
Janvier 2023 - Manifestation à Tel Aviv contre la réforme judiciaire - Photo : Moti Kimchi
Par Neve Gordon
Les manifestations antigouvernementales en Israël ne visent pas à instaurer une véritable démocratie, mais à maintenir le privilège juif.
Quand je parle avec d’autres d’Israël et de la Palestine, on me demande souvent ce que je pense de la résistance intérieure au gouvernement du Premier ministre Benjamin Netanyahu.
Mes interlocuteurs évoquent les centaines de milliers d’Israéliens qui sont descendus dans la rue pour protester contre le gouvernement et ses efforts pour introduire une réforme judiciaire au cours des deux dernières années et me demandent pourquoi ces efforts qui visent à mettre fin au règne de Netanyahu me laissent indifférent.
Ma réponse est simple : le vrai problème d’Israël n’est pas son gouvernement actuel. Le gouvernement pourrait tomber, mais tant que la nature même du régime ne changera pas du tout au tout, peu de choses changeront, et surtout pas ce qui touche aux droits humains fondamentaux des Palestiniens.
Une récente décision de la Cour suprême israélienne vient illustrer mon propos.
Le 18 mars 2024, cinq organisations israéliennes de défense des droits de l’homme ont déposé une requête urgente auprès de la Cour suprême d’Israël, demandant à la Cour d’ordonner au gouvernement et à l’armée israéliens de remplir leurs obligations en vertu du droit humanitaire international et de répondre aux besoins humanitaires de la population civile qui survit à Gaza dans des conditions de vie catastrophiques.
La requête a été déposée à un moment où l’aide entrait dans la bande de Gaza, mais les quantités qui franchissaient la frontière étaient loin d’être suffisantes pour répondre aux besoins minimaux de la population, dont 75 % avaient déjà été déplacés.
Les groupes de défense des droits souhaitaient que le gouvernement lève toutes les restrictions au passage de l’aide, de l’équipement et du personnel dans la bande de Gaza, en particulier dans le nord, où un grand nombre d’enfants mouraient déjà de malnutrition et de déshydratation.
Le tribunal n’a pas rendu de décision pendant plus d’un an, permettant ainsi au gouvernement de continuer à restreindre l’aide sans contrôle.
Trois semaines après le dépôt de la requête par les groupes de défense des droits, la Cour s’est réunie uniquement pour donner au gouvernement un délai supplémentaire pour mettre à jour sa réponse préliminaire à la requête. Cela a donné le ton à la façon dont la pétition allait se dérouler au cours des 12 mois suivants.
Chaque fois que les pétitionnaires ont fourni des données sur l’aggravation des conditions de vie de la population civile et souligné la nécessité urgente d’une intervention judiciaire, la Cour a simplement demandé au gouvernement des mises à jour supplémentaires.
Dans sa mise à jour du 17 avril, par exemple, le gouvernement a insisté sur le fait qu’il avait considérablement augmenté le nombre de camions d’aide entrant dans Gaza, affirmant qu’entre le 7 octobre 2023 et le 12 avril 2024, il avait autorisé 22 763 camions à franchir les points de contrôle.
Cela représente 121 camions par jour, ce qui, selon toutes les agences humanitaires travaillant à Gaza, est loin de répondre aux besoins de la population.
En octobre 2024, soit au moins six mois après le dépôt de la requête, les organisations de défense des droits ont demandé à la Cour d’émettre une injonction après que le gouvernement a délibérément bloqué l’aide humanitaire pendant deux semaines.
En réponse, le gouvernement a affirmé qu’il avait suivi de près la situation dans le nord de Gaza et qu’il n’y avait « pas de pénurie de nourriture ».
Deux mois plus tard, cependant, le gouvernement a avoué qu’il avait sous-estimé le nombre de Palestiniens piégés dans le nord de la bande de Gaza – reconnaissant ainsi que l’aide entrant dans la bande était insuffisante.
Le 18 mars 2025, après qu’Israël a violé l’accord de cessez-le-feu et repris ses bombardements sur Gaza et que le ministre de l’énergie et des infrastructures a interrompu la fourniture d’électricité à la bande de Gaza, les pétitionnaires ont introduit une nouvelle demande urgente d’ordonnance de référé contre la décision du gouvernement d’empêcher le passage de l’aide humanitaire.
Une fois de plus, le tribunal n’a pas rendu de décision.
Finalement, le 27 mars, plus d’un an après le dépôt de la requête par les organisations de défense des droits de l’homme, la Cour a rendu son verdict. Le juge en chef Yitzhak Amit et les juges Noam Sohlberg et David Mintz ont déclaré à l’unanimité que la requête n’était pas fondée.
Le juge David Mintz a entrelacé sa réponse de textes religieux juifs, qualifiant les attaques d’Israël de « guerre de devoir divin », tout en concluant que « [L’armée israélienne] et les défendeurs ont fait plus que leur devoir pour permettre l’acheminement de l’aide humanitaire dans la bande de Gaza, même en prenant le risque que l’aide transférée parvienne aux mains de l’organisation terroriste Hamas et soit utilisée par cette dernière pour lutter contre Israël ».
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Ainsi, alors même que les agences humanitaires ne cessaient d’alerter sur les niveaux élevés de malnutrition et de famine, la Cour suprême d’Israël – tant dans la manière dont elle a géré le processus judiciaire que dans sa décision – a ignoré l’obligation légale d’Israël de ne pas priver une population civile des nécessités indispensables à sa survie, y compris en empêchant délibérément l’aide humanitaire de parvenir à destination.
De fait, le tribunal a légitimé l’utilisation de la famine comme arme de guerre.
C’est cette Cour que des centaines de milliers d’Israéliens tentent de sauver. Sa décision du 27 mars – et presque toutes les autres décisions concernant les Palestiniens – révèle que la Cour suprême d’Israël est une cour coloniale – une cour qui protège les droits de la population des colons, tout en légitimant la dépossession, le déplacement et l’insoutenable violence perpétrés contre les Palestiniens autochtones.
Et si la Cour suprême ne reflète peut-être pas les valeurs du gouvernement en place – en particulier sur les questions liées à la corruption politique – elle reflète indubitablement et depuis toujours les valeurs du régime colonial.
Par conséquent, les sionistes libéraux qui remplissent les rues de Tel-Aviv chaque week-end ne manifestent pas contre une réforme judiciaire qui met en danger la démocratie, mais contre une réforme qui met en danger la démocratie juive.
Peu de ces manifestants ont de réels scrupules à l’égard de l’horrible décision de la Cour sur l’aide humanitaire ou, d’ailleurs, à l’égard de la manière dont la Cour a constamment soutenu les piliers de l’apartheid et de la colonisation israéliens.
En d’autres termes, le régime peut continuer à éliminer impunément les Palestiniens, tant que les droits des citoyens juifs d’Israël sont garantis.
Auteur : Neve Gordon
* Neve Gordon est un politologue et historien israélien. Il est l’auteur de Israel’s Occupation, et de The Human Right to Dominate (co-écrit avec Nicola Perugini).
10 avril 2025 – Al-Jazeera – Traduction : Chronique de Palestine – Dominique Muselet
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