Par Vijay Prashad
Il n’y a guère de critique sérieuse de l’état israélien, y compris du camp d’Hillary Clinton.
En 2006, Hillary Clinton rencontra le comité de rédaction de The Jewish Press. Interrogée sur les élections qui avaient eu lieu dans les Territoires palestiniens occupés, Clinton a répondu qu’elle n’était pas satisfaite des résultats parce que le Hamas en était sorti vainqueur. « Je ne pense pas que nous aurions dû encourager la tenue d’élections dans les Territoires palestiniens, » l’entend-t-on dire dans un enregistrement audio rendu public il y a quelques jours. « Je pense que c’était une grave erreur. » Clinton voulait que ce soit le Fatah, partenaire le plus fiable, qui gagne, pas le Hamas, que les Etats-Unis considèrent comme une organisation terroriste. Tout l’establishment étatsunien voulait la victoire du Fatah, donc les opinions de Clinton n’ont pas de quoi vraiment surprendre. Mais ce qu’elle a dit ensuite devrait donner à réfléchir à toute personne soucieuse de démocratie : « Et si nous étions décidés à appuyer des élections, » a-t-elle dit, « alors nous aurions dû veiller à faire « quelque chose » pour que le vainqueur soit celui de notre choix. »
En d’autres termes, les Etats-Unis, devraient non seulement soutenir un camp en particulier lors d’un scrutin électoral, mais ils devraient aussi faire ‘quelque chose’ pour truquer le résultat. L’idée qu’une puissance étrangère puisse intervenir pour fabriquer un résultat électoral ne serait pas de nature à surprendre l’appareil de politique étrangère étatsunien. Que ce soit lors des élections italiennes de 1948 ou des élections en France ou en Grèce dans la période d’après guerre, la Central Intelligence Agency des Etats-Unis (CIA) est intervenue pour faire échec aux communistes et permettre aux conservateurs d’accéder au pouvoir. Il s’est produit à peu près la même chose lors des élections de 1953 aux Philippines et celles du Japon en 1955. Ça devint une habitude, cette idée que ‘quelque chose’ devrait être fait pour s’assurer de la victoire des forces pro étatsuniennes.
Que se passe-t-il lorsque les Etats-Unis commettent une ‘grave erreur’ – comme l’a dit Mme Clinton – et n’interviennent pas pour garantir le bon résultat ? Les preuves accumulées au cours des dernières décennies montrent que les gens d’un pays qui ne votent pas comme il faut sont punis de différentes manières – soit leurs dirigeants élus sont renversés par un coup d’état (comme Arbenz au Guatemala en 1954), soit leur pays est mis en état de siège médiéval (comme l’Iran, après l’arrivée au pouvoir de Mahmoud Ahmedinejad en 2005). La victoire du Hamas en 2006 eut de terribles conséquences pour les Palestiniens (déjà sous occupation et privés du droit à leur terre) – elle mena au blocus de Gaza, où le Hamas remporta une victoire décisive, et ensuite au feu vert de Washington pour le bombardement brutal et périodique de l’enclave par Israël (2006, 2008, 2009, 2010, 2012 et 2014). Gaza saigne parce que Israël et les Etats-Unis semblent vouloir punir l’enclave pour ses choix électoraux de 2005.
Le 19 octobre, le nouveau Rapporteur Spécial sur la situation des droits de l’homme dans les Territoires palestiniens – le professeur de droit Michael Lynk – a rendu son rapport. Sa lecture n’a rien de réjouissant, comme celle de tous les rapports des Rapporteurs spéciaux qui l’ont précédé. Le plus frappant dans ce rapport, c’est qu’il consacre une longue partie à l’effondrement de l’économie palestinienne – vertigineux à Gaza – et à l’immense sentiment de désespoir qu’occasionnent cet effondrement et le garrot israélien qui se resserre autour des Palestiniens.
Les phrases sur l’économie martèlent l’esprit – « L’économie palestinienne n’a pas progressé » et « le chômage augmente comme un fléau social. » Les données sont accablantes. Sur Gaza, le Rapporteur Spécial écrit, « En 2016, deux ans après la fin des dernières hostilités, 45 pourcent seulement des besoins énergétiques de Gaza sont assurés, ce qui se traduit par des coupures de courant de 16 à 18 heures par jour ; seuls 70 pourcent de la population de Gaza disposent d’eau du robinet pendant 6 à 8 heures tous les deux à quatre jours ; et les maisons de 65 000 Gazaouis n’ont toujours pas été reconstruites après l’escalade des hostilités de 2014. » De tels faits sont douloureux. Ce sont les conséquences du blocus imposé par Israël et les Etats-Unis parce qu’ils n’ont pas aimé le résultat des élections de 2005.
Le rapport est empreint de désespoir. Tout au début, M. Lynk écrit que les attaques ou supposées attaques des Palestiniens sont perpétrées par des mineurs, « ce qui est particulièrement inquiétant en raison du sentiment de désespoir que ceci semble manifester. » Ces attaques (et supposées attaques) sont commises par des jeunes qui se lancent avec des couteaux de cuisine sur des gardes de sécurité. Il y a quelque chose de profondément triste dans tout ceci – ces jeunes ne sont pas des terroristes appartenant à des groupes bien organisés, mais des enfants qu’on a mis dos au mur. A la fin de l’année dernière, j’ai rencontré des jeunes des camps de Ramallah dont la frustration était palpable. « On doit faire quelque chose, » me disaient-ils, « agir d’une manière ou d’une autre. » Le monde s’est refermé autour d’eux ; que ce soit le mur qui les encercle, les postes de contrôle qui les humilient, les démolitions punitives et les transferts forcés qui brisent leur communauté ou l’impossibilité pour eux d’imaginer un avenir autre.
J’avais pris connaissance de la violence faite aux enfants dans les écrits de Nadera Shahloub-Kevorkian, qui enseigne à l’Université hébraïque. Son travail met l’accent sur l’élimination lente de l’enfance palestinienne. J’ai interrogé M. Lynk sur cette question des enfants. « Un grand nombre des attaques ou prétendues attaques au cour de l’année dernière semblent avoir été commises par des mineurs et de jeunes adultes, » m’a-t-il dit. Lorsqu’il se trouvait à Amman en juillet, M. Lynk a entendu parler de la condition de la jeunesse. « Le tableau qu’on nous a dressé nous a appris qu’il existait, chez un grand nombre, le sentiment qu’il n’y avait à l’horizon aucun avenir politique viable, que l’occupation s’intensifiait, que la laideur du discours politique défendant l’occupation sautait aux yeux, que le sentiment de confinement personnel et l’absence de mobilité pour parcourir même de courtes distances était palpable, que le taux de chômage des jeunes Palestiniens était élevé et en hausse, et que la fracture politique palestinienne et le manque de stratégie pour aller de l’avant aggravaient le sentiment de désespoir. » C’est une combinaison toxique. Voilà pourquoi M. Lynk écrit dans ce rapport à l’ONU, « La détresse des enfants constitue souvent le baromètre de la gravité d’une situation.”
Totale impunité
L’une des grandes tragédies passées sous silence de cette situation c’est, qu’il y a peu de critiques sérieuses de l’Etat d’Israël. La critique est étouffée par des accusations d’antisémitisme. Très récemment American Express a refusé de sponsoriser Roger Waters, leader des Pink Floyd parce qu’il a critiqué l’occupation israélienne. Réduire ainsi ses critiques au silence a permis à Israël d’éviter d’avoir à répondre de ses violations du droit international. En effet, Israël n’autorise pas les Rapporteurs spéciaux à pénétrer dans les Territoires occupés, ce qui constitue une infraction à ses obligations en qualité de membre de l’ONU. M. Lynk a rencontré des gens en Jordanie, pas en Palestine. Cette attitude d’Israël lui vaut de se comporter à sa guise en Palestine – conscient qu’il ne sera pas sérieusement critiqué et que les Etats-Unis le protègeront de toute sanction. En fait, une aide militaire substantielle accordée par la Maison Blanche de Barak Obama est un certificat de moralité pour Israël qui lui permet de continuer à appliquer ses politiques illégales.
Michael Lynk fait l’inventaire de l’utilisation de la force létale – « souvent sans justification. » La lecture en est pénible. Il m’a dit qu’au cours des neuf derniers mois des groupes israéliens de défense des droits de l’homme « ont souligné le taux de succès très faible des plaintes déposées auprès de l’armée israélienne concernant des violations apparentes des droits de l’homme et de la sécurité. » C’est pour cette raison qu’en mai de cette année, B’Tselem – l’une des organisations des droits de l’homme israéliennes les plus respectées – a décidé de ne plus coopérer avec le système militaire de maintien de l’ordre. Et ceci après une coopération de 25 ans. Yesh Din, autre organisation de défense des droits de l’homme, explique que ne pas être tenus de rendre des comptes signifie « la quasi impunité en matière de poursuites judicaires pour les soldats des Forces de Défense Israéliennes. » Ils ont le permis d’agir à leur guise.
Pas étonnant que la conclusion de M. Lynk soit sombre. « Ne pas devoir répondre de ses actes est une question systémique bien ancrée,’ avance-t-il. ‘Cela contribue à perpétuer un cycle continu de violence, étant donné que les soldats semblent agir en toute impunité, livrant le message que la vie des Palestiniens ne compte pas, tandis que la peur et le désespoir grandissent au sein de la population palestinienne.
M. Lynk m’a dit que le fait que les soldats israéliens n’aient pas à répondre de leurs actes et l’utilisation généralisée des punitions collectives contre les Palestiniens a fait croître le cynisme politique. C’est ce qui conduit aux actes de violence individuels. « C’est un choix inefficace et qui est souvent une condamnation à mort pour l’auteur, » dit-il. « C’est le reflet du désespoir ressenti par beaucoup. »
La politique se meurt en Palestine. Elle est assassinée par l’occupation et ses acteurs, y compris les Etats-Unis. Il reste des poches de résistance, mais elles sont assaillies par Israël. La plus récente arrestation d’un militant non-violent par Israël est celle de Salah Khawaja du Popular Struggle Committee (comité de lutte populaire) de Ni’lin et du Committee Against the Wall and Settlements (comité contre le mur et les colonies). Il est détenu – au secret – dans la prison Petah Tikva. Lorsque Mme Clinton a dit qu’elle n’aimait pas le résultat de l’élection de 2006 et que les Etats-Unis auraient dû faire « quelque chose, » elle a dit, au fond, que les Etats-Unis auraient dû agir à couvert pour obtenir le résultat souhaité. Maintenant, c’est ouvertement qu’Israël écrase les manifestants pacifiques non-violents. Il met la pression sur la Palestine, l’asphyxie, la menant ainsi au désespoir. Pendant ce temps le monde ne dit mot.
Auteur : Vijay Prashad
* Vijay Prashad est un historien, auteur et journaliste indien, directeur des Etudes Internationales au Trinity College.Il a dirigé la publication de « Letters to Palestine » (Verso). Son compte Twitter.
2 novembre 2016 – AlterNet – Traduction : Chronique de Palestine – MJB