Par Rosa Llorens
Wajib est un film agréable mais qui ne convainc pas : A.M.Jacir avait-elle vraiment quelque chose à dire?
Que peut-on lui reprocher ? A priori, rien. Au cours du périple urbain d’Abu Shadi et Shadi, le père et le fils, on entrevoit tous les problèmes des Palestiniens de Nazareth, depuis l’enlèvement (insuffisant) des ordures par la municipalité (arabe), jusqu’à l’arrivée de terroristes de Daesh, rapatriés par Israël et soignés dans les hôpitaux de Haïfa, en passant par l’imposition de l’hébreu aux Palestiniens (suppression des annonces en arabe dans les bus). Mais c’est bien ce qui fait tiquer : on a l’impression que la réalisatrice s’est dit : “Bon, l’implantation de colonies juives dans les villes arabes, c’est fait ; la misère dans les camps de réfugiés palestiniens, c’est fait ; les tunnels fermés de Gaza, c’est fait ; le contrôle et le noyautage des Palestiniens par les services secrets israéliens, c’est fait”, etc…
On obtient une mosaïque de notations plus ou moins allusives, des touches ponctuelles de couleur locale, qui semblent surtout avoir pour rôle de rendre crédible l’histoire, le mariage de la fille et sœur, Amal, et son enjeu : la mère, partie aux Etats-Unis et remariée là-bas, retenue par la maladie de son mari, pourra-t-elle assister au mariage ? Le film présente ainsi des faiblesses dans le fond comme dans la forme, du fait d’une intégration insuffisante entre le niveau individuel et sentimental et le niveau socio-politique.
Dans la forme, le trajet en voiture qui permet discussions entre les passagers et rencontres au fil des étapes a un air de déjà vu et d’imitation terne. Dans Paradise now, d’Hany abu-Assad (2005 ), la discussion de fond (pour ou contre l’attentat terroriste) a lieu au cours d’une course-poursuite haletante ; dans Le Mariage de Rana (20 03 ), du même réalisateur, le périple de Rana à travers Ramallah et ses check-points est une course d’obstacles et une course contre la montre (elle n’a qu’un jour pour localiser l’homme qu’elle aime et se marier avec lui). Ici, il s’agit de distribuer 340 invitations, puisque le coutume (wajib) veut que les invitations soient remises en mains propres par les hommes de la famille.
Ce dispositif annonce un scénario répétitif et fastidieux. Dans Deux Jours, une nuit (2014 ), l’héroïne frappe aussi à de nombreuses portes, pour que ses collègues soutiennent sa demande de réintégration à l’usine ; mais les frères Dardenne évitaient le danger grâce à leur savoir-faire et grâce à l’arrière-plan allégorique (c’est une illustration de la parabole évangélique : “Frappe et on t’ouvrira”). Ici, les héros eux-mêmes finissent par se lasser : “On fait une dernière visite et on s’arrête, je suis fatigué”, dit le père. Le spectateur aussi : on se perd dans toutes ces visites qui ne constituent même pas une analyse de la société nazaréenne ; A.M. Jacir essaie seulement d’inventer des détails originaux pour varier les conversations, comme l’erreur de date découverte sur les faire-part, ou le perroquet qui mord Shadi au doigt (souvenir du Troisième Homme ?) : on s’attend alors à ce que les invités suivants l’interrogent sur la poupée qu’il arbore ostensiblement, mais non, elle n’enclenche rien.
Certes, il y a un aspect positif dans ces visites, c’est qu’on passe indifféremment d’une famille musulmane (70% de la population palestinienne de Nazareth) à une famille chrétienne (30%), seulement repérable à la présence d’une statuette de la Vierge ou d’une crèche (nous sommes peu avant Noël, qui constitue un repère important dans l’année pour tous les Nazaréens). Sur ce point, Wajib s’oppose à La Belle Promise de Suha Arraf (dont on retrouve ici l’actrice principale, la jolie Marie Zreik, dans le rôle d”Amal), qui appliquait la politique israélienne consistant à dresser l’une contre l’autre les communautés chrétienne et musulmane ; une rapide séquence de Wajib fait d’ailleurs référence à cette politique : les deux héros montrent du doigt un prêtre chrétien (orthodoxe) qui, dit Abu Shadi, incite les jeunes à entrer dans l’armée (précisons : israélienne). Mais l’image qui isole sur un trottoir le prêtre tel un noir corbeau ne va guère plus loin qu’un anti-cléricalisme stéréotypé. Pour en savoir plus, on peut lire Ben White (cité ci-dessous) qui explique qu’Israël voudrait utiliser les chrétiens dans son armée comme supplétifs, et les séparer des musulmans en leur accordant des privilèges.
Ces multiples trajets et visites décomposés en une poussière de détails le plus souvent anecdotiques laissent finalement l’impression que la vie continue pour les Palestiniens de Nazareth (dans tout le film, on ne verra que deux juifs, deux soldats paisiblement attablés à un café). Les Palestiniens semblent bien installés, dans des maisons spacieuses dotées d’une déco à la mode ; surtout, ils semblent “installés”, contrairement aux pauvres hères des camps des territoires occupés, comme ce petit garçon du camp de Jénine, qui vend des gadgets de Noël aux automobilistes. Shadi a d’ailleurs une réaction curieuse en le voyant : “Comment, ces gens-là viennent chez nous, maintenant ?”. En réalité, la différence de statut entre les Palestiniens occupés et les Palestiniens restés dans le territoire d’Israël en 1948 et qui ont la citoyenneté (mais pas la nationalité, réservée aux Juifs) israélienne n’est pas si tranchée et ces derniers subsistent aussi de façon précaire dans Israël.
Ben White le montre clairement dans son livre “Être palestinien en Israël. Ségrégation, discrimination et démocratie” (2012, traduction en français 2015, éd. La Guillotine) ; le chapitre 3 est consacré à la stratégie d’Israël dans les secteurs à majorité arabe, en particulier la Galilée (dont Nazareth est la plus grande ville arabe). C’est une véritable stratégie militaire, consistant à quadriller et grignoter les secteurs arabes jusqu’à les résorber complètement.
Le film de Till Roeskens : Vidéocartographies : Aïda – Palestine (2009) – visible gratuitement sur le site Dérives -, en fournit une illustration remarquable, bien que situé à Bethléem (territoire occupé) : des habitants du camp d’Aïda, qu’on entend mais qu’on ne voit jamais, dessinent leur camp sur des cartes naïves, qu’on voit se remplir au fur et à mesure des installations de sécurité d’Israël, qui rendent les itinéraires des habitants de plus en plus longs et complexes, jusqu’à l’enfermement total et à l’asphyxie. Cette stratégie est représentée à Nazareth par l’implantation d’une colonie juive, Nazareth Illit (Nazareth la Haute) ; la voiture des héros la longe, elle est clairement menaçante, mais le seul commentaire d’Abu Shadi, ce sera : “Presque tous les juifs vivent ici”.
Cependant, Nazareth Illit est liée à un autre problème, lui aussi présent de façon allusive : c’est là qu’habite Ronnie, l’inspecteur juif chargé de s’assurer que l’enseignement donné dans les écoles arabes (notamment celle où travaille Abu Shadi) est conforme aux directives israéliennes (voir là-dessus le film d’Elia Suleiman, Le Temps qu’il reste, 2009). Tandis que le père veut l’inviter à la noce, affirmant que c’est juste un ami, le fils s’indigne, le traitant d’espion. Le thème de la collaboration organisée par les services secrets israéliens et des rapports malsains et sadiques entre agent du service d’espionnage et “informateur” est traité dans le film d’Hany abu-Assad, Omar (2013 ), qui nous fait comprendre ce qui se cache derrière “l’ami” Ronnie.
Enfin, le thème du retour (déjà traité par A.M. Jacir dans Le Sel de la mer) permet de confronter la vision des exilés et celle des Palestiniens restés sur place. Dans Paradise now, il oppose l’exilée qui a une vision abstraite et théorique – la violence, c’est mal – et l’autochtone qui vit l’humiliation au quotidien et pour qui l’usage de la violence est le seul moyen de retrouver sa dignité. Ici, l’opposition est assez caricaturale : l’exilé représente la résistance et l’autochtone, le père, est assimilé à la collaboration (comme dans le film de Michel Khleïfi, Zindeeq, 2009) , où on trouvait dans le rôle de l’exilé l’acteur qui joue ici le Père). C’est oublier que ce sont les Palestiniens qui sont restés qui empêchent Israël de réaliser son projet d’un État purement juif et de déclarer le problème clos en affirmant que la Palestine était un désert que les juifs sont venus peupler et mettre en valeur. Les Palestiniens restés sur le territoire israélien comme ceux des territoires occupés persistent à montrer que la Palestine était peuplée et surpeuplée et que pour y installer les juifs, il a fallu chasser et massacrer les Palestiniens.
Le personnage de l’exilé, Shadi est en outre faible, stéréotypé, sinon déplaisant, avec son complexe de supériorité et sa façon d’affirmer à tout bout de champ les valeurs du politiquement correct sociétal : théorie du genre (chignon et chemise rose), attitude gay friendly, féminisme hédoniste (défense de la mère qui a abandonné ses enfants, préférant s’épanouir sexuellement). Il y a là, dans la position de l’auteur, une incohérence, ou un abandon irréfléchi aux lieux communs sociétaux : le fils reproche à la fois à son père de “s’adapter” à la situation sur le plan politique (domination d’Israël) et de ne pas s’adapter aux temps nouveaux sur le plan sociétal ; on nous présente le style cool du fils comme “universel” et conforme à la Raison, alors qu’il n’est que le résultat de son occidentalisation, le modèle néo-libéral du fun.
Wajib plaît beaucoup à la critique : le critique de Télérama se délecte de la “douceur” du film. Mais c’est dans Paris-Match qu’on apprécie le mieux la position habituelle des médias sur le “conflit israélo-palestinien” : “le cinéma permet parfois de comprendre des enjeux humains bien au-delà des considérations géo-politiques. “Wajib” est un de ces films, précieux et rares, qui nous éclaire sur le quotidien des habitants d’une ville et d’une région sans nous obliger à prendre parti sur des questions qui de toute façon nous dépassent”.
Il est certain qu’à partir des mantras médiatiques (“condamnons les violences des deux côtés”, “si tous les gars du monde se donnaient la main”), ce qui se passe sur la terre palestinienne (devenue État d’Israël), est incompréhensible. Et Wajib, malgré son catalogue de notations réalistes, tend bien à occulter l’aspect “géo-politique” derrière le quotidien des vies individuelles : le film se clôt sur la résolution du suspense familial (la mère sera là pour la noce) et un tête- à- tête où père et fils se font des concessions mutuelles. Finalement, même s’il est déjà positif de pouvoir voir un film palestinien, on s’interroge sur la nécessité de celui-ci : à quoi bon reprendre allusivement des thèmes approfondis dans d’autres films ? Peut-on faire l’hypothèse d’une politique de propagande par le cinéma, et d’une utilisation des Palestiniens, de la part des producteurs (entre autres) du Qatar et de Dubaï, pour montrer qu’eux les soutiennent, dans le cadre de rivalités entre pétro-États ?
Auteur : Rosa Llorens
1e mars 2018 – Communiqué par l’auteure.
Pour retrouver le livre de Ben Wite, rendez-vous sur le site des éditions La Guillotine https://assolaguillotine.wordpress.com/catalogue/etre-palestinien-en-israel-de-ben-white/