un tournant décisif dans les relations internationales, qui remet en cause les fondements de la domination occidentale. La Palestine est au cœur de ces changements mondiaux, mais les Palestiniens sont actuellement confrontés à de grands défis qui rendent leur navigation difficile.
Alors que le mouvement palestinien connaît un élan sans précédent grâce au soutien et à la solidarité des militants de terrain internationaux, nous devons nous efforcer de traduire ce pouvoir populaire en pouvoir politique. Les questions de droit international, de politique étrangère à l’égard des acteurs du Sud et de gouvernance mondiale requièrent un engagement délibéré et coordonné.
Il ne s’agit pas simplement de préoccupations abstraites, mais de considérations urgentes et pratiques pour faire avancer la cause palestinienne sur la scène mondiale.
Le déficit stratégique actuel n’est pas accidentel, c’est le produit de décennies de répression systématique.
Le régime israélien a travaillé sans relâche pour démanteler le leadership révolutionnaire des années 1960 et 1970 – par la cooptation, l’emprisonnement, l’exil et l’assassinat – laissant un vide dans la capacité institutionnelle et la vision décoloniale. La reconstruction de cette infrastructure révolutionnaire est une priorité urgente.
Sans cela, les intérêts étrangers et l’hégémonie occidentale continueront à imposer des paradigmes qui marginalisent les droits des Palestiniens et renforcent l’oppression coloniale.
La question cruciale aujourd’hui est de réussir à tirer le meilleur parti de la situation, marquée par le génocide à Gaza, et de l’attention mondiale qu’elle a provoquée – pour revitaliser notre héritage révolutionnaire. Il ne s’agit pas d’un appel à revenir au passé, car un tel retour n’est ni possible ni souhaitable. Au contraire, nous devons réimaginer la décolonisation et la politique révolutionnaire pour notre époque actuelle, définie par des défis mondiaux interconnectés et des structures de pouvoir changeantes.
Ressusciter un projet décolonial enraciné dans notre histoire mais orienté vers l’avenir est notre tâche la plus urgente. C’est ainsi que nous tracerons la voie vers la justice, la libération et l’autodétermination des Palestiniens et de tous les peuples opprimés.
Auteur : Tareq Baconi
* Tareq Baconi est analyste politique aux États-Unis pour le réseau al-Shabaka : The Palestinian Policy Network.Son livre, Hamas Contained [The Rise and Pacification of Palestinian Resistance] a été publié par Stanford University Press. Les écrits de Tareq ont été publiés dans la London Review of Books, la New York Review of Books, le Washington Post, entre autres, et il est un commentateur régulier dans les médias régionaux et internationaux. Il est l'éditeur de critiques de livres pour le Journal of Palestine Studies.Son compte Twitter.
17 décembre 2024 – Al-Shabaka – Traduction : Chronique de Palestine – Dominique Muselet
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