Par Abir Kopty
Les voix palestiniennes sont étouffées en Allemagne, un pays qui tente de s’affranchir de ses crimes passés envers un groupe de personnes en criminalisant un autre groupe.
« Après mûre réflexion, le Goethe-Institut a décidé que Mohammed el-Kurd n’était pas un intervenant approprié pour son forum parce que, dans de précédents messages sur les médias sociaux, il avait fait plusieurs commentaires sur Israël dont la formulation n’a pas été jugée acceptable par le Goethe-Institut. »
Voilà la raison invoquée par le Goethe-Institut, une association culturelle financée par l’État allemand, pour annuler l’invitation faite à l’éminent écrivain et journaliste palestinien Mohammed el-Kurd à son forum « Beyond the Lone Offender » [Au-delà de l’agresseur isolé].
« Approprié » et « acceptable » ne sont pas des mots choisis au hasard – ils sont le reflet de la manière profondément enracinée d’aborder la cause palestinienne en Allemagne. Je veux parler de condescendance : « C’est à nous, les Allemands, bien installés dans notre petit confort, de décider de ce que vous, les victimes, avez le droit de dire ou de ne pas dire sur votre oppresseur ».
L’ironie est que l’Institut Goethe avait invité le journaliste palestinien Mohammad el-Kurd à parler de la façon dont les États se détournent des violations des droits de l’homme. Il l’a ensuite désinvité – citant ses « publications sur les réseaux sociaux » – pour justement ne pas tenir compte de l’occupation et du vol de terres par Israël. https://t.co/Rfa1nZNPCe
– matnashed (@matnashed) 22 juin 2022
Mais cela montre aussi comment les Allemands sont soumis aux diktats de la pensée unique lorsqu’il s’agit d’Israël. Ce qui est « approprié » et « acceptable » n’est pas évalué selon des critères allemands, c’est ce qu’Israël considère comme approprié et acceptable.
Hantés par leur passé, les Allemands tentent de transférer leurs sentiments de culpabilité sur les épaules des Palestiniens. L’antisémitisme n’est plus leur problème – c’est celui des Palestiniens. Les Palestiniens qui ne veulent pas assumer cette responsabilité, ni s’excuser, ne sont pas des voix appropriées et acceptables.
Ce que le Goethe Institut a fait, c’est délégitimer Kurd, sa parole et tout ce qu’il représente. Désormais, il sera difficile à une institution allemande d’inviter Kurd. La norme a été fixée. Sa voix n’est pas acceptable ni appropriée pour les Allemands.
Un discours anti-palestinien
Cette volte-face a été accueillie par la société allemande par un silence assourdissant. Exception faite de quelques Allemands qui ont osé annuler leur participation en signe de protestation contre l’annulation de l’invitation de Kurd, pas une seule institution, pas un seul politicien ou une seule personnalité publique n’a osé prononcer un mot.
En mai dernier, la police de Berlin a interdit plusieurs manifestations du Jour de la Nakba.
Lorsque des centaines de militants sont descendus dans la rue malgré l’interdiction, ils ont été confrontés à de brutales attaques de la police, qui a arrêté des dizaines d’entre eux. Dans un clip, partagé par Human Rights Watch, un officier dit à une femme qu’elle est arrêtée parce qu’elle « a crié ‘Palestine libre’ ».
Les médias allemands qui ont couvert l’histoire du Goethe Institut l’ont traitée comme une simple information, se contentant de rapporter la déclaration de l’Institut. Kurd n’a pas été invité à commenter. C’est ainsi que l’Allemagne nous traite : elle parle de nous, sans nous.
Les comportements et discours anti-palestiniens ont augmenté ces dernières années. Ils ne sont pas simplement le fait de quelques populistes de droite. Il ne s’agit pas d’un phénomène marginal. C’est le courant dominant parmi les fonctionnaires, les représentants élus, les institutions officielles, la société civile et les médias.
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La journaliste Nemi el-Hassan a été licenciée par la chaîne allemande WDR après qu’un militant d’extrême droite a publié une photo d’elle lors d’une marche d’al-Quds à Berlin en 2014, alors qu’elle avait 17 ans, bien avant qu’elle ne devienne journaliste.
La façon dont les médias allemands se sont joints à l’attaque contre elle et l’ont traitée comme une pécheresse qui devait battre sa coulpe a été une véritable honte.
Le média public allemand Deutsche Welle (DW) a récemment licencié sept journalistes arabes et palestiniens pour avoir publié sur les médias sociaux des écrits jugés « antisémites ». Pas plus tard que le mois dernier, une exposition d’œuvres d’artistes palestiniens organisée dans le cadre du célèbre festival d’art Documenta 15 dans la ville de Kassel a été vandalisée par des racistes.
Une grande quantité de conférences et événements ont été annulés ces dernières années suite à des pressions et des accusations d’antisémitisme.
De terribles abus
En 2019, le Dr Anna-Esther Younes, une universitaire germano-palestinienne, a été désinvitée d’un événement où elle devait prendre la parole après qu’un dossier secret la concernant a été envoyé aux organisateurs. Un dossier secret !
Ce n’est plus seulement que les Allemands ont peur de s’exprimer – cela fait longtemps que les Allemands s’abstiennent de critiquer Israël ou de manifester une quelconque solidarité avec les Palestiniens. Désormais, les Allemands s’abstiennent également de défendre le droit des Palestiniens à s’exprimer librement.
Cette omerta permet au sentiment anti-palestinien de pénétrer plus profondément l’esprit de la société, au-delà de la droite ou du lobby sioniste.
C’est un processus qui peut nous conduire à de terribles abus. Il est terrifiant de penser que cela se produit dans un pays qui a tant à apprendre de sa propre histoire. C’est une menace pour les Palestiniens d’Allemagne, qui sont privés d’un espace sécurisé pour défendre leur cause en public.
La pression des partisans d’Israël pour que la défense des droits des Palestiniens soit assimilée à de l’antisémitisme est un véritable drame pour les Palestiniens d’Allemagne. Le but est de forcer des générations de Palestiniens en Allemagne à modeler leur identité et leurs sentiments pour leur patrie selon ce qui paraît appropriée et acceptable à leur oppresseur.
Quelle sera la prochaine étape ? Obliger les Palestiniens à dissimuler leur identité pour ne pas être pourchassés dans les rues ?
Les Allemands devraient trouver ces évolutions extrêmement dangereuses. On ne devrait pas essayer de se débarrasser des crimes commis dans le passé envers un groupe de personnes en empêchant un autre groupe de vivre dans le présent.
Auteur : Abir Kopty
* Abir Kopty a obtenu son BA à l'Université de Haïfa en économie et comptabilité. Elle a ensuite travaillé dans le domaine des médias et de la communication au sein d'organisations de la société civile palestinienne. En 2006-2007, elle a été boursière Chevening du British Council et a terminé sa maîtrise en communication politique à la City University de Londres. Elle est aujourd'hui doctorante à l'Institut d'études sur les médias et la communication de la Freie Universität Berlin. Ses domaines de recherche incluent la participation politique des jeunes générations et les nouveaux médias.Son compte Twitter.
28 juin 2022 – Middle East Eye – Traduction : Chronique de Palestine – Dominique Muselet