La panique morale et le courage de s’exprimer

30 mars 2025 - Des manifestants descendent dans les rues de Paris en solidarité avec la Palestine, pour commémorer la Journée de la Terre et dénoncer le génocide perpétré par Israël à Gaza, avec le soutien total de la plupart des gouvernements occidentaux. La manifestation comprenait une marche funèbre symbolique et silencieuse, avec des cercueils factices et des poupées enveloppées dans des linceuls blancs pour représenter le bilan humain des combats à Gaza - Photo : Anne Paq / Activestills

Par Ilan Pappe

Les Palestiniens n’ont pas le luxe de s’abandonner à la panique morale qui semble paralyser les Occidentaux. La première étape, pour construire le réseau international dont la Palestine a besoin de toute urgence, est de ne pas céder à cette panique.

Le manque de réactions du monde occidental à la situation dans la bande de Gaza et en Cisjordanie soulève une question troublante : pourquoi l’Occident institutionnel, et l’Europe occidentale institutionnelle en particulier, sont-ils si indifférents à la souffrance des Palestiniens ?

Pourquoi le parti démocrate américain se rend-il complice, directement et indirectement, de l’inhumanité avec laquelle la Palestine est traitée jour après jour ? Une complicité si évidente qu’elle est probablement l’une des raisons pour lesquelles il a perdu les élections, car les Arabo-Américains et les progressistes dans les États clés ne pouvaient pas, à raison, pardonner à l’administration Biden son rôle dans le génocide dans la bande de Gaza.

C’est une question pertinente, étant donné que nous avons affaire à un génocide télévisé qui a repris sur le terrain. L’indifférence et la complicité dont fait preuve aujourd’hui l’Occident sont différentes de celles des périodes précédentes, que ce soit pendant la Nakba ou les longues années d’occupation depuis 1967.

Pendant la Nakba et jusqu’en 1967, il n’était pas facile de savoir ce qui se passait, et l’oppression après 1967 était essentiellement graduelle et, en tant que telle, facile à ignorer par les médias et les politiques occidentaux, qui refusaient de reconnaître son effet cumulatif sur les Palestiniens.

Entre collusion et lavage de cerveau… Pourquoi gardons-nous le silence face aux injustices ?

Mais ces dix-huit derniers mois sont très différents. Ignorer le génocide dans la bande de Gaza et le nettoyage ethnique en Cisjordanie ne peut être qu’intentionnel.

Les actions des Israéliens et le discours qui les accompagne sont trop visibles pour être ignorés, à moins que les politiciens, les universitaires et les journalistes ne choisissent de le faire.

Ce refus de voir la réalité en Palestine a pour origine l’efficace lobbying israélien qui a prospéré sur le terrain fertile du complexe de culpabilité européen, du racisme et de l’islamophobie.

Cette machine de lobbying incontournable et impitoyable sévit aussi aux États-Unis depuis de nombreuses années et très peu d’universitaires, de médias et, en particulier, de politiciens osent lui désobéir.

Dans les études récentes, ce phénomène a pris le nom de « panique morale ». Cette panique touche surtout les sections les plus éduquées des sociétés occidentales : les intellectuels, les journalistes et les artistes.

La panique morale est une situation dans laquelle une personne a peur d’écouter sa conscience parce que cela exigerait un certain courage qui pourrait avoir des conséquences. Nous sommes rarement confrontés à des situations qui exigent du courage, ou du moins de l’intégrité. Lorsque cela se produit, nous sommes appelés à passer de prises de positions morales abstraites et sans danger, à l’action.

C’est pourquoi tant d’Allemands sont restés silencieux lorsque les juifs ont été envoyés dans des camps d’extermination, et c’est pourquoi les Américains blancs sont restés les bras croisés lorsque les afro-américains ont été lynchés et auparavant réduits en esclavage et maltraités.

Quel serait le prix que devraient payer des journalistes occidentaux de premier plan, des politiciens chevronnés, des professeurs permanents, les professeurs titulaires ou des PDG d’entreprises renommées s’ils accusaient Israël d’avoir commis un génocide dans la bande de Gaza ?

Il semble qu’ils aient peur de deux choses. La première est d’être condamné comme antisémite ou négationniste de l’Holocauste, et la seconde est de déclencher, par leur réaction intègre, un débat sur la complicité de leur pays, ou de l’Europe, ou de l’Occident en général, dans la facilitation du génocide et de toutes les politiques criminelles contre les Palestiniens qui ont précédé le génocide actuel.

Cette panique morale conduit à des phénomènes étonnants. En général, elle transforme les personnes éduquées, très éloquentes et bien informées en parfaits imbéciles lorsqu’elles parlent de la Palestine.

Elle empêche les membres des services de sécurité les plus perspicaces et les plus réfléchis d’examiner les demandes israéliennes visant à inclure toute la résistance palestinienne dans une liste de terroristes, et elle déshumanise les victimes palestiniennes dans les médias grand public.

L’absence de compassion et de solidarité élémentaire avec les victimes d’un génocide a été mise en évidence par la politique de deux poids, deux mesures dont ont fait preuve les grands médias occidentaux, et en particulier les journaux les plus établis aux États-Unis, tels que le New York Times et le Washington Post.

Nazisme 2.0

Lorsque le rédacteur en chef de Palestine Chronicle, le Dr Ramzy Baroud, a perdu 56 membres de sa famille pendant la campagne génocidaire israélienne dans la bande de Gaza, aucun de ses collègues journalistes américains n’a pris la peine de le contacter ni n’a manifesté le moindre intérêt pour l’horreur qu’il avait vécue.

Par contre, une allégation israélienne fabriquée de toutes pièces sur un lien entre the Chronicle et une famille dans l’immeuble où se trouvaient les captifs a suscité un grand intérêt de la part de ces médias et ils l’ont abondamment relayée.

Ce deux poids deux mesure en matière d’humanité et de solidarité n’est qu’un exemple des biais cognitifs qu’entraîne la panique morale.

Pour moi, la répression des étudiants palestiniens ou pro-palestiniens aux États-Unis, ou des activistes connus en Grande-Bretagne et en France, ainsi que l’arrestation du rédacteur en chef de l’Electronic Intifada, Ali Abunimah, en Suisse, sont autant de manifestations de cette perversion morale.

Une affaire similaire s’est déroulée récemment en Australie. Mary Kostakidis, célèbre journaliste australienne et ancienne présentatrice de SBS World News Australia aux heures de grande écoute, a été traduite devant le tribunal fédéral en raison de ses reportages sur la situation dans la bande de Gaza, qui n’étaient pourtant pas bien méchants.

Le fait même que le tribunal n’ait pas immédiatement rejeté ce recours montre à quel point la panique morale est profondément enracinée dans le Nord global.

Mais toute pièce a son revers. Heureusement, il existe un groupe beaucoup plus important de personnes qui n’ont pas peur de prendre le risque d’affirmer clairement leur soutien aux Palestiniens, et qui manifestent cette solidarité tout en sachant que cela peut entraîner leur suspension, leur expulsion, voire leur emprisonnement.

Il n’est pas facile de les trouver dans les milieux universitaires, médiatiques ou politiques dominants, mais ils sont la voix authentique des sociétés de nombreuses régions du monde.

Les Palestiniens n’ont pas le luxe de pouvoir s’abandonner à la panique morale occidentale.

Ne pas céder à cette panique est une première étape indispensable dans la construction du réseau mondial dont la Palestine a besoin de toute urgence – premièrement pour arrêter la destruction de la Palestine et de son peuple, et deuxièmement pour créer les conditions qui permettront l’avènement d’une Palestine décolonisée et libre.

19 avril 2025 – The Palestine Chronicle – Traduction : Chronique de Palestine – Dominique Muselet

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