Amnesty International : « L’apartheid israélien est une réalité incontournable »

Les forces israéliennes d'occupation lors d'une manifestation palestinienne en Cisjordanie le 5 juin 2020 - Photo : Issam Rimawi

Par Nasim Ahmed

Amnesty International est devenu le dernier groupe de défense des droits de l’homme à qualifier Israël d’État d’apartheid. Dans un rapport accablant intitulé “L’apartheid israélien contre les Palestiniens”, le groupe de défense des droits de l’homme conclut que l’État d’occupation a imposé un “système cruel de domination” et commet des “crimes contre l’humanité”.

Le rapport complet d’Amnesty international est ici disponible en version anglaise.

Il va sans dire qu’Amnesty ne sera pas la dernière organisation de défense des droits de l’homme à qualifier Israël d’État d’apartheid et l’on peut supposer sans risque de se tromper que de nombreux autres groupes se joindront à Amnesty pour adopter cette désignation.

Le groupe de défense des droits peut maintenant se compter parmi Human Rights Watch et deux groupes israéliens, B’Tselem et Yesh Din, qui ont exposé en détail la pratique de l’apartheid par Israël.

Le gouvernement israélien a réagi comme à son habitude en qualifiant le rapport d’antisémite, tout comme de nombreux groupes sionistes en Europe et en Amérique. Rassemblant leurs partisans, les défenseurs de l’État d’apartheid ont déclaré qu’ils se préparaient à un combat sur ce qu’ils appellent une “bataille de récits”, un choix de phrase qui indique qu’ils sont moins intéressés par la vérité qu’ils ne le prétendent.

La décision de considérer le déluge de rapports exposant l’apartheid israélien comme une guerre de propagande est une indication supplémentaire que l’État d’occupation n’est pas seulement victime de sa propre propagande, mais qu’il est également aveugle à la souffrance des autres personnes soumises à son cruel système d’apartheid.

Amnesty : “Réalisées en concertation avec des experts internationaux et des associations palestiniennes, israéliennes et internationales, nos recherches démontrent que ce système correspond à la définition juridique de l’apartheid. Il s’agit d’un crime contre l’humanité défini par la Convention sur l’apartheid de 1973 et le Statut de Rome de la Cour pénale internationale de 1998.

Ségrégation territoriale et restrictions de déplacement, saisies massives de biens fonciers et immobiliers, expulsions forcées, détentions arbitraires, tortures, homicides… Après un long travail de recherche, notre nouveau rapport démontre que les lois, politiques et pratiques mises en place par les autorités israéliennes ont progressivement créé un système d’apartheid à l’encontre du peuple palestinien dans son ensemble.

Après un travail de recherche de près de quatre ans, nous publions notre rapport intitulé « L’Apartheid commis par Israël à l’encontre des Palestiniens. Un système cruel de domination et un crime contre l’humanité ». Sur la base d’une analyse juridique et d’une enquête de terrain minutieuses, il documente la mise en place par Israël, à travers des lois et des politiques discriminatoires, d’un système d’oppression et de domination institutionnalisé à l’encontre du peuple palestinien. Si ces violations sont plus fréquentes et plus graves dans les territoires palestiniens occupés (TPO), elles sont également commises en Israël et à l’encontre des réfugiés palestiniens présents dans des pays tiers.”

Photo : Ahmad Al-Bazz/Activestillstills/Al Jazeera
Les Palestiniens du village d’Al-Zaayyim, en Cisjordanie réclament l’ouverture de la grille du mur de l’apartheid qui donne accès de Jérusalem au village le 8 mai 2015. La grille était fermée par les autorités israéliennes depuis plus de deux semaines – Photo : Ahmad Al-Bazz/Activestillstills/Al Jazeera

Les signes de l’apartheid israélien ont été clairs depuis le début. Les critiques qui connaissent l’histoire d’Israël et l’idéologie fondatrice du sionisme ne savaient que trop bien que le projet de création d’une “patrie” pour les Juifs européens en Palestine entraînerait le déplacement des populations autochtones qui, au début du 20e siècle, représentaient quelque 95 % de la population, et qu’une telle entreprise ne pouvait être soutenue que par un système d’oppression et de racisme.

Les critiques timorés d’Israël qui ont choisi de ne pas qualifier le projet sioniste d’une manière aussi lucide l’ont fait dans le vain espoir que, d’une manière ou d’une autre, un jour, dans un avenir lointain, Israël pourrait être extirpé de sa voie raciste.

L’espoir d’une prétendue “rédemption” d’Israël a donné naissance à un récit, bien que profondément tordu sur le plan moral et juridique, qui considérait l’État d’occupation, non pas à travers le prisme de la réalité déshumanisante dont souffraient les Palestiniens, mais à travers une prophétie séculaire sur la fin de l’occupation.

Malgré les contradictions et la faillite morale de ce récit, Israël a été présenté comme une démocratie, même s’il a soumis la moitié de la population de la Palestine historique à ce que B’Tselem décrit comme un système qui “promeut et perpétue la suprématie juive entre la mer Méditerranée et le Jourdain”.

Il suffit de dire que des décennies d’occupation apparemment sans fin, d’accaparement rapace des terres et d’expulsion quotidienne des Palestiniens de leurs maisons ont éteint tout espoir qui restait dans la prophétie de la rédemption d’Israël.

La prophétie est la seule chose qui a empêché de voir Israël pour ce qu’il était : non pas une démocratie, mais un État qui a imposé un système d’apartheid. Certains se sont accrochés au mythe de la démocratie comme s’il s’agissait d’un article de foi, tout en ignorant la réalité de l’apartheid.

Avec le recul des années, nous voyons cette tension se manifester d’une manière qui souligne encore davantage à quel point la foi dans la prophétie de la fin de l’occupation a été déployée pour dissimuler la réalité de l’apartheid.

Amnesty : “Notre rapport détaille comment – au moyen de lois, de politiques et de pratiques – l’État d’Israël a instauré progressivement un système dans lequel les Palestiniens et Palestiniennes sont traités comme un groupe inférieur, discriminé sur tous les plans : économique, politique, social, culturel…

“En imposant de nombreuses restrictions qui privent le peuple palestinien de ses libertés et de ses droits fondamentaux, les autorités israéliennes se rendent coupables du crime d’apartheid et violent les conventions internationales qui définissent ce crime.

“Ces restrictions ont également un impact économique très fort et contribuent à appauvrir les communautés palestiniennes d’Israël. Par ailleurs, le droit au retour des réfugiés palestiniens est toujours bafoué. Notre enquête fait aussi état de transferts forcés, de détentions administratives, d’actes de torture et d’homicides illégaux, de dépossessions de terres et de biens fonciers, ainsi que de ségrégation, à la fois en Israël et dans les Territoires palestiniens occupés, et envers les réfugiés palestiniens.

“De nombreux manifestants palestiniens ont été gravement blessés ou tués ces dernières années. C’est sans doute l’exemple le plus flagrant du recours des autorités israéliennes à un usage de la force disproportionné et à des actes illicites pour maintenir le statu quo. En 2018, des Palestiniens et Palestiniennes de la bande de Gaza ont commencé à organiser des manifestations hebdomadaires le long de la frontière avec Israël, pour exiger la fin du blocus et revendiquer le droit au retour des réfugiés. Avant même le début des manifestations, des hauts responsables israéliens avaient averti que tout Palestinien s’approchant du mur serait visé par des tirs. À la fin de l’année 2019, les forces israéliennes avaient tué 214 civils, dont 46 enfants.”

Photo : WCC/Sean Hawkey
Scène de l’apartheid – Traversée du checkpoint 300 en Cisjordanie occupée – Photo : WCC/Sean Hawkey

Le Premier ministre britannique, Boris Johnson, est typique des dirigeants de la planète qui ont été guidés par la foi plutôt que par les faits. Dans des remarques faites lorsqu’il était ministre des Affaires étrangères en 2017, Johnson a averti Israël qu’il était confronté à un choix difficile entre une solution à deux États ou l’apartheid, invoquant une comparaison entre le traitement des Palestiniens par l’État d’occupation et l’Afrique du Sud sous le régime de la minorité blanche.

“Ce que nous disons, c’est que vous devez avoir une solution à deux États, sinon vous avez une sorte de système d’apartheid. Vous devez opter pour une approche à deux États”, a déclaré Johnson en réponse à l’apparente allusion de l’ancien président américain Donald Trump sur la reconnaissance du droit palestinien à l’autodétermination. Il convient de noter qu’un grand nombre d’Israéliens et un grand nombre des fondateurs du sionisme ne reconnaissent même pas les Palestiniens en tant que peuple, et encore moins leur droit à l’autodétermination.

John Kerry, qui était secrétaire d’État américain sous l’administration de l’ancien président américain, Barack Obama, était tout aussi clairvoyant quant à l’avenir d’Israël. Lors d’une réunion à huis clos à Washington en 2014, Kerry a déclaré qu’Israël risquait de devenir un “État d’apartheid” si les efforts déployés par les États-Unis pour parvenir à un accord de paix israélo-palestinien échouaient.

L’année dernière, le ministre français des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, a dit à peu près la même chose. “Le risque d’apartheid est fort” a déclaré le Drian, mettant en garde contre “le statu quo”. Les deux dirigeants ont cependant commodément ignoré le fait que le “statu quo” est la réalité permanente et que leur opinion sur la démocratie israélienne n’était suspendue à rien d’autre qu’à leur foi en un avenir sans occupation.

La foi dans la démocratie israélienne ne tenait également qu’à un fil avec l’ancien secrétaire général des Nations unies Ban Ki-Moon qui, l’année dernière, a déclaré que le double régime juridique imposé par Israël dans les territoires palestiniens, ainsi que les actes inhumains et abusifs commis à l’encontre des Palestiniens, “aboutissaient à une situation qui pouvait être considérée comme de l’apartheid”.

La remarque de Ban Ki-Moon semble de plus en plus crédible, comme si elle était un signe avant-coureur de la direction que prendra l’ONU sur la question du statut d’Israël en tant qu’État d’apartheid.

Bien que l’actuel secrétaire général, António Guterres, ait demandé le retrait d’un rapport de l’ONU de 2017 accusant Israël d’apartheid, sous une forte pression et des accusations d’antisémitisme, l’organisme mondial a mis en place une commission d’enquête permanente sur le traitement des Palestiniens par Israël, y compris son assaut sur Gaza.

Les dirigeants israéliens craignent que, lorsque la Commission publiera enfin son rapport, elle ne conclut que l’État d’occupation pratique l’apartheid. Comme les groupes de défense des droits s’accordent à dire que c’est effectivement le cas, Tel-Aviv et Washington ne peuvent pas faire grand-chose pour infléchir sa décision.

Amnesty : “En 2018, l’adoption d’une loi constitutionnelle qui, pour la première fois, définissait Israël comme étant exclusivement « l’État-nation du peuple juif », a entériné les privilèges des citoyens juifs en termes d’obtention de nationalité et une discrimination à l’encontre de la population palestinienne. Cette loi établit notamment le développement des colonies juives comme une « valeur nationale » et l’hébreu comme seule langue officielle, retirant ainsi à l’arabe son statut de langue officielle.

“L’expansion permanente des colonies israéliennes illégales dans les TPO est ainsi encouragée par les autorités israéliennes. Les quartiers palestiniens de Jérusalem-Est sont fréquemment la cible d’organisations de colons qui, avec le soutien total du gouvernement israélien, s’emploient à forcer des familles palestiniennes à partir et à attribuer leurs logements à des colons. L’un de ces quartiers, Cheikh Jarrah, est le siège de manifestations fréquentes depuis mai 2021, car des familles luttent contre la menace d’une procédure d’expulsion initiée par des colons.

“La construction de ces colonies dans les TPO est une politique publique depuis 1967. Actuellement, des colonies sont implantées sur 10 % de la Cisjordanie, et environ 38 % des terres palestiniennes de Jérusalem-Est ont fait l’objet d’une expropriation entre 1967 et 2017.”

Des milliers de Palestiniens participants à la Grande Marche du Retour – Photo: ActiveStills.org

Les dirigeants israéliens sont également conscients que l’image que le monde se fait de leur pays en tant que démocratie est vouée à disparaître. L’ancien Premier ministre israélien, Ehud Barak, a déclaré dans une interview il y a cinq ans que, si la situation actuelle d’Israël n’est “pas encore de l’apartheid”, le pays est sur une “pente glissante” qui va dans ce sens.

Barack, bien sûr, n’est pas le seul. L’ancien Premier ministre israélien, Ehud Olmert, a mis en garde contre une “lutte de type sud-africain” qu’Israël perdrait si un État palestinien n’était pas créé. “Si le jour vient où la solution à deux États s’effondre, et que nous sommes confrontés à une lutte de style sud-africain pour l’égalité des droits de vote, alors, dès que cela se produira, l’État d’Israël sera fini”, a déclaré l’ex-dirigeant en 2007.

D’autres Israéliens, cependant, ont laissé entendre que l’apartheid n’est pas un risque futur mais une réalité actuelle, notamment l’ancienne ministre de l’Éducation, Shulamit Aloni (“Israël pratique sa propre forme, assez violente, d’apartheid avec la population palestinienne autochtone”), l’ancien ministre de l’Environnement, Yossi Sarid (“ce qui agit comme un apartheid, est géré comme un apartheid et harcèle comme un apartheid, n’est pas un canard – c’est un apartheid”) et l’ancien procureur général, Michael Ben-Yair (“nous avons établi un régime d’apartheid dans les territoires occupés”).

D’une certaine manière, le rapport d’Amnesty est le point culminant de ce qui apparaît aujourd’hui comme le premier coup majeur porté par l’ancien président américain Jimmy Carter contre la machine hasbara israélienne qui a été si efficacement déployée au fil des ans pour façonner le récit de la manière dont l’État d’occupation est perçu en Occident.

Le livre de Carter, Palestine : Peace Not Apartheid a suscité un débat sur la direction vers laquelle Israël se dirigeait de manière inquiétante. Bien que ses détracteurs l’aient taxé d’antisémitisme de la manière habituelle et superficielle, Carter a ouvert un débat et a exhorté ses lecteurs occidentaux à considérer Israël, non pas comme une démocratie, mais comme un pays ayant imposé un système d’apartheid, comme un État dont la prétention à la démocratie devrait être considérée comme subordonnée à la fin de son occupation.

Près de vingt ans plus tard, je pense que Carter aura révisé son point de vue à la lumière du rapport d’Amnesty et d’autres organisations et qu’il conclura que, loin d’être une démocratie accablée par l’occupation, Israël a été – et restera – un État d’apartheid jusqu’à ce qu’il reconnaisse que les Palestiniens méritent les mêmes droits que les Juifs.

1e février 2022 – Middle East Monitor – Traduction : Chronique de Palestine