
Une photo promotionnelle largement diffusée sur les réseaux sociaux lors de l'inauguration du centre commercial Icon Mall. On y voit la gouverneure de Ramallah, Laila Ghannam (au centre), en avril 2025 - Photo récupérée sur les réseaux sociaux
Par Abdaljawad Omar
Les élites palestiniennes ont organisé une grande fête pour l’ouverture d’un méga-centre commercial à Ramallah, alors que les bombes se déchaînent sur Gaza.
L’inauguration festive du centre commercial Icon de Ramallah, alors que le génocide de Gaza se poursuit, montre que les élites palestiniennes ne sont pas simplement indifférentes, mais qu’elles n’ont aucune honte. Pourtant, beaucoup de ceux qui éprouvent de la honte agissent comme si c’était le seul moyen qui leur restait pour s’engager politiquement.
Le 12 avril, un nouveau centre commercial a été inauguré à Ramallah sous le nom d’ « Icône » – un choix délibéré qui vise non seulement à nommer mais aussi à consacrer, à présenter le modèle comme sacré. L’ouverture a été marquée par un spectacle à part entière : danseurs chorégraphiés, musique de célébration, foule en liesse et cérémonie d’inauguration en présence d’officiels et d’élites palestiniennes. Il s’agissait d’une esthétique pomplarde et de circonstance, d’une mise en scène soignée de la normalité.
Mais lorsque les images et les vidéos de l’événement ont circulé en ligne, elles se sont heurtées à la réalité du massacre en cours à Gaza. Les médias sociaux se sont déchaînés – en particulier les habitants de Gaza et les Palestiniens du monde entier – dans une vague de colère, de chagrin et de stupéfaction.
Comment peut-on danser alors que des corps sont encore extraits des décombres ? Comment un tel spectacle a-t-il pu se dérouler alors que des familles entières sont rayées de la carte chaque jour ?
La direction du centre commercial n’a présenté aucune excuse ou explication officielle. Au lieu de cela, il y a eu un silence étudié – ou pire, le message implicite qu’aucune excuse n’était nécessaire.
Dans le refus de reconnaître la dissonance, un état affectif plus profond commence à se manifester : non seulement l’indifférence, mais l’impudeur – un désaveu du moment politique si complet que même le génocide ne peut interrompre le rythme du désir du consommateur.
Il ne s’agit pas simplement de l’ouverture d’un espace commercial, mais de la mise en scène d’un nouveau rituel et de la sanctification de la forme marchandise en tant qu’objet central du culte contemporain pour une classe moyenne palestinienne.
Le centre commercial se trouve le long de la route menant à l’université de Birzeit, elle-même constituée autrefois comme un appareil exemplaire d’enseignement supérieur, imaginé dans les années 1980 comme un espace de production d’une conscience nationaliste et de réflexion sur le monde : ses exclusions, ses violences, ses limites.
Que le chemin qui y mène soit aujourd’hui bordé de temples de la consommation n’est pas accidentel, mais paradigmatique.
La route était autrefois le lieu du vieux mantra du sumud – résister au poste de contrôle et arriver à l’université comme un geste d’endurance contre l’appareil qui cherchait à l’obstruer au plus fort de la seconde Intifada.
Aujourd’hui, dans un renversement presque complet, c’est le monde des jeunes, imprégné de l’impératif d’accumulation, qui a réinscrit l’université non pas comme une destination mais comme une interruption. Pause entre deux journées de travail ou entre deux promenades au centre commercial, l’université s’attarde non pas comme un lieu de pensée, mais comme une pause dans la nouvelle liturgie de la circulation.
Qu’est-ce qui ne va pas dans ce temple de la consommation ? Rien, en fait. Il ressemble à beaucoup d’autres choses que le monde a déjà vues. Il arrive en Palestine tardivement, comme d’habitude – quelque chose d’emprunté et de répété.
Sa nouveauté n’est que superficielle. Ce qui semble être un progrès n’est en fait qu’un rattrapage d’un modèle déjà usé ailleurs. Ce que nous recevons n’est pas l’avenir, mais une copie différée du passé de quelqu’un d’autre.
Et pourtant, comme beaucoup de choses qui circulent ici – imitées, parodiées ou consommées – il arrive aussi comme une intrusion. Il donne l’impression de quelque chose de décalé, presque mal placé.
Il n’apparaît pas seulement comme un symbole d’uniformité mondiale, mais aussi comme un abandon tranquille à un présent marqué par la catastrophe et le deuil, ou comme une sorte de réconciliation avec ce qui n’aurait jamais dû être accepté.
C’est peut-être l’ironie – ou la tragédie tranquille, presque comique – d’être dans un centre commercial et de se déplacer à travers ses rituels : le flux des pas, la chorégraphie de la consommation, les faux sourires aux devantures des magasins, et même les sourires authentiques qui accueillent un nouveau client.
Tout cela se déroule pendant que, à Gaza, les parents luttent pour nourrir leurs enfants, se serrant les uns contre les autres dans l’espoir que, si une bombe détruit les tentes et les dernières pierres restantes, ils ne resteront pas seuls.
C’est aussi la question qui a saturé les espaces sociaux à l’époque du génocide. C’est le murmure des conversations et le fil tacite qui relie les Palestiniens en dehors de Gaza.
Alors qu’Israël a entériné la séparation physique et temporelle des Palestiniens, ceux-ci ont été dispersés dans des conditions si différentes qu’ils fredonnent aujourd’hui les mêmes chants de la Palestine tout en vivant dans des mondes radicalement disjoints.
Mais ce chant, aussi sincère soit-il, commence à sembler creux lorsque les bombes tombent et que les limites de l’engagement politique sont mises à nu. Comment survivre à un génocide si l’on n’est pas pris dans son feu immédiat ? La réponse est simple, froide et douloureusement précise : on survit en faisant comme si rien ne se passait, ou en sachant ce qui se passe, tout en insistant sur le fait que ce n’est pas le cas.
Celui qui n’a pas honte et celui qui a honte
Depuis octobre 2023, les Palestiniens de Cisjordanie se livrent à une planification silencieuse et souvent tacite de scénarios. Le monde autour d’eux est en mutation : les points de contrôle se multiplient, les soldats deviennent plus cruels, plus brutaux, plus sadiques ; les colons sont plus nombreux, plus enhardis, plus joyeux dans leur violence. Et Gaza – ses massacres quotidiens sont un rappel persistant de ce qui est possible ici et dans les communautés géographiquement dispersées de Cisjordanie.
Il n’est donc pas surprenant d’entendre deux personnes se rencontrer et plaisanter sur l’endroit où elles finiront par vivre au lendemain d’une nouvelle Nakba – ou d’en entendre d’autres déclarer, haut et fort, qu’elles ne partiront pas.
Même Motaz Azaiza propose désormais aux riches Palestiniens la possibilité d’obtenir un deuxième passeport grâce à des programmes d’investissement dans les îles des Caraïbes.
La paralysie de la politique – et l’inopérance d’une réponse politique – est devenue le trait caractéristique de la vie, alors même que la Cisjordanie subit une intensification rapide et violente du colonialisme. Des dizaines de milliers de personnes ont été déplacées, des terres ont été annexées, l’avenir a été confisqué, et l’on continue à essayer de maintenir le statu quo.
Pendant ce temps, les publicités des colons apparaissent sur les écrans et les panneaux d’affichage et disent aux Palestiniens : « Il n’y a pas d’avenir en Palestine ».
Dans ce paysage, les gens se transforment, non seulement en se retirant du monde derrière des portes closes, mais aussi en étant submergés par l’incertitude de ce qui va suivre.
De plus, ceux qui n’ont pas honte ne s’excusent plus, et ceux qui ont honte agissent comme si la honte elle-même était la seule forme restante d’engagement politique. La guerre ne se déroule donc pas seulement sur le terrain, mais aussi entre les dispositions affectives – entre ceux qui n’ont pas honte et ceux qui ont honte.

17 avril 2025 – Scènes de deuil après l’attaque menée hier soir par les forces coloniales israéliennes contre les tentes de la « zone de sécurité » d’Al-Mawasi, qui abritaient des Palestiniens déplacés à Khan Yunis, dans la bande de Gaza. Au moins 16 personnes ont été brûlées vives, pour la plupart des femmes et des enfants, et 23 autres ont été blessées à la suite d’un tir direct de deux missiles israéliens – Photo : Doaa Albaz / ActiveStills
Il n’est pas surprenant que certains de ceux qui tentent d’habiter la honte commencent à l’armer, comme s’il s’agissait d’une forme de rédemption, d’un rituel d’auto-nettoyage. D’autres se retranchent dans le silence, brisés par l’intensité de la transition, l’incapacité à habiter la résistance et le repli sur soi.
Pendant ce temps, ceux qui vivent dans l’impudeur adoptent une position de plus en plus dure : anti-résistance, auto-culpabilisation jusqu’à l’inversion morale, appel à la reddition comme s’il s’agissait de clarté, soutien à l’Autorité palestinienne comme s’il s’agissait du dernier sanctuaire de l’ordre, et effondrement du sacré dans le profane dans une recherche désespérée de légitimité politique.
À la suite de la Nakba, de nombreux Palestiniens qui ont ressenti la honte du déplacement forcé ont tourné cette honte vers l’intérieur. Ils se sont reproché de ne pas avoir su se défendre, s’organiser, se battre – et ils ont adopté le silence comme forme de deuil et d’autopunition.
Aujourd’hui, les rôles ont changé. La honte devient un moyen de se sentir en phase avec le massacre, de rester affecté, impliqué – mais elle reste circulaire. Pendant ce temps, les sans-gêne ne ressentent pas le besoin d’agir – parce que, pour eux, la soumission est la seule réponse, et le blâme retombe sur ceux qui refusent de se soumettre.
Et cela aussi est façonné par les voix des amis et des proches à Gaza – ou de Gaza – qui parlent avec incrédulité du silence, de l’immobilité, de la paralysie de leurs concitoyens palestiniens. Le prix de la guerre de libération est payé dans une géographie, tandis que dans une autre, les gens dansent au rythme de nouvelles marques. C’est du moins ce que l’on veut nous faire croire.
Il n’est donc pas surprenant que le gouverneur de Ramallah et d’al-Bireh ait été invité à couper le ruban – à faire cette coupe cérémoniale qui inaugure non seulement un bâtiment, mais aussi un désir de plus : du nouveau, de l’élégant, de la mode. Non seulement comme un symptôme de l’indifférence bureaucratique, ni seulement comme un geste affirmant la présence de l’Autorité palestinienne, mais aussi comme un moyen de mettre en scène une dissonance visuelle.
Peu de choses servent plus que cela l’architecture idéologique de l’Autorité palestinienne : l’image d’un massacre à Gaza, se déroulant dans le royaume de la résistance, opposée à l’image de clients se promenant dans un centre commercial à Ramallah. Une réalité en écran partagé, où la souveraineté n’est plus mesurée par la libération, mais par l’illusion de la normalité – par la capacité à consommer, à gérer, à rester calme.
On peut penser que dans un avenir proche, les images de Gaza et de la Cisjordanie convergeront – que ceux qui se sont accrochés à la coordination de la sécurité avec Israël, qui étaient sans vergogne dans leur recherche de collaboration, ne trouveront pas d’abri dans l’architecture qu’ils ont aidé à construire.
Mais pour l’instant, l’écran partagé demeure : la danse rythmée de la marchandise d’un côté, et le massacre incessant de l’autre – une image schizophrénique à travers laquelle l’Autorité palestinienne cherche non seulement à affaiblir la détermination morale et symbolique de Gaza, mais aussi à réaffirmer sa propre doctrine de survie : un mode de gouvernance qui échange la liberté contre le capital, le sacrifice contre des spectacles minables et vides, et la souveraineté contre l’effacement de soi.
L’humiliation en tant qu’acte politique
On a beaucoup parlé de l’insistance des Palestiniens à enregistrer leurs propres massacres – en postant des images d’un journaliste brûlé vif ou d’un secouriste filmant son propre martyre après être tombé dans une embuscade tendue par des soldats israéliens.
Ces actes de documentation, qui consistent à tourner l’objectif vers la mort elle-même, servent non seulement d’archives, mais aussi de miroir éthique tendu à un monde qui autorise, voire soutient, le massacre de dizaines de milliers de personnes.
C’est peut-être aussi un moyen de briser la complicité des médias occidentaux et leur volonté de croire les affirmations israéliennes et de dissimuler les crimes israéliens.
Il s’agit également d’actes de résistance narrative, d’affirmations d’agence face à l’effacement. Et peut-être, par-dessus tout, des tentatives de faire honte – d’exposer la complicité du monde non seulement dans la violence, mais aussi dans son silence.
Mais cette humiliation ne s’adresse pas seulement aux Européens, aux Américains, aux décideurs politiques et aux responsables institutionnels. Elle s’adresse d’abord et avant tout aux Arabes, à l’umma islamique ou aux autres Palestiniens.
C’est un cri qui traverse les frontières non pas pour plaider, mais pour confronter, en demandant pourquoi, face à une clarté insoutenable, tant de gens choisissent encore de détourner le regard.
L’humiliation est depuis longtemps un instrument politique dans l’histoire palestinienne – un outil utilisé non seulement contre les oppresseurs extérieurs, mais aussi contre les échecs de ceux qui revendiquent la proximité, la solidarité ou la parenté.
Il suffit de se rappeler l’incendie de la mosquée al-Aqsa en 1969, lorsqu’un extrémiste sioniste a mis le feu à l’un des sites les plus sacrés de l’Islam. Les flammes ont suscité non seulement l’indignation, mais aussi une vague de honte dans le monde arabe.
Cet événement a catalysé la création de l’Organisation de la coopération islamique (OCI) – un geste institutionnel né, en grande partie, de l’embarras, du besoin de paraître réactif, d’être vu en train d’agir dans le sillage de l’humiliation.
Mais qu’a produit cette honte ? Un sommet, un communiqué, une autre couche d’architecture symbolique posée sur une réalité brisée. On pourrait également observer qu’une grande partie de la stratégie anti-normalisation – en particulier dans ses formes contemporaines – est motivée par la honte, ou la peur du scandale et de l’impardonnable sur le plan social.
Des mouvements comme le BDS sont, en partie, structurés autour de ce registre affectif.
La honte a également façonné les géographies intimes de la vie politique : entre camarades en prison, dans les cercles très unis où un ami ou un camarade ose prononcer les noms de ceux qui ont jadis agi ensemble dans la résistance.
Là aussi, la honte opère – non pas comme une simple émotion, mais comme une technique de discipline, une manière de marquer les limites de ce qui devrait rester inexprimé.
Mais plus que toute autre chose, cette honte est prête à pardonner, mais à condition de se tenir responsable, d’avoir honte. Si vous ne pouvez pas me regarder dans les yeux, peut-être nous regarderons-nous bientôt dans les yeux l’un de l’autre.
La honte reste un outil politique puissant. Elle fait le pari qu’en brisant l’indifférence, en nommant ce que d’autres souhaitent occulter, elle peut obliger à prendre une décision. Pas toujours une transformation, pas toujours la justice, mais au moins une fissure dans la surface lisse du silence et de la complicité, de la prétention que rien ne s’est passé.
Aujourd’hui, les Palestiniens dirigent leur honte non seulement vers le haut, mais aussi vers l’extérieur et l’intérieur – vers leurs frères et voisins, vers une région qui répète la solidarité mais pratique l’évitement, vers les mouvements de résistance qui ont abandonné la lutte, et vers les peuples des pays voisins, dont les frontières restent scellées alors que Gaza brûle – pas d’entrée de nourriture ou de médicaments, pas d’hôpitaux pour accueillir les blessés.
C’est un monde qui cherche à abandonner Gaza et à la laisser seule. N’est-ce pas aussi le cœur de l’arrestation d’étudiants dans les universités américaines, comme pour dire : « Comment osez-vous parler ou perturber les cours de l’université ? « Comment osez-vous parler ou perturber la vie au nom de Gaza ? Comment osez-vous faire honte à l’empire ? ».
Mais quelque chose a changé. Aujourd’hui, la honte circule au sein d’une infrastructure idéologique bien plus complexe en Palestine – qui a réussi à en faire un outil non seulement d’évaluation morale, mais aussi de subjugation.
Dans un cruel renversement, la honte est maintenant redirigée sur les épaules de ceux qui ont choisi de se battre et ont osé agir. L’acte de résister est devenu l’objet de reproches et la source de blâme.
Ceux-là mêmes qui se sont opposés à l’anéantissement doivent supporter le poids des conséquences, comme si leur refus de se soumettre était le péché originel.
« Elle [la résistance] a décidé, c’est donc elle qui est responsable », dit le mantra. Elle circule tranquillement, parfois inconsciemment, parmi ceux qui ne peuvent se réconcilier avec la clarté de l’acte, avec le refus d’attendre, avec l’audace de sortir du scénario.
Il est peut-être plus facile, sans doute, de rejeter la faute sur autrui plutôt que d’affronter sa propre paralysie ; plus facile de pathologiser la décision plutôt que d’affronter ce qu’elle révèle, à savoir la vacuité de la vie dans de nombreuses parties de la Cisjordanie, sans la capacité de résister.
Pour beaucoup, la question de savoir pourquoi il faut avoir honte de soi, pourquoi il faut ressentir l’agonie de la paralysie, affronter le noyau traumatique de la pacification ou compter avec les couches sédimentées de la méfiance, est trop lourde, trop déstabilisante.

Chef de la prétendue Autorité Palestinienne, le vieillard cacochyme Abbas – ici entouré de quelques seconds couteaux – ne doit sa survie politique et financière qu’à sa collaboration éhontée avec l’occupant israélien. Lequel le juge suffisamment utile pour le maintenir en fonction malgré le fait que son « élection présidentielle » ait eu lieu il y a plus de 20 ans – Photo : archives
Il est plus facile d’éluder ces questions, de les sublimer dans le cynisme ou la résignation, que de les affronter directement.
Pour beaucoup, la question de savoir pourquoi il faut avoir honte de soi, pourquoi il faut ressentir l’agonie de la paralysie, affronter le noyau traumatique de la pacification ou compter avec les couches sédimentées de la méfiance, est trop lourde, trop déstabilisante. Il est plus facile d’éluder ces questions, de les sublimer dans le cynisme ou la résignation, que de les affronter directement.
Et c’est précisément là que le désir caché d’impudeur apparaît comme le nouveau but à atteindre : l’impudeur dans le registre affectif – une aspiration à ne rien ressentir, à ne plus être exposé à l’effondrement interne qui accompagne la complicité, la peur ou la trahison.
Dans cet état, le fantasme de l’impudeur promet un soulagement : un oubli de soi et un détachement apaisant de l’intimité insupportable de l’échec politique.
Mais ce fantasme est lui aussi un piège – un piège qui échange l’inconfort de la réflexion contre le confort de l’engourdissement, et qui, ce faisant, exclut la possibilité d’une transformation éthique et, par extension, d’une mobilisation politique.
En d’autres termes, elle autorise l’indécence des affaires courantes, la coupe des rubans à Ramallah, l’accueil festif des marques et le café hors de prix. Elle permet de réarticuler l’Autorité palestinienne comme un régime collaborationniste sans vergogne – un régime qui ne prétend même plus être autre chose.
Pourtant, la honte de l’inopérabilité, du silence, de l’absence de volonté d’agir, reste la pierre angulaire de la transcription cachée de la vie en Cisjordanie. Un ami de Jénine m’a rappelé récemment qu’il y a néanmoins de petits actes qui émergent, de nouveaux mots qui prennent forme. Le plus convaincant d’entre eux est peut-être la phrase « ʿazīz al-nafs ».
Ce terme évoque plus que la fierté : il évoque à la fois le moi, l’ego et l’âme. Sa racine est nafs, souvent traduit par « âme » ou « moi », mais signifiant à l’origine « souffle » – ouvrant le mot à l’enchevêtrement intime du métaphysique et du matériel : le souffle comme force vitale et l’âme comme présence.
Être ʿazīz al-nafs – littéralement, « celui dont l’âme est honorée » – c’est se porter avec une dignité tranquille, refuser l’humiliation ou la dépendance, même face à la dévastation. Le mot ʿazīz en arabe connote la force, la préciosité et l’inaccessibilité ; al-nafs fait référence au soi, à l’âme, au souffle, au lieu même de la lutte éthique et existentielle.
Ensemble, ces expressions décrivent quelqu’un qui préserve son intégrité lorsque tout le reste s’effondre, qui refuse de mendier ou de jouer les victimes et qui, en restant simplement debout avec sang-froid, ouvre un autre horizon de possibilités politiques.
Il ne s’agit pas d’une politique du spectacle, ni du silence de la défaite, mais d’une troisième position : une endurance de principe qui ne succombe ni à la honte nationaliste ni à l’impudeur néolibérale.
C’est le refus de livrer l’âme à la dégradation, même si la dignité elle-même devient structurellement impossible. En cela, ʿazīz al-nafs offre une contre-image au consommateur dépolitisé qui erre dans les couloirs du centre commercial Icon à Ramallah – une figure désorientée par le fantasme de la normalité. Il ne cherche pas non plus à désavouer, ni à surmonter l’effondrement des prétentions à la normalité.
Mon amie à Jénine m’a parlé d’un jeune homme qui, ayant été forcé de quitter sa maison dans le camp, porte encore ses vêtements d’hiver malgré l’arrivée de la chaleur de l’été. Ses autres vêtements, plus légers et plus adaptés à la saison, sont enterrés sous les décombres de ce qui fut sa maison dans le camp.
Elle parle aussi des familles qui tentent de se faufiler dans le camp sous le couvert de la nuit pour récupérer non seulement un abri, mais aussi une présence, refusant de se renier ou de se blâmer, et refusant l’attrait séduisant de la résignation.
Elle parle à la fois de l’effondrement et de la persistance qui s’entremêlent à travers un personnage qui refuse de demander des vêtements d’été, mais qui persiste tout de même.
Auteur : Abdaljawad Omar
* Abdaljawad Omar est un écrivain et un conférencier basé à Ramallah, en Palestine. Il enseigne actuellement au département de philosophie et d'études culturelles de l'université de Birzeit.
18 avril 2025 – Mondoweiss – Traduction : Chronique de Palestine – Éléa Asselineau
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