Par Ali Jezzini
La guerre en Ukraine entrant bientôt dans sa deuxième année, l’enjeu est bien plus important aujourd’hui, car les deux partis qui s’affrontent ont énormément investi dans le conflit et l’issue pourrait décider de leur sort. Alors que se passera-t-il en 2023 ?
La guerre en Ukraine pourrait être l’événement géopolitique le plus important de ce siècle, car elle incarne le changement de l’équilibre mondial des forces.
Une initiative de ce type de la part de la Russie, qui intervient pour protéger ce qu’elle qualifie d’éléments non négociables, et les actions de nombreux pays qui décident de ne plus se ranger du côté du camp occidental, n’auraient même pas pu être imaginées il y a seulement vingt ans.
On peut supposer que les déplacements indéniables de l’épicentre politique et économique mondial vers l’Est ont permis aux États en quête d’une approche plus indépendante et d’une plus grande autonomie face à l’hégémonisme occidental, d’entreprendre des actions politiques à risque.
Clausewitz avait annoncé il y a des siècles que la guerre n’est que la continuation d’une action politique, mais avec d’autres moyens.
L’analyse des discours des deux parties concernant les facteurs qui ont conduit à la guerre prendrait beaucoup plus de temps que cet article ne peut en traiter.
Nous essaierons donc de nous en tenir à des événements concrets et à des données quantifiées pour analyser ce conflit, ses aspects et les développements possibles dans la nouvelle année.
Un mois de février plus chaud qu’à l’habitude
Bien que la Russie ait révélé les objectifs de ses actions, à savoir la « démilitarisation » et la « dénazification » de l’Ukraine, elle n’avait pas fourni de calendrier ni indiqué dans quelle mesure la situation pourrait s’aggraver.
En revanche, l’OTAN a commencé à augmenter ses livraisons d’armes à Kiev dès la veille du conflit, une tendance qui s’est poursuivie tout au long de la guerre et qui a dévoré une grande partie des stocks d’équipements militaires de l’alliance.
En outre, les médias occidentaux ont répandu l’hypothèse que la guerre ne devait durer que quelques jours, malgré l’absence de toute déclaration officielle russe étayant une telle affirmation. Par conséquent, lorsque la guerre est entrée dans son dixième mois, cette hypothèse a été utilisée pour dénigrer les capacités militaires de la Russie.
Utilisant plusieurs axes d’attaque, les forces russes et leurs alliés dans le Donbass, ont progressé. Quelques mois après le début du conflit, les avancées initiales semblaient avoir pour but de produire un effet de choc sur les dirigeants politiques et militaires ukrainiens, entraînant ainsi leur effondrement rapide, plutôt que de faire partie d’un plan militaire impliquant l’encerclement et la destruction des forces ennemies.
La poussée initiale sur la ville de Kiev n’a pas réussi à briser la volonté des autorités de Kiev de poursuivre le combat, et l’absence d’une stratégie initiale de « choc et d’effroi » en version russe a renforcé les espoirs sur une victoire de Kiev, conduisant à un conflit où l’on use d’abord les forces et les réserves ennemies.
En poursuivant une stratégie initiale qui visait à limiter les dommages aux infrastructures civiles et militaires de l’Ukraine et à rechercher un conflit court, la Russie a abouti à l’exact opposé.
Lorsque l’offensive initiale n’a pas réussi à faire plier les autorités de Kiev, la décision la plus logique à ce stade était de procéder à un retrait et de stabiliser les lignes de front tout en regroupant les forces en retraite qui avaient subi des pertes et des dommages au combat.
Une situation statique s’est développée pendant les mois qui ont suivi le retrait de la Russie du district de Kiev et du nord de l’Ukraine, et une offensive ukrainienne d’été a réussi à repousser les Russes hors des districts de Kherson et de Kharkov.
Cette période a été caractérisée par un duel d’artillerie, dans lequel la Russie avait le dessus, et par une montée en puissance des Ukrainiens qui a conduit à leur succès.
La montée en puissance de l’Ukraine a été alimentée par neuf vagues successives de mobilisation et un train sans fin d’équipements militaires occidentaux que la Russie n’a guère réussi à faire dérailler.
Malgré ses lourdes pertes en hommes et en matériel, Kiev était toujours capable de mener des actions militaires cohérentes, soutenues par le système massif de collecte de renseignements de l’OTAN.
La Russie, quant à elle, est restée bloquée avec ce dont elle disposait au début de la guerre : environ 150 à 200 000 soldats réguliers, plus ses alliés du Donbass, pour défendre une ligne de front s’étendant sur des milliers de kilomètres.
Les limites juridiques du recours à la force imposées par la nature de « l’opération militaire spéciale » ont entravé les efforts de la Russie pour accroître la pression sur Kiev et ralentir ses actions.
Il s’en est suivi que la Russie s’est retirée de certaines zones qu’elle avait prises au début de la guerre, dans le but d’éviter des pertes considérables qui pouvaient entraîner la destruction ou l’encerclement de ses unités.
Des vents changeants
Après l’attaque ukrainienne sur le pont de Crimée et la nomination d’un nouveau commandant des forces russes dans la zone d’opérations, Sergey Surovikin, la Russie a semblé commencer à reprendre le dessus.
Le début de cette nouvelle phase d’opérations militaires a été concrétisé par une frappe massive contre les infrastructures ukrainiennes à double usage, telles que divers éléments du réseau électrique, en exploitant son arsenal de missiles de croisière et balistiques qui, selon les médias et les experts occidentaux, aurait été épuisé à plusieurs reprises au cours du conflit.
Un nouveau venu a également fait des ravages dans l’infrastructure militaire et à double usage de l’Ukraine, soulignant un aspect important de la guerre moderne : les drones suicide, le Geran-2 ou le Shahed-136.
Les pays occidentaux et Kiev ont accusé l’Iran de fournir à la Russie un arsenal de ces drones, une affirmation que la Russie et l’Iran ont toujours réfutée.
Nous n’entrerons pas dans les détails de ces deux affirmations, mais nous pouvons affirmer qu’elles mettent en évidence une coopération militaire croissante entre des parties opposées au système mondial unipolaire, un fait qui inquiète beaucoup l’Occident dans son ensemble.
De plus, la Russie a entrepris une mobilisation partielle qui a impliqué l’appel d’environ 300 000 réservistes. L’armement et la reconversion d’un tel nombre de soldats n’est pas une tâche simple, et elle n’est toujourspas terminée, selon des sources russes.
Des dizaines de milliers de ces soldats ont commencé à arriver sur les lignes de front et à prendre part aux combats, mais il faudra du temps pour renverser la balance des effectifs.
La Russie vise aussi principalement les systèmes de défense antiaérienne et leurs munitions en recourant à une double stratégie : d’une part, les détruire à l’aide de missiles antiradiation et de drones suicide miniatures tels que le drone Zala et, d’autre part, épuiser leurs coûteuses munitions à l’aide de drones bon marché mais efficaces, tels que le Geran-2.
Le rapport entre le coût d’une interception et celui de l’intercepté peut être multiplié par dix, puisque le drone coûte environ 20 000 dollars et qu’un missile AD peut facilement atteindre un demi-million de dollars, avec un prix plancher d’environ 150 000 dollars. Une affaire perdante sur le long terme, c’est le moins que l’on puisse dire.
Le même affrontement d’artillerie est en cours et fait des ravages dans les troupes ukrainiennes, mais cette fois, la Russie profite des lignes de contact plus courtes pour combler les défenses avec un nombre inférieur de troupes par rapport à leurs adversaires jusqu’à ce qu’elle ait fini de préparer ses nouveaux mobilisés au combat.
Malgré l’arrivée de troupes sur la ligne de front, la Russie n’a toujours pas la supériorité numérique, mais ce nombre servira principalement à consolider les lignes de contact actuelles et à assurer aux Russes plus d’options s’ils veulent utiliser leur supériorité de feu pour au moins geler le conflit autour du Donbass et dans la partie aujourd’hui russe des régions de Zaporozhye à l’est du fleuve Dniepr.
Situation difficile, décisions difficiles
Les dirigeants politiques et militaires de l’Ouest et de Kiev, d’une part, et de Moscou, d’autre part, doivent prendre des décisions difficiles dans un délai très court. Ces décisions détermineront l’issue du conflit à court et à long terme.
L’ampleur du conflit est mondiale, car l’Occident considère la Russie comme un « État voyou » dont l’objectif est de saper le soi-disant ordre fondé sur des règles, dominé par l’Occident, et il semble qu’il soit prêt à aller au-delà pour garantir un autre siècle de domination sur la planète.
La Russie a de nombreuses raisons de se battre en Ukraine qui vont au-delà de l’expansion de l’OTAN vers l’est et de la protection de la vie et des droits du peuple russe en Ukraine.
La Russie s’inquiète réellement que la direction prise par Kiev révèle un plan à long terme visant à transformer l’Ukraine en un autre « grand Israël », ce à quoi le président ukrainien a fait allusion dans l’un de ses discours, à savoir une société hautement militarisée construite autour d’une idéologie fasciste où la raison d’être serait de former un « bouclier protégeant l’Occident de la barbarie orientale », comme l’ont laissé entendre les pères d’ « Israël ».
Les dirigeants et les médias ukrainiens ne perdent pas une occasion de rappeler à l’Occident qu’ils mènent la bataille pour tout le monde occidental et qu’ils ont donc obtenu un chèque en blanc en échange d’une massive chair à canon.
Si ce que certains commentateurs disent à propos de la surestimation des capacités militaires de la Russie pourrait être vrai, alors l’Occident a certainement surestimé ses capacités politiques et économiques.
Confronté à une crise interne et piégé dans la boucle du financement d’un État tenu à bout de bras par l’aide extérieure, l’Occident est confronté à la menace d’un clivage entre ses composantes des deux côtés de l’Atlantique, car l’Europe, qui est la partie la plus touchée par les effets de la crise, constate amèrement que les États-Unis tentent de se renflouer à ses dépens. Ce point de vue a été exprimé par plusieurs dirigeants occidentaux.
La Russie, confrontée à une véritable bombe nucléaire de sanctions occidentales, a réussi à surmonter le pire, selon le chef de sa banque centrale.
Malgré les centaines de milliards de dollars gelés à l’étranger, l’économie russe tient bon. Le rouble s’est stabilisé depuis longtemps, et des opportunités de marché alternatives au marché occidental se sont révélées. Mais cela sera-t-il suffisant ?
De nombreux pays à travers le monde ont refusé de se ranger du côté de l’Occident dans sa campagne guerrière, à savoir les pays arabes, africains et latins, ainsi que l’Inde, la Chine, l’Iran et [pour une mondre part – NdT] la Turquie.
Bien que ces pays ne forment pas un bloc toujours très cohérent, leurs décisions ont néanmoins permis à la Russie de trouver de l’oxygène dans cette longue bataille.
Un conflit prolongé ?
L’Occident et la Russie ont énormément investi dans ce conflit mais sans pour autant totalement s’engager pour l’instant, car les deux parties ont encore de nombreuses cartes dans leur manche.
Par exemple, même si l’OTAN est confrontée à de graves pénuries d’équipements militaires, elle peut toujours fournir à l’Ukraine de nouveaux types d’armes au détriment de sa préparation au combat, comme des chars, des avions de guerre ou peut-être des munitions de précision à longue portée.
La Russie, en revanche, n’a pas encore pris l’initiative d’une mobilisation totale, tant au sens militaire qu’économique du terme, puisqu’elle ne consacre toujours qu’une petite fraction de son PIB à la guerre, et que son plus grand « allié », à savoir la Chine, n’a même pas commencé à lui fournir une quantité significative de matériel militaire.
L’augmentation de l’aide de la Chine à la Russie n’est pas si une idée si farfelue puisqu’elle serait le reflet d’un passage d’un système mondial dominé par l’Occident à un système international multipolaire.
Nous n’avons pas affaire à des parties opposées isolées, car toute action de l’une d’elles peut déclencher une escalade de la part de l’autre, comme si nous assistions à une partie d’échecs.
Les dilemmes imposés par la nature du conflit qui se déroule en Ukraine dessinent le sombre tableau d’un conflit prolongé et sanglant qui décidera de l’avenir de la planète.
Si la Russie l’emporte, nous pourrions en fait assister à la naissance d’un nouveau monde multipolaire où les pays anciennement dominés et exploités pourraient avoir plus d’options et donc un avenir plus bénéfique.
En revanche, si l’Occident l’emporte, cela pourrait rallonger d’un siècle ce système mondial qui accorde à une petite partie de l’humanité, à savoir l’Occident collectif, la capacité d’imposer sa façon de penser, de vivre et de gouverner au reste du monde.
Un emballement conduisant à une guerre d’anéantissement thermonucléaire reste, hélas, toujours possible…
Quelle sera donc l’issue ?
Auteur : Ali Jezzini
5 janvier 2023 – Al-Mayadeen – Traduction : Chronique de Palestine – Lotfallah
Article intéressant, mais: “Si l’Occident l’emporte, cela pourrait rallonger d’un siècle ce système mondial qui accorde à une petite partie de l’humanité, à savoir l’Occident collectif, la capacité d’imposer sa façon de penser, de vivre et de gouverner au reste du monde”… je ne partage pas cette conclusion.
En effet, c’est oublier l’acteur le plus important du siècle en cours (et qui d’ailleurs est dans le point de mire de cet Occident – et principalement de USA – qui n’entend rien lâcher de ses avantages actuels), la Chine!
Si la Russie devait, pour n’importe quelles raisons, échouer à renverser cet ordre inique imposé par l’Occident, la Chine bien plus puissante, y parviendra