Je vous avoue que quand il est question de la politique et des conflits du Moyen-Orient, je crois fermement dans les théories de la conspiration. Cela ne veut pas en raison d’un penchant pour les jugements irréfléchis ou sans fondement… C’est un produit de l’expérience. Les conspirations ont joué un rôle majeur dans l’histoire de notre région et continuent à le faire, avec des conséquences désastreuses pour ses habitants et la stabilité et l’intégrité de leurs pays.
Un de ces exemples pourrait être la situation qui prévaut à Alep, où quelque deux cent mille personnes souffrent dans des conditions désespérées dans la partie orientale assiégée de la ville, apparemment abandonnée à son sort par la communauté internationale – les soi-disant « Amis de Syrie » inclus.
Le président turc Recep Tayyip Erdogan a promis à plusieurs reprises qu’il ne permettrait jamais la chute d’Alep et défendrait ses habitants. Mercredi, il a annoncé qu’il avait convenu avec son homologue russe, Vladimir Poutine, d’un retrait de la ville des combattants appartenant au Fateh ash-Sham, anciennement Front al-Nusra. Il a ajouté dans un discours devant les représentants de la communauté locale à Ankara que « nous avons donné les instructions nécessaires à nos amis » pour « d’œuvrer à sortir al-Nusra d’Alep et à maintenir la paix du peuple d’Alep ».
Une telle démarche serait logique pour tous les intéressés. Elle offre le meilleur espoir d’éviter l’effusion de sang et de soulager les souffrances des innocents habitants civils assiégés de l’est d’Alep. Les combattants ash-Sham Fateh qui y sont justement retranchés, estimés par l’ONU à juste environ 900, ne sont en aucun cas capables d’empêcher la reprise de ce secteur par les forces gouvernementales syriennes. Avec leurs alliés russes, celles-ci disposent d’une supériorité militaire écrasante. Elles ont aussi la volonté de continuer à l’utiliser pour bombarder l’enclave à partir du sol et de l’air, jusqu’à ce que le groupe – qui continue à être classé au niveau international et en vertu de la loi américaine et occidentale, comme une organisation terroriste – soit totalement écrasé.
Fateh ash-Sham, ainsi que d’autres factions de l’opposition syrienne, a été la victime d’une grande déception concoctée par les États-Unis et leurs alliés arabes. Le groupe s’est laissé convaincre par ses sponsors du Golfe, de se dissocier publiquement de Al-Qaïda et de changer son nom. Ils se sont vus promettre que cela leur permettrait d’être rayé de la liste noire du terrorisme international, de se présenter devant l’Occident en tant que groupe d’opposition syrienne modérée, et de s’assurer ainsi un rôle de premier plan dans l’avenir de la Syrie.
Al-Nusra a avalé l’appât et a donné foi aux promesses, mais seulement pour découvrir que les Russes et les Américains ont convenu d’un accord qui implique que les deux parties continuent de considérer le groupe comme terroriste et mettent en place une structure opérationnelle conjointe afin de le combattre ensemble – le traitant sur un pied d’égalité avec son homologue de l’État islamique (IS).
Qu’en est-il des sponsors arabes? Qu’est-il advenu de leurs promesses et engagements, de leur soutien matériel et politique, et de leur accès aux médias et chaînes de télévision ? Tout a disparu, laissant les combattants du groupe et des factions armées alliées faire face de façon isolée à leur sort et réfléchir à la difficile question : rester sur place et laisser les bombardements aériens persister sans avoir la capacité militaire de résister, ou se retirer dans un endroit pouvant servir de refuge, au moins temporairement ?
On ne sait pas si le front Fateh ash-Sham se pliera à l’accord entre Poutine et Erdogan, mais il n’a pas vraiment le choix. S’il rejette cet accord, ce serait fournir le prétexte de la décimation de ses combattants, quelle que soit le soutien populaire dont il dispose.
Les dirigeants de l’opposition syrienne – à la fois ceux, innombrables, à Riyad et ceux basés à Istanbul – étaient fous de rage quand une initiative similaire a été proposée il y a un certain temps par le représentant de l’ONU Staffan de Mistura. Celui-ci avait offert d’accompagner personnellement les combattants de Fateh ash-Sham à l’est d’Alep, s’ils acceptaient de déménager ailleurs pour mettre fin au siège et au bombardement de leurs quartiers. Sa proposition lui avait valu un tas de récriminations et d’accusations de trahison du peuple syrien, d’être un larbin du régime de Damas, ainsi que de demandes de sa démission.
Pour des raisons qui n’ont besoin d’aucune explication, il est difficile d’imaginer les mêmes leaders de l’opposition syrienne répétant même une fraction de ces critiques à l’égard d’Erdogan qui propose pourtant la même chose, ni les autres pays regroupés dans les « Amis de la Syrie » sponsorisés par les États-Unis.
Qu’est-ce que tout cela a à voir avec les théories du complot ? Dans ce cas précis, il est évident qu’un deal a été convenu : Alep aux Russes et à leurs alliés, et Mossoul aux Américains et à leurs alliés. Le dividende pour la Turquie est sans doute la main libre contre les Kurdes en Syrie.
Dans cette affaire, les choses sont plus complexes pour le côté irakien. Avec la bataille pour reprendre Mossoul qui bat son plein, la plupart des participants censés s’unir contre l’État islamique (IS) ont des objectifs radicalement contradictoires sur le plus long terme. Une victoire contre l’IS pourrait à son tour engendrer une explosion d’autres conflits avec des conséquences imprévisibles et potentiellement graves.
Voilà donc un autre exemple parmi les complots, mais ceux-ci n’aboutissent pas toujours.
* Abdel Bari Atwan est le rédacteur en chef du journal numérique Rai al-Yaoum. Il est l’auteur de L’histoire secrète d’al-Qaïda, de ses mémoires, A Country of Words, et d’Al-Qaida : la nouvelle génération. Vous pouvez le suivre sur Twitter : @abdelbariatwan
20 octobre 2016 – Raï al-Yaoum – Traduction : Chronique de Palestine – Lotfallah