Par Mireille Rumeau
Les funérailles des martyrs drainaient des milliers de Palestiniens que la perte de ces jeunes gens déchirait mais qui soutenaient leurs actions sans réserve. Les Palestiniens avaient le sentiment qu’ils vivaient une nouvelle forme de résistance, peut-être plus désespérée que les autres, mais qu’ils reconnaissaient comme étant bien de la résistance.
J’y suis revenue en septembre/octobre cette année, et il m’a semblé que l’ambiance était toute autre. La perspective de la réconciliation entre le Fatah et le Hamas était dans toutes les discussions, avec le mélange habituel d’espoir et de fatalisme qu’inspirent aux Palestiniens toutes les soi-disant initiatives de paix avec Israël ou de réconciliation inter-palestinienne. Il faut dire qu’ils sont un peu échaudés… La Mecque 2007, Déclaration de Sanaa 2008, Le Caire 2011, Accord du Caire 2012, Doha 2012, Gaza et le Caire 2014… La seule constante de ces périodes, c’est que la population en attente suspend ses actions de résistance et est de fait plus vulnérable aux attaques de l’occupant. Le désir de réconciliation est très puissant car non seulement les dissensions internes freinent ou empêchent des prises de décision importantes au niveau national mais elles déchirent les familles. Les Palestiniens veulent récupérer toute leur force de décision et reprochent à l’Autorité palestinienne, entre autres, son refus d’organiser des élections depuis 2006. On comprend la raison de ces réticences… Les derniers sondages montrent que si des élections parlementaires avaient lieu en ce mois d’octobre, les résultats seraient une victoire nette, voire écrasante du Hamas en Cisjordanie occupée et à Gaza. Exactement comme en 2006. Et l’on ne peut s’empêcher de fustiger, une fois de plus, les manœuvres israéliennes et l’ingérence étrangère qui ont soutenu voire dicté à Mahmoud Abbas les magouilles qui ont empêché que le parti élu mette en place sa politique, et l’ont isolé à Gaza pour mieux organiser le blocus total de la bande et les attaques meurtrières israéliennes contre ses deux millions d’habitants. 11 ans de tragédies, de crimes contre l’humanité et de barbarie pour en arriver au même point, dans les urnes.
Sur le terrain, le régime sioniste construit à marche forcée, des chantiers sont ouverts partout, les colonies se rapprochent de plus en plus des villages palestiniens dont elles volent les noms : Brukin a donné Brucheen, Kafr Kaddum a donné Qaddoumim, pour ne citer que ces deux exemples. Les villageois vivent dans le bruit et la poussière des chantiers des envahisseurs et voient se rétrécir inexorablement leur espace agricole vital. Il y a maintenant près de 700.000 colons sionistes en Cisjordanie occupée, Jérusalem-Est comprise. Lorsque je suis allée en Palestine pour la première fois, en 2003, on comptait environ 200.000 colons en Cisjordanie occupée, et le chiffre nous effarait… Le régime sioniste vise le million d’ici 2020, et on ne voit pas ce qui pourrait l’empêcher de l’atteindre.
Avec une mention particulière, dans la tragédie, pour les populations palestiniennes bédouines, des dizaines de milliers d’individus, dont le régime sioniste prépare le transfert forcé vers des quartiers avec maisonnettes aux toits de tuile rouge où il est inimaginable qu’elles puissent continuer à mener leur mode de vie, ni même à survivre. Il s’agit en particulier de la communauté Jahalin, dans le gouvernorat de Jérusalem, et de toutes les tribus de la Vallée du Jourdain, à al-Hamra et al-Farizyia. Le nettoyage ethnique est programmé, avéré, organisé. On peut ergoter sur les termes, et préférer à génocide ethnocide ou sociocide, c’est presque indécent devant la réalité d’un nettoyage ethnique qui ne se cache plus, devant la disparition programmée d’une population autochtone au bénéfice d’une population coloniale venue d’ailleurs.
La violence des colons est connue, en particulier dans cette période capitale de récolte des olives 12% de l’économie palestinienne, et elle s’exerce en toute impunité, voire avec l’aide de l’armée d’occupation. Des hordes de brutes détruisent les oliviers, volent les olives sur les arbres, braquent la récolte quand elle est déjà dans les sacs, surgissent dans les oliveraies à cheval, traversent les villages en voiture en brandissant des armes et en hurlant, et mettent tout en œuvre pour terroriser les familles et les empêcher d’aller sur leurs terres. Sans parler de l’armée d’occupation qui donne des autorisations de 3 jours quand il faudrait 7 semaines pour faire une récolte complète, dans beaucoup de cas.
Quand le régime sioniste prend la décision extrêmement rare de démanteler un avant-poste colonial (toutes les colonies commencent par 3 caravanes ou mobil-home installés sur les terres d’un village palestinien), il octroie des compensations aux quelques individus qui l’occupaient pour les calmer. Les colons sont à l’évidence l’avant-garde sur le terrain du projet sioniste d’occupation de toute la Palestine, et c’est à ce titre qu’ils bénéficient d’autant de soutien, de protection, d’aide matérielle et d’infrastructure.
A Al-Khalil/Hébron, les 900 colons qui vivent au cœur de la ville, protégés par 2 à 3000 soldats, au milieu de 200.000 Palestiniens, ont obtenu l’autorisation d’avoir leur propre municipalité, avec toutes les prérogatives de gestion des personnes et des services qui vont avec. Certainement pour les consoler de l’inscription de la ville sur la « liste du Patrimoine mondial en péril », par l’Unesco, le 2 juillet dernier.
L’armée d’occupation poursuit inlassablement ces tentatives de chantage sur les jeunes palestiniens pour les forcer à donner des informations. Mohammed, 23 ans, que nous rencontrons à Hares, village proche de Salfit, nous raconte le harcèlement dont lui et sa famille font l’objet de la part du Capitaine Atta, connu dans tout le secteur pour ces manœuvres d’intimidation. Le père de Mohammed, vieil homme handicapé, a été convoqué dans la base militaire d’Ha’ela, à Qalqiliya, bousculé, frappé, éjecté de son fauteuil roulant ; sa sœur a été soupçonnée d’envisager de mener une attaque au couteau, et Mohammed menacé de ne plus jamais retrouver d’emploi. Après d’innombrables appels téléphoniques, le capitaine Atta lui a donné rendez-vous. Il est jeune, une trentaine d’année, il a dit avoir deux enfants et s’est montré très amical. « Donne-moi des informations sur les gens d’Hares, sur ce qu’on dit à la Mosquée, et tu auras tout ce que tu veux : l’Iphone 8, des soins dans un hôpital israélien pour ton père, un voyage à la mer et des rencontres avec des filles en Israël, » etc. Mais Mohammed n’est pas dupe, il sait que sa vie sera bien plus dure s’il accepte le sale marché. Il nous dit : « Avant de le rencontrer, je pensais que c’était forcément un homme intelligent et j’étais impressionné. Mais quand je l’ai vu, j’ai vu un loser. Il était comme un sans abri qui mendiait pour dormir chez moi. »
Le Capitaine Atta s’installe aux checkpoints, dans une jeep, avec son ordinateur. Les soldats qui contrôlent les papiers d’identité des Palestiniens lui amènent ceux des jeunes, dont il prend note avant qu’ils soient restitués à leurs titulaires. Quelques temps après, le harcèlement commence.
C’est aussi une manière de quadriller toute la population palestinienne.
Le jeune Mohammed et sa famille ont tous changé de numéro de portable et ont demandé la protection de l’Autorité palestinienne, en vain.
L’AP ne constitue d’ailleurs aucune protection ni rempart contre la brutalité de l’administration coloniale, au contraire, il est bien connu et revendiqué qu’elle collabore. Elle vient entre autres de voter une loi contre la cybercriminalité, et poursuit tout auteur de critique de sa politique sur les réseaux sociaux. Notre ami Issa Amro vient d’en faire les frais, avec 4 jours d’arrestation pour avoir critiqué une mesure prise par l’AP à l’encontre d’un professeur qui avait émis une observation sur la politique d’Abbas et avait été arrêté pour ces faits. Issa est sorti de prison après paiement d’une caution, il est en attente de son procès. Il en a un autre en cours, par les autorités d’occupation cette fois, avec 15 chefs d’accusation !
Dans le village d’Urif, Munir al-Nuri , 53 ans, et sa famille ont été attaqués en avril dernier par une horde de colons. Blessé d’un coup de couteau au pied, il ne peut toujours pas marcher et encore moins travailler sa terre. Il a demandé une aide financière au représentant de l’AP du secteur, qui lui a répondu : « Non mais tu as vu où tu as construit ta maison ? » Il a rétorqué que sa maison est construite sur son terrain, et que c’est la colonie qui descend la colline et se rapproche !
Les tentatives de normalisation font partie des pressions que subit la population palestinienne. La dernière en date a eu lieu début octobre, une « Marche pour la Paix » de femmes israéliennes et palestiniennes de 48 qui a provoqué l’indignation de nombre de Palestiniens, le mot « occupation » ayant été soigneusement gommé dans tout le processus d’organisation et de lancement de la publicité.
J’ai rencontré l’animateur d’un centre communautaire qui est chargé de l’organisation de séances de skate-board, financées par une ONG étrangère, pour les jeunes d’un camp de réfugiés à Naplouse. Après tout pourquoi pas, en effet, proposer à des jeunes des sports qu’ils ne connaissent pas et dont l’exercice n’est pas très onéreux, si cela peut les détendre et leur changer les idées quelques heures par semaine. Eh bien pas du tout, le projet n’est pas de les détendre et de leur proposer un sport que tant d’autres jeunes pratiquent dans le monde entier et qu’ils voient à la télévision. Le but est « de les occuper pour réduire l’influence des adultes qui les poussent vers des partis ou des mouvements politiques. » !!!
En effet, les adultes résistent contre la normalisation et l’oubli de leurs revendications fondamentales. Et les enfants continuent d’être, dès le plus jeune âge, minutieusement informés de leur histoire. Peut-être est-ce parce que la population sent les pressions terribles qui s’exercent sur elle pour qu’elle abandonne la bataille que tous les matins, dans les écoles publiques, dans toute la Cisjordanie occupée, à 8h moins le quart, les enfants entonnent de vibrants « Biladi » dans la cour de l’école. « Les vieux mourront et les jeunes oublieront, » avait dit Ben Gourion. C’était très mal connaître les Palestiniens.
Des enfants qui sont les cibles privilégiés des soldats : scrutés, filmés, photographiés, pour pouvoir être plus facilement détenus, arrêtés, emprisonnés, brutalisés. Dans chaque cohorte de soldats qui vient réprimer une manifestation, il y a maintenant, outre ceux qui portent les armes, un soldat muni d’une caméra et un autre muni d’un appareil de photo (photo Dounia ci-dessous). Vendredi dernier, dans la nuit, l’armée d’occupation a raflé 17 enfants à Al-Khalil. Il y a actuellement au moins 300 enfants entre 12 et 16 ans dans les geôles israéliennes.
Les prisonniers restent une préoccupation centrale de la population. Les visages de Georges Ibrahim Abdallah et maintenant de Salah Hamouri figurent en bonne place sur les posters appelant à la libération de tous les prisonniers.
Ce qui est de plus en plus flagrant, c’est que les colons sionistes de Cisjordanie occupée peuvent vivre toute leur vie sans jamais voir ni rencontrer un Palestinien. C’est déjà le cas de ceux qui occupent la Palestine 48, et on peut le comprendre à cause de l’éloignement géographique. En Cisjordanie occupée, où le territoire est si restreint, cette aberration monstrueuse est encore plus choquante et ne peut prendre corps que grâce au réseau routier réservé aux colons et au mur, qui permettent d’éviter ou de masquer toute présence palestinienne, et à l’expansion des grands blocs de colonies, Ariel (et autres) entre Naplouse et Ramallah, qui coupera bientôt le nord de la Cisjordanie en deux, et Maale Adumim (et autres) au niveau de Jérusalem, qui séparera bientôt la partie sud de la Cisjordanie du reste. Avec quelques checkpoints stratégiquement placés pour pouvoir boucler tout le territoire occupé en 5 minutes, ce qui est déjà le cas.
Pris en tenailles entre une occupation israélienne brutale, barbare, voire sadique, une autorité palestinienne qui pratique la coopération sécuritaire avec l’ennemi avec un zèle criminel et des gouvernements occidentaux qui les poussent par tous les moyens à la normalisation, les Palestiniens continuent, avec énergie et courage, à vivre leur vie, à se ménager des moments de bonheur intimes, familiaux et collectifs, à porter haut les fondamentaux de leur lutte de libération. Les fermiers qui, en ce moment, profitent de l’accès à leurs oliveraies pour tailler les arbres, le disent avec fierté : ils le font pour la récolte de l’année prochaine. Parce qu’ils seront là l’an prochain, et les années suivantes, colonies sionistes ou pas.
Younes Arar, un ami de Beit Ommar, résume très bien la situation :
« Il était une fois en Palestine. Nous avons été occupés par les Romains, les Babyloniens, les Perses, les Byzantins, les Croisés, les Ottomans et les Britanniques, ils font tous partie de notre passé, et aujourd’hui nous sommes sous l’occupation israélienne qui fera partie de l’histoire plus tôt que vous ne le pensez… Mes amis, l’oppression et la tyrannie ne durent jamais éternellement. Il était une fois en Palestine… l’occupation israélienne ! »
Soutien inconditionnel à la résistance du peuple palestinien pour son auto-détermination et son indépendance nationale, pour la libération de la terre arabe de la mer au Jourdain, pour le droit des réfugiés à revenir chez eux et pour la libération de tous les résistants emprisonnés, avec une pensée particulière pour Salah Hamouri et Georges Ibrahim Abdallah !
23 octobre 2017 – ISM France