Beaucoup de ces changements sont à la fois les signes et les conséquences de l’explosion de la prise de conscience face à la lutte palestinienne, longtemps en marge du courant traditionnel américain sur le plan politique, social et culturel. Le rôle des étudiants et des jeunes dans le développement d’un engagement plus conscient vis-à-vis de la justice en Palestine a été une composante essentielle de ces changements. En particulier, les jeunes Palestiniens qui sont nés et qui ont grandi aux États-Unis ont utilisé leur capital social et citoyen – dont bon nombre de leurs parents immigrés ou réfugiés ne disposaient pas – pour intensifier l’inclusion de la Palestine dans les priorités, les institutions et programmes politiques de la gauche et des défenseurs de la justice sociale.
La gravité de l’injustice vécue par les Palestiniens à mesure que l’occupation s’est intensifiée et que la guerre a balayé la région est désormais diffusée à travers de nouveaux médias alternatifs et réseaux sociaux accessibles au public. Cependant, la popularité retrouvée de la question palestinienne ne se traduit pas nécessairement par un pouvoir politique accru ou de meilleures conditions pour les Palestiniens.
La question de savoir si les victoires engrangées à ce jour sont le fruit du travail collectif palestinien aux États-Unis ou du mouvement de solidarité croissant entre les États-Unis et la Palestine, voire des deux, est sujette à débat. Si ces deux éléments ne sont pas antinomiques, ils ne doivent pas non plus être considérés comme interchangeables. Le positionnement détermine souvent les investissements, les intérêts, les objectifs et les stratégies qui sont essentiels à la fois pour renforcer les espaces communautaires palestiniens et pour engager les organisations et les campagnes de solidarité avec la Palestine.
Ce dossier politique passe en revue l’évolution du mouvement de solidarité avec la Palestine, étudie la situation des Palestiniens dans ce mouvement aux États-Unis, la manière dont leurs investissements, leurs intérêts, leurs objectifs et leurs stratégies sont développés ou non, ainsi que la manière dont l’engagement entre les Palestiniens aux États-Unis et d’autres luttes peut être renforcé dans la poursuite de la liberté, de l’autodétermination et de la justice de façon plus significative et plus efficace.
Ce dossier évoque également la façon dont les campagnes qui ont abouti à certaines des victoires majeures du mouvement de solidarité avec la Palestine aux États-Unis ont donné lieu à une politique plus robuste, multidimensionnelle, intersectionnelle et collaborative dans laquelle la cause palestinienne a acquis le droit être reprise par d’autres mouvements en faveur de l’équité raciale, de la justice et de la liberté, mais aussi d’y contribuer. Explorant les limites et les défis du mouvement de solidarité avec la Palestine aux États-Unis, ce dossier se conclut par des recommandations pour renforcer l’organisation – des Palestiniens – en faveur des droits palestiniens aux États-Unis.
L’évolution du mouvement de solidarité avec la Palestine aux États-Unis
Le mouvement de solidarité avec la Palestine aux États-Unis est moins un mouvement qu’un réseau souple et peu centralisé sur le plan structurel et politique. J’utilise ce terme ici afin de faciliter la référence à toutes les organisations et tous les individus œuvrant pour la justice en Palestine qui contribuent à la sensibilisation et à l’activisme croissants vis-à-vis de la Palestine aux États-Unis. Alors que ce mouvement grandissant se compose de diverses identités et philosophies sociales et politiques, les principes de la campagne mondiale Boycott, désinvestissement et sanctions (BDS) dirigée par les Palestiniens ont de plus en plus unifié les efforts au cours de la dernière décennie.
Les principes de BDS, qui émanent de la société civile palestinienne et non des dirigeants politiques palestiniens, ont constitué une référence constante pour les alliés et sont légitimés par le droit international. Naturellement, certains individus et certaines organisations qui s’identifient comme des activistes n’ont pas adhéré au mouvement BDS ou ne soutiennent pas l’ensemble des trois objectifs politiques du mouvement dans leurs campagnes BDS. Si le réseau souple du mouvement de solidarité avec la Palestine permet ces différences – et ne peut faire grand-chose pour les contrôler –, il demeure toutefois un consensus général approuvant les campagnes de BDS et les principes qui les sous-tendent.
Ce mouvement se compose de quatre types de catégories, ou « marques ». Il y a tout d’abord les organisations et groupes palestiniens, arabes et musulmans qui se concentrent sur l’organisation et les services communautaires aux États-Unis. Deuxièmement, on compte les activistes et/ou les chercheurs individuels qui travaillent sur des initiatives basées sur des projets ou des campagnes et qui sont des personnages clés de la progression de la cause palestinienne dans les circuits américains.
Troisièmement, il y a ces groupes constitués de Palestiniens et d’alliés qui se sont réunis pour œuvrer en faveur des droits des Palestiniens. Ces groupes ne sont liés par aucune idéologie particulière ou ni par aucun groupe démographique particulier sur le plan communautaire, alors que leur forme générale de solidarité a présenté la plus grande expansion et la plus grande visibilité à la suite des accords d’Oslo de 1993, notamment tout au long de la seconde Intifada palestinienne. Au cours de cette période, ces groupes, tels que l’International Solidarity Movement, ont joué un rôle vital dans la sensibilisation à l’occupation israélienne par le biais de voyages en Cisjordanie et dans la bande de Gaza et des rapports publiés par la suite.
Une variante de cette catégorie s’est développée récemment, à savoir les institutions qui continuent de concentrer leur travail sur la Palestine mais qui apportent des services de soutien, des fonds et des compétences au mouvement plus large de solidarité avec la Palestine. Par exemple, Palestine Legal a été fondée en 2012 pour proposer des services juridiques aux activistes de la cause palestinienne en proie à la répression. Plusieurs de ces organisations apparues dans les années 1990 se composaient en grande partie de communautés blanches de classe moyenne et plus âgées, attirées par la cause palestinienne en tant que forme d’occupation coloniale ultra-visible. La donne a changé dans les organisations contemporaines axées sur la Palestine, parallèlement à une professionnalisation nouvelle et accrue de l’activisme pour la Palestine, qui s’accompagne de ses propres limites quant à l’édification d’un discours, de stratégies et de processus politiques soutenus, organiques et locaux.
Quatrièmement, on retrouve ces organisations et communautés qui se sont mobilisées autour d’une lutte fondée sur un élément, une idéologie ou une cause et qui ont intégré la Palestine dans leur programme politique parce qu’elle marque une similitude avec leur cause ou parce qu’elle constitue une manifestation de l’oppression qu’elles combattent. Beaucoup d’alliés de la cause palestinienne qui rejoignent la lutte en raison de préoccupations raciales appartiennent à ce groupe, à l’instar des organisations syndicales, des institutions confessionnelles, les associations académiques et des groupes anticapitalistes. Cette catégorie présente la plus longue histoire en matière d’engagement de la libération palestinienne dans le contexte de l’internationalisme.
Ces quatre catégories ne partagent pas toujours des similitudes politiques, tandis que certains groupes peuvent recouper ces catégories. Par exemple, National Students for Justice in Palestine est une organisation de solidarité spécifiquement consacrée à la Palestine, mais est également liée à un segment démographique spécifique, à savoir les étudiants. En outre, des groupes cultivant des philosophies politiques radicales, anti-coloniales et anticapitalistes peuvent être placés aux côtés de groupes qui ont embrassé la cause palestinienne à des fins humanitaires.
Le passage à une approche de « lutte commune »
Au cours des dernières années, les Palestiniens et les activistes de la solidarité avec la Palestine ont remporté des victoires majeures, en particulier avec des campagnes pour le boycott académique et culturel des institutions israéliennes. Au moins neuf grandes associations académiques nationales ont soutenu le boycott, tandis que des centaines d’autres artistes, écrivains et travailleurs culturels ainsi qu’un nombre croissant d’athlètes se sont engagés à ne pas participer à la normalisation de l’occupation. Le boycott des consommateurs a également pris son essor, ciblant les entreprises qui profitent de l’occupation.
Ces efforts ont été largement stimulés par le travail des mouvements étudiants de désinvestissement qui ont poussé les représentants étudiants à travers le pays à voter en faveur du retrait des investissements universitaires provenant d’entreprises qui profitent de l’occupation israélienne : près de 40 associations étudiantes universitaires nord-américaines ont voté en faveur du désinvestissement. Les campagnes, associées aux réseaux sociaux, à l’éducation populaire, aux arts et aux activités universitaires, ont nourri les conversations sur la Palestine, ce qui a contribué à la propulser dans les voies traditionnelles et à rompre le silence institutionnel de longue date qui régnait autour de la question de la Palestine. Ils ont également influencé les gains à plus large échelle pour les campagnes BDS aux États-Unis.
Le succès de ce travail repose en grande partie sur l’illustration de la manière dont les diverses dimensions de la lutte en Palestine symbolisent l’oppression dans des contextes mondiaux. Cela a offert aux Palestiniens et aux activistes de la solidarité avec la Palestine un lien direct avec les communautés américaines touchées par l’oppression systémique. Cela a inclus la Palestine dans la politique de lutte pour la justice sociale aux États-Unis et l’a mise en conversation avec d’autres causes historiques qui ont atteint un point d’ébullition depuis l’administration Obama. Ceci est particulièrement vrai en ce qui concerne les ponts établis avec le Movement for Black Lives, la lutte des Sioux de Standing Rock et d’autres nations amérindiennes, ou encore le mouvement pour les droits des immigrés et la démilitarisation des régions frontalières.
Pour comprendre la signification de cette évolution, il est utile de retracer l’évolution du mouvement de solidarité avec la Palestine basé aux États-Unis vers une politique de lutte commune. Pendant longtemps, le courant dominant du mouvement de solidarité avec la Palestine a employé un programme unique dans son activisme, faisant des activistes de la solidarité, généralement blancs, plus âgés et issus de la classe moyenne, les représentants de la composante palestinienne d’une coalition plus large. Cela vaut particulièrement pour la gauche pacifiste américaine. Cela a arraché la Palestine au cadre du tiers-monde auquel elle appartenait dans les années qui ont précédé les accords d’Oslo et éloigné de nombreux Palestiniens, en particulier la nouvelle génération, des espaces d’organisation solidaire, compte tenu de leurs limites politiques, culturelles et structurelles.
En outre, le climat politique qui a suivi le 11 septembre 2001 a exigé de la force et un esprit collectif aux communautés palestiniennes, arabes et musulmanes aux États-Unis. Le mouvement de solidarité n’était pas capable de nourrir ce projet qui nécessitait un effort politique et une énergie considérables. Si les communautés palestiniennes et les autres communautés affectées voyaient une corrélation entre la criminalisation raciale accrue de ces communautés aux États-Unis et la lutte qui se poursuit contre l’occupation sioniste et l’agression impérialiste américaine dans leur patrie, les espaces de solidarité avec la Palestine n’ont pas toujours directement abordé cette corrélation.
Au cours des dernières années, la troisième catégorie du mouvement de solidarité – les groupes constitués de Palestiniens et d’alliés qui se sont réunis – a pris plus au sérieux les appels lancés par les Palestiniens travaillant en son sein pour développer une plus grande capacité d’introspection et aborder la Palestine depuis une position de lutte commune au lieu de l’isoler et d’en faire une exception en tant que cause la plus grave, la plus importante ou la plus cruciale de notre temps. Ces appels palestiniens ont également exhorté le mouvement dominant de solidarité avec la Palestine à s’engager dans une analyse et un cadre politiques plus libérateurs au lieu de se fier entièrement au cadre des droits.
Ces approches étaient développées depuis longtemps par des institutions et des organisations cultivant une relation de travail étroite avec les espaces d’organisation arabes et palestiniens. Par exemple, des groupes tels que l’Arab Resource and Organizing Center, le Palestinian Youth Movement, l’US Palestinian Communities Networke et Al-Awda: The Palestinian Right to Return Coalition renforçaient des formes de solidarité bilatérale avec l’International Jewish Anti-Zionist Network, Desis Rising Up & Moving, le Malcolm X Grassroots Movement, Anak Bayan et d’autres organisations communautaires depuis plus d’une décennie, ravivant les relations politiques historiques en sommeil avec ces communautés.
Ces alliances ont contribué à réancrer la Palestine dans le cadre de la lutte commune mis en œuvre avant Oslo, dans lequel la répression sioniste dans les Territoires palestiniens occupés pouvait être liée à des formes d’oppression affectant les communautés de couleur, autochtones et immigrées aux États-Unis, mais aussi les habitants du tiers-monde à l’échelle mondiale – ainsi qu’à leur géographie et leur démographie changeantes.
Ce n’est qu’en 2013 que des institutions plus importantes et plus traditionnelles de solidarité avec la Palestine ont répondu aux appels en faveur d’un cadre et d’une stratégie de lutte commune plus larges. Cela s’est reflété dans des changements de thème majeurs lors de la douzième conférence annuelle de l’US Campaign for Palestinian Rights qui s’est tenue à Arlington (Virginie) et de la conférence National Students for Justice in Palestine organisée à Stanford (Californie). Ces changements se sont traduits par un gain d’espace dans le paysage de la solidarité avec la Palestine, non seulement pour les individus palestiniens, mais aussi pour la politique et les collectifs palestiniens. Par exemple, le Palestinian Youth Movement a commencé à s’engager profondément dans les éléments plus traditionnels du mouvement de solidarité avec la Palestine aux États-Unis en 2013.
Il est essentiel de reconnaître que ce changement ne s’est pas produit en dehors des développements politiques qui ont affecté d’autres mouvements de libération nationale. La montée d’un ordre mondial économique et politique monolithique a joué un rôle crucial dans l’anéantissement du pouvoir de ces mouvements à travers des pratiques d’infiltration, des assassinats et l’emprisonnement de dirigeants. L’émergence des États-Unis en tant que puissance unipolaire, l’effondrement de l’Union soviétique et le déclin du pouvoir politique du mouvement des non-alignés marquent un moment qui a réorienté les stratégies et alliances de ces mouvements, les éloignant des approches axées sur la libération. Celles-ci ont laissé place à un activisme politique moins centralisé et moins idéologique parfois indissociable des discours néolibéraux axés sur l’aide humanitaire, les droits, la non-violence, la politique de représentation et la citoyenneté.
Dans les années 1970 et 1980, le mouvement palestinien a établi des liens réciproques profonds avec des groupes et des causes de ce genre, tels que l’American Indian Movement, la cause de libération nationale portoricaine et le mouvement Black Power, ainsi que ceux qui luttaient pour la fin de l’apartheid sud-africain. Ces liens ont persisté après les accords d’Oslo, mais à cause de la précarité de toutes ces communautés et de tous ces mouvements, les relations ont pris une forme moins centralisée et organisée. De nombreuses personnalités palestiniennes de premier plan, telles que Rabab Abdulhadi, professeur d’études ethniques à l’université d’État de San Francisco, ont persévéré dans les mouvements néolibéraux de solidarité avec la Palestine pour nourrir un héritage de conscience politique plus historique en matière de lutte commune transnationale dans le tiers-monde au sein d’une nouvelle génération.
Les nouveaux développements au sein du mouvement plus large de solidarité avec la Palestine, informés en particulier par ses étudiants et ses jeunes, peuvent être considérés comme un retour à la politique initiale de solidarité qui avait longtemps façonné l’engagement politique de la diaspora palestinienne aux États-Unis à travers un mouvement anticolonialiste plus internationaliste.
Parmi les exemples de nouveaux cadres de lutte commune figurent les délégations en Palestine spécifiques à un sujet ou à une communauté qui se sont multipliées au cours de la dernière décennie. Des organisations et des activistes ont organisé ces programmes pour mettre en évidence les manières dont la lutte palestinienne reflète les prismes multiples de la lutte. Les délégations Interfaith Peace-Builders, par exemple, ont compris à la fois des délégations confessionnelles et des délégations d’autochtones et de personnes de couleur. La façon dont le régime sioniste colonialiste et d’apartheid s’avère être intrinsèquement un projet de violence sexiste a également permis une analyse croissante de la Palestine en tant que question liée au féminisme. Cela s’est traduit par un activisme à la suite de la visite en Palestine d’une délégation d’autochtones et de femmes de couleur.
À l’été 2014, une délégation de journalistes, d’artistes et d’organisateurs noirs représentant Ferguson, Black Lives Matter, le Black Youth Project 100 et les Dream Defenders ont également renforcé les intersections entre la lutte pour la cause noire aux États-Unis et la lutte palestinienne. Suite à ce voyage, un nouveau collectif appelé Black For Palestine a été créé. Ce dernier a publié en 2015 la Déclaration de solidarité des Noirs avec la Palestine, signée par plus de 1 000 personnalités de premier plan et 39 organisations.
À une échelle similaire mais moindre, l’organisation syndicale pour la Palestine s’est accrue, reliant l’exploitation de la main-d’œuvre palestinienne par l’occupation israélienne à la lutte des syndicalistes américains pour des salaires et des conditions de travail équitables. Les membres de base des syndicats américains présentent une solidarité historique avec la Palestine. Par exemple, en 1969, la League of Revolutionary Black Workers à Detroit a officiellement reconnu l’oppression palestinienne comme le reflet du racisme et du colonialisme qui affectaient les Sud-Africains noirs, les Vietnamiens, les Latino-Américains et les Afro-Américains aux États-Unis. Au cours des dernières années, les travailleurs ont engrangé une série de victoires. En 2014, UAW 2865, le syndicat qui représente 14 000 maîtres de conférences, tuteurs et assistants d’enseignement de l’université de Californie, est devenu le premier syndicat américain à approuver une campagne BDS complète à la majorité des voix. Plusieurs autres UAW locales lui ont emboîté le pas, contrecarrant les pressions exercées par UAW International pour invalider leurs votes.
Les nouvelles technologies ont permis de renforcer l’éducation populaire, en particulier parmi la nouvelle génération. Par exemple, les jeunes communiquent par le biais des réseaux sociaux la dureté des conditions de vie sous l’occupation en Palestine, la reliant à l’aide américaine à Israël et aux luttes américaines qui se poursuivent à l’échelle locale pour la justice sociale, l’équité raciale et les droits civiques et humains. Les jeunes non palestiniens qui se sont informés sur l’occupation à travers ces forums et cet activisme sur les campus partagent également des informations à l’aide de ces techniques.
En outre, les médias alternatifs tels que le site web The Electronic Intifada permettent de raviver les alliances naturelles qui ont toujours existé mais qui sont aujourd’hui plus visibles. Les nouvelles relations et collaborations ont favorisé une forme de solidarité plus réciproque, ce qui a permis de sortir le travail de solidarité avec la Palestine de son cloisonnement et de placer la Palestine au cœur des luttes avec les autres communautés luttant contre le colonialisme, la dégradation de l’environnement, les guerres raciales, l’exploitation des travailleurs ou encore et la violence et la répression d’État et à caractère sexiste.
Éclaircir la notion de solidarité pour avancer
Le compte rendu et l’analyse ci-dessus servent de toile de fond pour des suggestions à l’intention des Palestiniens comme des activistes de la solidarité avec la Palestine pour étayer des stratégies intentionnelles, éthiques, efficaces et productives développées dans le but de garantir les droits des Palestiniens.
L’antisionisme comme catalyseur de la mobilisation
Le mouvement de solidarité avec la Palestine entretient un débat de longue date quant à la meilleure approche à employer en tant que catalyseur de la mobilisation : la lutte contre l’occupation, l’antisionisme et/ou la solidarité avec la Palestine. L’absence de consensus est en partie due au fait que les trois approches sont parfois abordées comme étant antinomiques. La forme dominante d’activisme en solidarité avec la Palestine défie l’occupation israélienne en Cisjordanie et dans la bande de Gaza, mais ne remet pas toujours en question le sionisme en tant qu’idéologie raciste et colonialiste. En conséquence, elle permet au sionisme de s’ériger en exception et rend possible le développement de la répression sioniste contre les appels du mouvement – même minimes – en faveur des droits humains et civiques.
En effet, la répression sioniste aux États-Unis s’est intensifiée aux niveaux étatique, institutionnel et interpersonnel dans la mesure où le mouvement plus large a permis un engagement dans la logique sioniste dans les forums traditionnels. Les organisateurs de la solidarité avec la Palestine seraient bien avisés de clarifier ce qu’est le sionisme et de limiter les marges de tout engagement dans la rhétorique, l’exceptionnalisme et le financement sionistes dans les espaces d’organisation collective du mouvement. Par exemple, en avril 2016, le conseil d’administration de l’université de Californie a tenté d’adopter une clause dans le cadre d’une déclaration de principes contre l’intolérance nouvellement adoptée, censée définir l’« antisionisme » comme une forme d’« intolérance » et le rendre équivalent à l’antisémitisme. La déclaration a été modifiée mais a tout de même été adoptée, instituant une tolérance zéro pour « les formes antisémites d’antisionisme ».
Ce mouvement a contraint les groupes californiens de solidarité avec la Palestine à un large recul et entraîné une remise en question politique du sionisme en tant qu’idéologie légitime. L’International Jewish Anti-Zionist Network a entrepris une enquête approfondie sur la façon dont les forces sionistes ont établi un système financier pour réprimer le mouvement palestinien et d’autres mouvements militant pour la justice sociale dans un rapport intitulé « The Business of Backlash » (« Le business du retour de flamme »), tandis que Palestine Legal et le Center for Constitutional Rights ont produit un rapport exhaustif portant sur les manières dont la Palestine est érigée en exception et la mise en œuvre des politiques de répression qui violent les droits et les droits civiques prévus par le Premier amendement.
D’un côté, la répression sioniste resserre l’espace permettant d’engager la cause palestinienne dans des voies éthiques et centrées sur la justice sans subir de conséquences graves. De l’autre, les mesures adoptées pour criminaliser l’activisme pro-palestinien font l’objet de discussions actives et donnent lieu à ce que l’on pourrait définir comme une dénormalisation du sionisme – notamment par des groupes qui ne s’étaient pas engagés auparavant dans un tel activisme. Des organisations de premier plan au sein du mouvement, telles que Jewish Voice for Peace, approfondissent leur engagement dans les principes antisionistes et refusent de laisser les méthodes conciliantes devenir des stratégies légitimes. Elles refusent également de représenter l’identité juive comme un discours monolithique et uni-national. Leur travail de lutte contre la répression est essentiel au développement de l’entité politique de la solidarité.
De même, les activistes du mouvement feraient bien d’articuler pleinement la manière dont le sionisme atteint les communautés au-delà des Palestiniens. Le mouvement peut s’appuyer sur des organisations telles que le Malcolm X Grassroots Movement, qui poursuivent ce travail depuis longtemps, pour cultiver un discours et une stratégie politiques proportionnées. Ils seraient en outre bien avisés d’approfondir l’étude du rôle joué par Israël dans la répression mondiale afin de renforcer un mouvement mondial antisioniste.
Le « S » de BDS
Les victoires enregistrées au sein du mouvement de solidarité avec la Palestine à travers les boycotts de consommateurs et les campagnes de désinvestissement institutionnel ont éclipsé le rôle du « S » de BDS. En se concentrant uniquement sur les profits des entreprises privées dans le travail de BDS, les activistes éliminent par inadvertance le fondement et les fonctions des États-nations israélien et en l’occurrence américain en tant qu’entreprises coloniales. De plus, les appels lancés en faveur d’un changement législatif ou d’une participation aux efforts de boycott soutiennent dans les faits les mérites de cet État colonial. Il s’agit là d’une contradiction fondamentale entre stratégie libérale et philosophie révolutionnaire, qui hante depuis longtemps la lutte palestinienne comme beaucoup d’autres mouvements de libération et qui place les citoyens palestiniens d’Israël face à des dilemmes majeurs. Alors que les États-Unis continuent de céder aux pressions sionistes, d’étendre les programmes impérialistes dans la région et à l’échelle mondiale et d’accroître les mesures de maintien de l’ordre, la violence étatique et le complexe pénitentiaire industriel aux États-Unis, le mouvement a le devoir d’intensifier l’opposition.
Le travail de solidarité de la Palestine se focalise depuis longtemps sur l’appel à la fin de l’aide militaire apportée par les États-Unis à Israël. Cependant, une grande partie de ce travail était irréalisable dans la mesure où celui-ci reposait sur de vastes campagnes telles que des protestations, des lettres et des rencontres avec des représentants du Congrès. Bien que ces stratégies aient exercé une pression politique, elles n’ont pas mis en avant des formes de responsabilisation ou des tactiques pour renforcer la longévité du mouvement face aux promesses vides des dirigeants élus. Aujourd’hui, le mouvement de solidarité avec la Palestine et ses alliés obtiennent des victoires plus conséquentes en travaillant sur des campagnes locales de sanctions qui relient l’oppression des Palestiniens au rôle joué par Israël à travers son commerce d’armes et ses programmes de formation à la sécurité à l’échelle locale aux États-Unis, dans la politique municipale et les systèmes militarisés de maintien de l’ordre.
Le plaidoyer en faveur de la fin de ces programmes de formation et de l’engagement auprès des forces de l’ordre locales prend appui sur l’héritage du plaidoyer en faveur des sanctions tout en formant un engagement vis-à-vis des communautés et des causes locales liées à la justice sociale. En Californie, la Stop Urban Shield Coalition est un exemple de groupe qui relie les structures d’oppression locales et mondiales à travers des campagnes d’organisation locales multi-sectorielles.
La solidarité avec la Palestine et les espaces d’organisation palestiniens
Bien que le changement de politique récemment opéré dans de nombreux espaces de solidarité ait débouché sur un mouvement de solidarité avec la Palestine plus robuste, plus multisectoriel, plus visible et mieux fourni en ressources suffisantes aux États-Unis, cela s’accompagne de défis. Ces structures et stratégies demeurent en grande partie inaccessibles à de nombreuses communautés palestiniennes aux États-Unis, qu’elles ne parviennent pas à refléter et qui estiment que la diaspora devrait jouer un rôle dans un collectif transnational guidé par une philosophie de libération. Ces communautés insistent sur le fait que le droit au retour ne doit pas être sacrifié, même à des « fins stratégiques ».
Le travail actuel de solidarité avec la Palestine se retrouve dans des sites localisés et ne propose que des canaux informels pour l’émergence de nouvelles initiatives et de nouvelles conversations. Le rétablissement les liens du peuple palestinien doit être une composante essentielle des stratégies de toutes les organisations palestiniennes. Il s’agit là d’un des principaux objectifs du Palestinian Youth Movement. Dans le même temps, les organisations de solidarité devraient offrir un soutien, des ressources, un partage des compétences et plus encore aux collectifs palestiniens pour contribuer au mouvement global.
Le soutien à l’organisation et à la création d’espaces communautaires pour les Palestiniens et les Arabes ne doit pas être interprété à tort comme de l’ethnocentrisme. Au contraire, ceci est ancré dans l’idée que les Palestiniens, en tant que peuple diasporique, doivent construire leurs archives historiques, leur sentiment d’appartenance à une communauté et à un peuple pour poursuivre une stratégie de libération plus coordonnée. C’est en particulier le cas dans la mesure où l’histoire palestinienne continue d’être effacée faute de base territoriale. Ce soutien n’a jamais été un appel destiné à privilégier les individus palestiniens comme faisant autorité sur des sujets et des décisions, ni à idolâtrer ou à idéaliser les Palestiniens pour leur « identité » ou leur expérience individuelle et leur condition de peuple colonisé.
Il est important pour les individus palestiniens comme pour leurs alliés de ne pas reproduire les définitions arbitraires de la politique d’authenticité et de ne pas suivre des directives venant d’individus palestiniens qui ne représentent pas un processus palestinien plus collectif. Il est également crucial pour les Palestiniens de ne pas se prêter au jeu de la victimisation et de ne pas s’éloigner des circuits plus larges des non-Arabes qui se sacrifient depuis longtemps pour la lutte palestinienne ou des nombreux alliés qui luttent contre leurs propres formes d’oppression.
Dans le même temps, il est important de rendre compte de l’histoire du mouvement palestinien. Le récit de l’expérience des Palestiniens et de la solidarité avec la Palestine aux États-Unis ne commence pas le 11 septembre 2001, ni avec BDS. Bien que les archives palestiniennes ne soient pas aussi complètes et accessibles que celles de leurs homologues, de nombreuses sources et de nombreuses personnes peuvent encore contribuer à enrichir l’histoire de l’œuvre palestinienne aux États-Unis. S’il est important de mener des recherches sur la longue histoire de la répression à laquelle les communautés palestiniennes ont été confrontées, il l’est davantage de faire de même pour leurs stratégies de longue date en matière de résilience, de solidarité et d’organisation.
Il est également essentiel de se concentrer sur les relations établies depuis des décennies par le mouvement palestinien avec d’autres communautés et dans les rues, pas seulement à l’université. L’Arab American Action Network à Chicago illustre la valeur de ces liens de longue date. En s’appuyant sur ces enseignements et ces accomplissements, une pratique organisationnelle d’un genre différent sera favorisée – une pratique à travers laquelle les Palestiniens, avec leurs alliés, pourront construire l’histoire de manière à ne pas devoir réinventer une nouvelle stratégie de libération à chaque génération et dans chaque contexte géographique.
Les communautés affectées par la guerre contre le terrorisme
Le travail de plaidoyer sur la Palestine ne tient pas compte de l’expérience raciale des communautés affectées par la guerre contre le terrorisme aux États-Unis et les guerres menées par les États-Unis dans la région séparent délibérément les luttes pour la justice en Palestine et les luttes pour la justice dans les autres communautés. L’islamophobie ne se présente pas comme une peur de l’inconnu et n’est pas le fruit de l’ignorance. Il s’agit plutôt d’un résultat de la mise en œuvre institutionnalisée de politiques de guerre, de violence et de subjugation raciale. Ces politiques contribuent à et sont informées par l’effort déployé par les États-Unis pour sécuriser leurs intérêts dans la région arabe et leurs relations avec Israël, au même titre que le rôle croissant d’Israël dans la militarisation, la lutte contre le terrorisme, le complexe pénitentiaire industriel et le maintien de l’ordre aux États-Unis.
Les Palestiniens et les activistes de la solidarité avec la Palestine doivent articuler la relation entre la Palestine et la guerre contre le terrorisme ainsi que le lien entre la racialisation des communautés touchées aux États-Unis et la patrie arabe. Dans la mesure où le mouvement a largement évité ces questions à ce jour, la communauté palestinienne ne sait pas comment mieux situer la Palestine dans le cadre du programme politique de lutte contre l’islamophobie de l’administration Trump. Par exemple, le travail en solidarité avec la Palestine aborde rarement l’appareil de sécurité américain en expansion constante dans le cadre de la guerre contre le terrorisme. Des groupes tels qu’American Muslims for Palestine proposent de nouveaux programmes pour réconcilier ce paradoxe.
En effet, dans les espaces du mouvement de solidarité avec la Palestine, il n’y a pas suffisamment de discussions sur les efforts visant à éliminer les politiques d’espionnage secret, notamment les déclarations d’activité suspecte ou le nouveau programme de lutte contre l’extrémisme violent du département de la Sécurité intérieure. Le mouvement éprouve également des difficultés à s’organiser contre les sections locales des Joint Terrorism Task Forces. Des programmes équivalents, inaugurés avec l’opération Boulder de l’administration Nixon, ont été mis en œuvre au cours de la première Intifada pour surveiller les communautés palestiniennes. Ces derniers ont été en grande partie fermés en 1993, mais ont été rouverts après 2007 dans la majorité des capitales des États américains.
Un mouvement politique démocratique et intersectoriel qui privilégie l’autonomisation des communautés est nécessaire. La lame de fond de l’activisme d’aujourd’hui peut y contribuer et y contribuera, tout comme l’engagement des jeunes qui allient service et politique tout en reliant les besoins locaux et transnationaux de la communauté palestinienne. Les victoires en matière de désinvestissement ne sont pas insignifiantes, mais elles ne peuvent masquer les sombres réalités et revers politiques qui continuent d’affecter les Palestiniens.
L’objectif final n’est pas une nouvelle victoire en matière de désinvestissement, mais le droit au retour et la fin de la colonisation sioniste, ainsi que la fin de la violence étatique et de l’injustice raciale qui affectent les communautés palestiniennes et leurs alliés aux États-Unis. C’est un programme ambitieux, mais les Palestiniens ont appris de leur histoire récente que plus ils concèdent, rationalisent et renoncent, plus ils perdent. En élargissant les marges, en voyant grand, on pourra faire en sorte que les réfugiés palestiniens rentrent chez eux.
* Loubna Qutami est doctorante au département d’études ethniques de l’université de Californie à Riverside. Qutami est ex-directrice exécutive du Centre culturel et communautaire arabe (ACCC) à San Francisco, et membre fondateur et ex-coordinatrice générale internationale du Mouvement de la jeunesse palestinienne (PYM).
4 janvier 2018 – Al-Shabaka – Traduction : Chronique de Palestine – Valentin B.