Par Patrick Cockburn
La responsabilité du gouvernement britannique et de ses services de renseignement dans le processus qui a permis au kamikaze Salman Abedi de se faire exploser, lors d’un concert pop à Manchester, est éclipsée, un an plus tard, par le chagrin et le deuil suscités par la mort et les blessures de tant de personnes.
Cela fait mal au cœur d’entendre les enfants blessés et les proches des morts dire qu’ils n’en veulent à personne pour les horreurs qu’ils ont vécues, et que, s’ils ressentent de la colère, c’est seulement contre le kamikase lui-même. Les victimes ont répété à plusieurs reprises qu’elles ne voulaient pas que le massacre de la Manchester Arena soit utilisé pour créer des divisions dans leur ville.
L’inconvénient de cette attitude louable est qu’elle absout automatiquement les autorités britanniques, alors que ce sont leurs décisions et leurs actions fautives qui ont pavé la route à ce cauchemar. Les appels contre la division et l’accent mis sur le courage des survivants ont fait taire les attaques contre le gouvernement qui en profite pour accuser ceux qui le critiquent de déresponsabiliser Abedi.
La situation est idéale pour l’ancien premier ministre David Cameron qui a décidé en 2011 d’intervenir militairement contre Mouammar Kadhafi. Soi-disant pour protéger, par souci humanitaire, les habitants de Benghazi, mais – comme l’a indiqué l’an dernier un rapport dévastateur de la commission des affaires étrangères de la Chambre des Communes – ce souci s’est rapidement transformé en « une politique opportuniste de changement de régime ».
L’intervention militaire a réussi et à la fin de l’année, Kadhafi était mort. Le pouvoir en Libye est passé aux mains des milices islamistes, y compris celles auxquelles la famille Abedi était déjà associée. Les photos montrent les frères de Salman posant les armes à la main. La Libye a été plongée dans une guerre civile sans fin et Benghazi, que Cameron et l’ancien président français Nicolas Sarkozy voulaient tant sauver, est aujourd’hui un champ de ruines. Et bien sûr, l’EI a profité de l’anarchie en Libye pour étendre son influence meurtrière.
Voilà la réalité libyenne qui a été créée par Cameron et Sarkozy, avec le soutien hésitant de Barack Obama, le président américain de l’époque, qui a qualifié la débâcle libyenne de « show merdique ».
La Libye est devenue un endroit où les membres de la famille Abedi, de retour de leur long exil à Manchester, ont pu donner libre cours à leur militantisme islamiste. Ils ont intégré la variante toxique de l’islam adoptée par les clones d’Al-Qaïda, et profité de l’expérience militaire que ces derniers avaient acquise pendant la guerre d’Irak, pour construire des bombes truffées de morceaux de métal qui multiplient les blessures. Les matériaux pour construire ces bombes sont facilement disponibles dans des pays comme la Grande-Bretagne.
Certes, Salman Abedi est responsable de ce qu’il a fait, mais il n’aurait pas pu tuer 22 personnes, ni en mutiler 139 autres, dont la moitié sont des enfants, si le gouvernement britannique n’avait pas fait ce qu’il a fait en Libye en 2011. Et sa responsabilité s’étend bien au-delà de sa décision désastreuse de s’impliquer dans la guerre civile libyenne, de renverser Kadhafi et de le remplacer par des tribus et des milices belligérantes.
Dans les années 1990, Manchester est devenu le siège d’un petit, mais dangereux, groupe de Libyens exilés appartenant à des groupes anti-Gaddafi, comme le Libyan Islamic Fighting Group, qui combattaient originellement les communistes en Afghanistan. Après l’invasion de l’Irak en 2003, des mesures strictes ont été prises par le MI-5 et la police contre les Libyens soupçonnés de sympathies envers Al-Qaïda en Irak et, plus tard, envers l’EI. Ils étaient soumis à des ordonnances de contrôle antiterroriste qui permettaient de surveiller et de restreindre leurs déplacements, et leurs passeports leur étaient souvent confisqués.
Mais quand la Grande-Bretagne a rejoint la guerre contre Kadhafi, ces terroristes présumés sont devenus des alliés utiles. Les ordonnances de contrôle ont été levées, on leur a rendu leurs passeports, et on leur a dit que le gouvernement britannique verrait d’un bon œil qu’ils aillent Libye se battre contre Kadhafi. Contrairement aux années précédentes, ils ont pu circuler librement dans les aéroports britanniques. Des militants auraient même raconté que lorsqu’ils avaient des problèmes avec la police antiterroriste, les officiers du MI-5, avec lesquels ils étaient en contact, intervenaient pour faciliter leur passage vers le front en guerre en Libye où le MI-6 coopérait avec le Qatar et les Émirats arabes unis qui finançaient l’opposition armée à Kadhafi.
Cette alliance opportuniste entre les services de sécurité britanniques et les Salafistes-djihadistes libyens explique peut-être comment Salman Abedi, qui figurait pourtant désormais tout en haut de la liste des terroristes potentiels, a pu revenir à Manchester sans entrave quelques jours avant de se faire exploser.
Il devrait y avoir beaucoup plus d’indignation publique et médiatique sur le rôle du gouvernement britannique dans la destruction de la Libye, en particulier son « alliance » avec des islamistes dangereux vivant en Grande-Bretagne pour faire avancer sa politique étrangère. Les faits – catastrophiques – sont maintenant bien établis grâce aux enquêtes parlementaires et médiatiques.
La justification officielle de l’intervention militaire britannique en Libye était d’empêcher le massacre de civils à Benghazi par les forces de Kadhafi. Ce qui avait suscité cette crainte c’était un discours agressif de Kadhafi qui pouvait signifier qu’il avait l’intention de tous les tuer. David Cameron, ainsi que Liam Fox, le ministre de la Défense de l’époque, et William Hague, le secrétaire aux Affaires étrangères de l’époque, ont pris soin de ne pas dévier d’un iota de cette justification, et ils ont raison, c’est sans doute la seule manière de défendre leurs actions. Mais un rapport du Comité spécial des affaires étrangères de la Chambre des communes indique que l’idée que Kadhafi « allait massacrer les civils à Benghazi n’était pas étayée par les preuves disponibles ». Ce rapport rappelle qu’il avait repris d’autres villes aux rebelles et n’avait pas attaqué la population civile.
Les Britanniques ont emboîté le pas à la France dans l’intervention militaire, et Sarkozy a aussi prétendu vouloir défendre le peuple de Benghazi pour justifier sa politique. Nous sommes un peu mieux informés sur les véritables motivations françaises grâce à un rapport rédigé début 2011 par Sidney Blumenthal, conseiller non officiel d’Hillary Clinton, alors secrétaire d’Etat américain, après une réunion avec des officiels des services de renseignement français sur les motifs de Sarkozy pour l’intervention, rapport qui a été révélé par le Freedom of Information Act.
Ces officiels ont déclaré à Blumenthal que Sarkozy avait cinq bonnes raisons d’intervenir : la première était « le désir d’obtenir une plus grande part de la production pétrolière libyenne » et la seconde, d’accroître l’influence française en Afrique du Nord. Ses autres objectifs étaient d’améliorer sa propre position politique en France, de permettre aux militaires français de réaffirmer leur position dans le monde, et d’empêcher Kadhafi de supplanter la France en tant que puissance dominante en Afrique francophone.
Ces officiels du renseignement n’ont aucunement mentionné la préoccupation de Sarkozy pour la sécurité du peuple libyen. Cameron, Hague et Fox avaient-ils des motifs plus purs et plus altruistes que leurs homologues français ? Le plus probable est que l’objectif a toujours été un changement de régime dans l’intérêt national des puissances étrangères qui l’ont provoqué.
Reprocher à Cameron et Sarkozy leur hypocrisie va de soi, mais ce n’est pas tout, il y a beaucoup plus grave. Ces dirigeants ont trahi les intérêts nationaux qu’ils cherchaient à promouvoir. Ils ont détruit la Libye en tant que pays, réduit ses six millions d’habitants à la misère, et ont fait le jeu d’individus comme Salman Abedi.
* Patrick Cockburn est un journaliste de The Independent spécialisé dans l’analyse de l’Irak, la Syrie et les guerres au Moyen-Orient. Il est l’auteur de Muqtada Al-Sadr, the Shia Revival, and the Struggle for Iraq et de Age of Jihad: Islamic State and the Great War for the Middle East.
26 mai 2018 – The Independent – Traduction : Chronique de Palestine – Dominique Muselet