Par Richard Falk
A l’occasion de la date “anniversaire” de la Déclaration Balfour, le professeur Richard Falk a mis en ligne sur son site l’article ci-dessous, dans lequel il évalue les responsabilités de l’héritage Balfour et définie la seule solution pouvant mener à une paix juste et durable pour les deux peuples.
Aujourd’hui, 2 novembre, il y a exactement 100 ans que fut publiée la Déclaration Balfour, la promesse faite au Mouvement sioniste mondial dans une lettre signée du ministre britannique des Affaires étrangères de soutenir la création d’un «foyer national» dans le millet ottoman de Palestine d’alors. « Jour d’infamie», sans aucun doute, pour le peuple palestinien et ses amis dans le monde entier, mais malheureusement considéré comme «un jour de fierté» par le gouvernement britannique, et tous ceux en Occident qui sont suffisamment dénués de moralité pour regretter la fin de l’ère coloniale, et pour prétendre sans la moindre gêne que l’héritage Balfour mérite d’être célébré, plutôt que déploré, en l’an 2017.
La promesse britannique était l’expression décomplexée de l’arrogance colonialiste en 1917, faite, ironie du sort, à l’aube du mouvement mondial de bouleversements nationaux qui conduiraient au cours du siècle à l’effondrement du colonialisme européen. À la fin de la Première Guerre mondiale, le colonialisme était de plus en plus remis en cause moralement, mais pas encore contesté légalement ou politiquement. De telles remises en cause ne firent leur apparition que lorsque les luttes de libération nationale acquirent une dimension politique mondiale après 1945.
Il est à noter qu’il y eut un certain degré d’opposition diplomatique, même dans la diplomatie post-1918, notamment par le biais du plaidoyer de Woodrow Wilson en faveur de «l’autodétermination» des peuples autochtones des territoires sous contrôle ottoman au Moyen-Orient. Et, allant dans le même sens, mais plus ferme encore, la critique radicale de Lénine du colonialisme en tant que système d’oppression qu’il fallait combattre et écraser partout dans le monde où il existait. Cette opposition a amené la Grande-Bretagne et la France à modérer leurs ambitions coloniales incarnées dans l’Accord Sykes-Picot de 1916, mais ces deux puissances coloniales impénitentes ont néanmoins réussi, dans l’absolu, à obtenir un contrôle de fait incontesté de communautés politiques dans tout le Moyen-Orient par le biais du système mandataire, qui pourrait être mieux compris comme «colonialisme tutélaire».
Je suis amené à me demander, si Wilson avait pu imposer ses vues à Versailles en 1919, l’impact de la déclaration Balfour en eut-il été amoindri quant à la situation actuelle de la Palestine? Vraisemblablement, l’autodétermination arabe dans toute la région aurait considérablement réduit le rôle des Britanniques et des Français. Il est possible que ce reflux européen eut été tel, qu’il eût incité les énergies sionistes à s’éloigner de la Palestine, menant à une volonté de trouver une patrie sûre dans un lieu qui serait plus réceptif à l’établissement d’un Etat juif en son sein. Cela aurait pu se traduire par une tragédie différente pour un peuple différent de ce qui est arrivé au peuple palestinien. Bien sûr, «ce qui aurait pu être» n’a d’intérêt que comme moyen de décoder historiquement les injustices qui affligent actuellement les peuples dépossédés et opprimés.
Nous sommes impuissants à changer le passé, même si nous pouvons l’imaginer se dérouler de manière plus bienveillante. Autant que les Palestiniens, les Kurdes de toute la région ont été divisés et assujettis, et jusqu’à ce jour ils continuent de lutter pour obtenir un degré d’autonomie ethnique, la dignité collective et leur autodétermination. Les vainqueurs de la Première Guerre mondiale avaient promis aux Kurdes leur propre état, situé principalement dans la Turquie actuelle et inscrit dans le Traité de Sévres (1920). Quelques années plus tard, ce qui avait été donné fut repris, reflet des mouvements géopolitiques qui s’ajustaient aux développements politiques intervenus et ceci aux dépens permanents du peuple kurde. L’événement principal intervenu entre les deux traités fut la victoire choc d’Atatürk contre les puissances européennes en Turquie, ce qui permet de comprendre pourquoi le traité de Lausanne (1923) n’a pas repris les dispositions proposées à Sèvres.
Revenant à la réalité, la Grande-Bretagne devint l’administrateur mandataire de la Palestine en 1923, ouvrant le pays à la réalisation progressive de l’objectif sioniste, qui se concentra dans les années 1920 et 1930 sur l’achat de terres aux Palestiniens, qui pouvaient être données aux colons juifs, faisant tout ce qui était en son pouvoir pour inciter les Juifs à émigrer en Palestine et ayant recours à une campagne terroriste destinée à rendre intenable la position britannique en Palestine. Pour rendre l’entreprise sioniste tout entière idéologiquement, économiquement et politiquement crédible, il était impératif de surmonter l’énorme déséquilibre démographique qui existait en Palestine durant les premières phases du mouvement sioniste.
Il est instructif de se rappeler que la présence juive en Palestine à l’époque de Balfour n’excédait pas les 5 à7%. Une si petite minorité ne pouvait absolument pas réussir à établir et à dominer le gouvernement d’un état qui devait être ethniquement orienté, mais pourtant démocratique. Pas un seul Sioniste ne s’attendait à ce que la population autochtone n’accepte volontairement une telle issue. La viabilité d’Israël comme sanctuaire pour des juifs fuyant la persécution nécessitait forcement de trouver la bonne formule pour combiner à la fois lutte armée et duperie politique.
En ce sens, Balfour a initié un projet utopique du point de vue sioniste et dystopique du point de vue palestinien. Du côté utopique, l’établissement d’un État juif capable de montrer au monde un visage démocratique ne semblait pas du domaine du réalisable. Atteindre le but sioniste d’un État juif démocratique en Palestine allait directement à l’encontre de la vague historique anticoloniale du XXe siècle qui balaya tout sur sa route partout ailleurs dans le monde non occidental. Et puis, surmonter un tel déséquilibre démographique unilatéral semblait mission impossible, quels que fussent les efforts déployés pour inciter les juifs de la diaspora à émigrer en Israël.
Du côté dystopique vécu par les Palestiniens, la Nakba, la spoliation et l’expulsion de quelque 750 000 Palestiniens, que viennent renforcer une politique d’immigration discriminatoire, des politiques de sécurité rigides, et l’expansionnisme sioniste qui continue de nos jours a infligé un destin tragique au peuple palestinien. Ce type de restructuration ethnique bénéficia de la légitimation d’un État colonial de peuplement, notamment par les Nations Unies, à un moment historique où le colonialisme entrait dans sa phase de déclin et où l’ONU était censée refléter la volonté morale de la communauté mondiale organisée. Ce résultat fut une déception permanente pour les Palestiniens, et constitue un rebondissement cruel et paradoxal dans le long calvaire palestinien.
En tant qu’Américain que Trump et le Trumpisme terrifient, je ne peux m’empêcher de noter les analogies avec les efforts de cette direction pour redorer le blason du passé confédéré, esclavagiste, des Etats-Unis à coups de relativisme moral. Ainsi la déclaration outrancière faite par Trump selon laquelle il y avait de bonnes personnes chez les suprématistes blancs qui ont manifesté à Charlottesville et l’affirmation obtuse plus récente du général John Kelly que la guerre civile américaine résultait de l’échec des deux parties (Nord et Sud) à trouver un compromis, comme si un compromis avec l’esclavage était une option préférable. Rejeter ce type de posture d’en haut n’est pas seulement une question de rectitude politique, c’est davantage une question de sensibilité morale élémentaire et de vigilance politique alors et maintenant.
Sans exonérer la Grande-Bretagne de sa responsabilité pour la déclaration Balfour, les principaux coupables internationaux depuis 1945 sont sans aucun doute les Etats-Unis et l’ONU qui ont échoué ensemble et séparément à apporter aux deux peuples une paix juste et durable. A ce stade on ne peut parvenir à une telle paix en continuant à recourir à la solution à deux états, laquelle à mesure qu’Israël accroît ses implantations, devient au mieux, un slogan creux, et en réalité une façon de détourner la conversation pour éviter de devoir prendre en considération la seule mesure capable d’apporter la paix aux deux peuples : en finir avec les structures d’apartheid qui ont fragmenté, assujetti, et persécuté le peuple palestinien depuis la proclamation de l’état d’Israël en 1948.
Tant qu‘on n’aura pas persuadé Israël de démanteler son régime d’apartheid (comme cela a été fait pour le régime raciste Sud Africain une décennie plus tôt), la diplomatie de paix ne peut être qu’une mascarade qui fait plus de tort que de bien. Si cette appréciation plus réaliste des conditions préalables à la paix entre les Palestiniens et Israël devait commencer à voir le jour en cette journée du souvenir, le siècle Balfour pourrait au moins prétendre se terminer sur une note plus optimiste qu’il n’a commencé.
Auteur : Richard Falk
* Richard Falk est professeur émérite, détenteur de la chaire Albert G Milbank de droit international à l’université de Princeton et chercheur à Orfalea Center of Global Studies.Il a aussi été rapporteur spécial des Nations Unies pour les droits de l’homme palestiniens. Pour consulter son blog et son compte Twitter
2 novembre 2017 – richardfalk.wordpress – Traduction: Chronique de Palestine – MJB