Par Majd Salem
« Nos enfants sont jetés à la mer et les poissons les mangent. »
J’ai eu de la chance. A la fin de mes études secondaires à Gaza en 2016, j’ai obtenu une bourse d’études à l’université en Tunisie. Il fallait que j’échappe à la peur et à la tension qui règnent à Gaza pour me concentrer sur mes études.
Je me souviens encore de mes premiers jours à Tunis. Tout était nouveau et excitant.
J’ai découvert le train que je n’avais vu qu’à la télévision et dans les films qu’on regardait à la maison. Par la fenêtre du train, j’ai aperçu des montagnes pour la première fois de ma vie. Gaza est une ville côtière ; il n’y a pas de montagnes. La plupart des montagnes de Palestine se trouvent en Cisjordanie, où les Gazaouis ne peuvent pas aller à cause du siège israélien.
J’étais tellement émerveillé que j’ai oublié de descendre à la station où j’allais.
Il m’a fallu vivre un certain temps dans mon nouveau pays pour me rendre compte que la vie pouvait aussi y être dure, et que les perspectives économiques pour les jeunes, ici aussi, pouvaient être sombres. Et je me suis dit que Gaza et la Tunisie se ressemblaient de ce point de vue. J’étais loin de me douter à quel point c’etait vrai.
Tragédie en Méditerranée
Le 21 septembre 2022, un bateau transportant 19 jeunes Tunisiens – qui tentaient d’échapper aux désastreuses conditions économiques du pays en émigrant illégalement vers l’Italie – a coulé en Méditerranée, à plusieurs kilomètres de la côte. Les parents dont les enfants avaient disparu ont accusé l’État de faire preuve de négligence dans la recherche des survivants.
Le 10 octobre, des pêcheurs locaux ont décidé d’entreprendre eux-mêmes des recherches. Ce qu’ils ont trouvé a dépassé nos pires attentes. Les pêcheurs ont repéché un certain nombre de corps de jeunes gens et les ont remis aux garde-côtes tunisiens pour identification. L’examen des corps, ainsi que des passeports détrempés et d’autres documents trouvés avec eux, a révélé qu’il ne s’agissait pas d’émigrants tunisiens, mais de Palestiniens.
Leur bateau, en route pour l’Europe, était parti de Libye avec 11 jeunes Palestiniens à bord. Huit des victimes de la noyade ont été identifiées comme étant des Gazaouis. Leurs noms sont Talal Al-Shaer, Muhammad Al-Shaer, Adam Shaat, Aheed Abu Zureik, Younus Al-Shaer, Muhammad Qeshta, Moqbel Aateem et Khalil Fares. Ils étaient originaires de mon pays et, comme moi, à la recherche d’une vie meilleure.
Selon le Bureau central palestinien des statistiques, les jeunes de Gaza (18 à 29 ans) représentent 21,5 % de sa population.
Beaucoup sont diplômés de l’université dans différentes spécialités. Le taux d’analphabétisme à Gaza est l’un des plus bas au monde, mais le chômage y est l’un des plus élevés ; près de 80 % des jeunes de Gaza sont sans emploi.
Les conditions de vie sont souvent insupportables. Un rapport des Nations unies publié en 2012 indiquait que Gaza serait devenu inhabitable en 2020.
Et bien sûr, en ce début de l’année 2023, la situation est encore pire. L’environnement chaotique et contraint créé par le siège israélien et la menace constante d’une attaque engendrent le désespoir et la détresse. La bande de Gaza est souvent décrite comme la plus grande prison à ciel ouvert du monde. Les jeunes cherchent tous un moyen de partir, même si c’est dangereux, car rien ne leur semble pire que ce qu’ils sont obligés de vivre chaque jour dans leur ville assiégée.
Le cimetière des étrangers
Il existe un cimetière dans la ville côtière de Zarzis, dans le sud de la Tunisie, appelé le « cimetière des étrangers ». Les dépouilles des personnes qui se sont noyées en essayant de passer de la Libye à l’Europe, et dont les corps se sont échoués sur le rivage, y sont enterrés. Seules quelques-unes des plus de 400 tombes portent un nom ; les autres sont anonymes.
Ghassan Bourguiba est un militant tunisien de Zarzis qui suivait les recherches de ceux qu’il pensait être des habitants de sa région morts noyés en tentant d’améliorer leur vie. Lorsqu’il a découvert que les morts étaient palestiniens et non tunisiens, il a téléchargé une vidéo sur son compte Facebook.
Sur cette vidéo, l’un des parents tunisiens qui avaient perdu leurs fils dans l’épave du bateau a déclaré : « Même si les morts que nous avons trouvés près de notre ville sont des Palestiniens et non nos fils perdus, nous leur organiserons des funérailles ».
« Nous les enterrerons à nos frais dans des tombes gravées de leurs noms dans le cimetière de notre ville, et ne les mettrons pas dans le cimetière des étrangers car nous les considérons comme nos fils », a-t-il ajouté.
À Gaza, un parent de Younus Al-Shaer a vu la vidéo et a contacté Bourguiba pour lui communiquer la liste de tous ceux dont ils n’avaient plus de nouvelles depuis que le contact avait été perdu avec leur bateau. Bourguiba se souvient d’avoir appelé la famille d’Al-Shaer à Gaza pour lui confirmer que Yunous faisait partie des morts.
« Personne ne peut imaginer le profond chagrin et l’immense douleur que j’ai ressentis lorsque j’ai dû leur annoncer ce qui était arrivé à leur fils », a-t-il confié.
La sœur d’Al-Shaer a déclaré aux médias locaux qu’elle avait supplié son frère de rester à Gaza. Elle l’a imploré de terminer ses études à l’université.
Mais il lui a répondu : « Tu vois tous les diplômés qui sont au chômage ici ! Je ne veux pas être comme eux quand j’aurai fini mes études ». Il était déterminé à aller en Europe et y trouver du travail. « Je vais réussir et je te rembourserai et je ferai en sorte que vous soyez tous heureux », lui avait-il promis.
Le 18 décembre, les huit corps des jeunes noyés ont été rapatriés de la Tunisie à Gaza, via le passage de Rafah. Leurs familles ont enfin pu les voir, les pleurer et leur faire leurs adieux.
Parents, amis et compatriotes de Gaza ont organisé d’immenses funérailles pour chacun d’entre eux et ils ont enfin été enterrés dans leur patrie. L’une des mères en deuil a déploré la fin tragique de tant de jeunes Palestiniens : « Tous les habitants du monde mangent du poisson, sauf nous, les Palestiniens. Nous, nos fils sont jetés à la mer et servent de nourriture aux poissons ».
Je ne sais pas ce que ces émigrés auraient trouvé en Europe si leur bateau avait atteint l’Italie. Je ne sais pas non plus ce que je vais devenir. J’espérais, en quittant Gaza pour la Tunisie, que la situation serait meilleure quand le moment serait venu de rentrer chez moi. J’espérais que le siège israélien sur ma ville serait levé, que les industries détruites par les attaques israéliennes seraient reconstruites et que le chômage aurait diminué. J’espérais pouvoir revenir, trouver du travail et passer du bon temps avec ma famille et mes amis.
Mais aujourd’hui, six ans plus tard, la situation n’a fait qu’empirer.
Tant de jeunes gens essaient de s’en sortir ! Nous sommes des fils et des filles de Gaza et de Tunisie. Nous sommes devenus une famille à force de partager les mêmes chagrins mais aussi le même espoir de vivre une vie, et pas une mort, faite de paix, de bonté et de réussite, le même espoir de trouver un refuge où nous soyons tous en sécurité.
Auteur : Majd Salem
* Majd Salem est un réfugié palestinien de Gaza, mais sa ville d'origine est Al-Jiyya. Il a grandi à Gaza jusqu'à son départ à l'âge de 17 ans, où il s'est rendu en Tunisie pour poursuivre ses études universitaires en relations internationales. Il écrit, entre autres médias, pour We Are Not Numbers et The Palestine Chronicle.Son compte Twitter.
5 janvier 2022 – The Palestine Chronicle – Traduction : Chronique de Palestine – Dominique Muselet