Par Jonathan Cook
Si le Moyen-Orient est au bord de la guerre c’est précisément parce que les politiciens occidentaux ont toléré pendant des décennies tous les débordements militaires d’Israël.
Les hommes politiques occidentaux, du président américain Joe Biden au premier ministre britannique Rishi Sunak, sont brusquement devenus d’ardents défenseurs de la « retenue », pour éviter in extremis une conflagration régionale.
L’Iran a lancé une salve de drones et de missiles sur Israël le week-end dernier, dans une démonstration de force largement symbolique. Nombre d’entre eux semblent avoir été abattus, soit par les systèmes d’interception israéliens financés par les États-Unis, soit par des avions de chasse américains, britanniques et jordaniens. Personne n’a été tué.
Il s’agit de la première attaque directe d’un État contre Israël depuis que l’Irak a tiré des missiles Scud pendant la guerre du Golfe en 1991.
Le Conseil de sécurité des Nations unies s’est réuni à la hâte dimanche, Washington et ses alliés appelant à une désescalade des tensions qui pourraient très facilement conduire à une guerre générale au Moyen-Orient et au-delà.
« Ni la région ni le monde ne peuvent se permettre une nouvelle guerre », a déclaré le secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, lors de la réunion. « Le moment est venu de désamorcer et de désescalader. »
Israël, quant à lui, s’est engagé à « faire payer » l’Iran au moment qu’il choisira. Mais la brusque conversion de l’Occident à la « retenue » nécessite quelques explications.
Après tout, les dirigeants occidentaux n’ont fait preuve d’aucune retenue lorsqu’Israël a bombardé le consulat d’Iran à Damas, il y a deux semaines, pour assassiner un général de haut rang et plus d’une douzaine d’autres Iraniens – ce qui a provoqué les représailles de Téhéran dans la nuit de samedi à dimanche.
En vertu de la convention de Vienne, le consulat n’est pas seulement une mission diplomatique protégée, mais est considéré comme un territoire iranien souverain. L’attaque d’Israël contre ce territoire est un acte d’agression d’un cynisme incroyable – c’est le « crime international suprême », selon le tribunal de Nuremberg à la fin de la Seconde Guerre mondiale.
C’est pourquoi Téhéran s’est référé à l’article 51 de la charte des Nations Unies, qui lui permet d’invoquer la légitime défense.
Protéger Israël
Pourtant, au lieu de condamner la dangereuse belligérance d’Israël – une attaque flagrante contre le soi-disant « ordre fondé sur des règles » tant vénéré par les États-Unis – les dirigeants occidentaux se sont rangés derrière l’État client préféré de Washington.
Lors d’une réunion du Conseil de sécurité le 4 avril, les États-Unis, la Grande-Bretagne et la France se sont délibérément abstenus de toute retenue en bloquant une résolution qui aurait condamné l’attaque israélienne contre le consulat iranien – un vote qui, s’il n’avait pas été bloqué, aurait pu suffire à apaiser Téhéran.
Le week-end dernier, le ministre britannique des affaires étrangères, David Cameron, a encore salué l’attaque israélienne contre les locaux diplomatiques de l’Iran, en déclarant qu’il pouvait « tout à fait comprendre la frustration ressentie par Israël », tout en ajoutant, sans la moindre conscience de sa propre hypocrisie, que le Royaume-Uni « prendrait des mesures très strictes » si un pays bombardait un consulat britannique.
En protégeant Israël de toute conséquence diplomatique pour son acte de guerre contre l’Iran, les puissances occidentales ont, en quelque sorte, obligé Téhéran à recourir à une riposte militaire.
Mais cela ne s’est pas arrêté là. Après avoir tout fait pour augmenter le mécontentement de l’Iran à l’ONU, Joe Biden a promis un soutien « sans faille » à Israël et menacé Téhéran de graves conséquences – s’il osait répondre à l’attaque contre son consulat.
L’Iran a ignoré ces menaces. Samedi soir, il a lancé quelque 300 drones et missiles, tout en protestant vivement contre « l’inaction et le silence du Conseil de sécurité, ainsi que son incapacité à condamner les agressions du régime israélien ».
Les dirigeants occidentaux ont fait la sourde oreille et se sont à nouveau rangés du côté d’Israël en condamnant Téhéran. Lors de la réunion du Conseil de sécurité de dimanche, les trois mêmes États – les États-Unis, le Royaume-Uni et la France – qui avaient précédemment bloqué une déclaration condamnant l’attaque israélienne contre la mission diplomatique de l’Iran, ont essayé de faire passer une déclaration condamnant Téhéran pour sa riposte.
L’ambassadeur russe aux Nations unies, Vasily Nebenzya, a ridiculisé ce qu’il a qualifié de « parade de l’hypocrisie occidentale et de la politique du deux poids deux mesures ». Il a ajouté : « Vous savez très bien qu’une attaque contre une mission diplomatique est un casus belli en vertu du droit international. Et si des missions occidentales étaient attaquées, vous n’hésiteriez pas à riposter et à justifier votre riposte devant cette assemblée ».
L’Occident n’a pas non plus fait preuve de retenue en se vantant publiquement d’avoir aidé Israël à déjouer l’attaque de l’Iran, ce qui fait de lui une partie prenante de cette dangereuse confrontation.
Le Premier ministre britannique Rishi Sunak a fait l’éloge de la « bravoure et du professionnalisme » des pilotes de la RAF qui ont aidé Israël à « protéger les civils ».
Dans une déclaration, Keir Starmer, chef du parti travailliste, censé être dans l’opposition, a condamné l’Iran pour avoir engendré « la peur et l’instabilité », au détriment de « la paix et la sécurité », et risquer de déclencher une « guerre régionale plus large ». Son parti, a-t-il déclaré, « défendra la sécurité d’Israël ».
La « retenue » exigée par l’Occident ne concerne, semble-t-il, que les actions défensives de l’Iran.
Les Palestiniens meurent de faim
Étant donné que l’Occident reconnaît depuis peu la nécessité de la prudence et les risques évidents des excès militaires, le moment est peut-être venu pour ses dirigeants d’envisager d’exiger plus généralement de la retenue – et pas seulement pour éviter une nouvelle escalade entre l’Iran et Israël.
Au cours des six derniers mois, Israël a réduit Gaza en ruines, a détruit ses installations médicales et gouvernementales, et a tué et mutilé des dizaines de milliers de Palestiniens. En réalité, la dévastation est telle que Gaza a perdu, il y a quelque temps, la capacité de compter ses morts et ses blessés.
En même temps, Israël a intensifié le blocus qu’il impose depuis 17 ans à la minuscule enclave, au point que la population est en proie à la famine, tant les quantités de nourriture et d’eau qui lui parviennent sont faibles. Les gens, en particulier les enfants, meurent littéralement de faim.
En attaquant l’UNRWA, l’Occident encourage ouvertement le génocide israélien
La Cour internationale de justice, la plus haute juridiction du monde, présidée par un juge américain, a jugé en janvier dernier – alors que la situation était bien moins grave qu’elle ne l’est aujourd’hui – qu’il était « plausible » qu’Israël commette un génocide, un crime contre l’humanité strictement défini par le droit international.
Pourtant, les dirigeants occidentaux n’ont pas appelé à la « retenue » alors qu’Israël bombardait Gaza en ruines semaine après semaine, frappant ses hôpitaux, rasant les bureaux du gouvernement, faisant exploser ses universités, ses mosquées et ses églises, et détruisant ses boulangeries.
Au contraire, le président Biden s’est empressé à plusieurs reprises de conclure des ventes d’armes d’urgence, en contournant le Congrès, afin de s’assurer qu’Israël dispose de suffisamment de bombes pour continuer à détruire la bande de Gaza et à tuer ses enfants.
Lorsque les dirigeants israéliens ont promis de traiter la population de Gaza comme des « animaux humains », en la privant de nourriture, d’eau et d’électricité, les hommes politiques occidentaux n’ont rien dit.
Sunak n’a pas voulu envoyer ses braves pilotes de la RAF « protéger les civils » de Gaza contre Israël, et Starmer ne s’est pas soucié de la « peur et de l’instabilité » que vivent les Palestiniens sous le règne de terreur israélien.
Au contraire. Starmer, célèbre avocat des droits de l’homme, a même approuvé la punition collective infligée par Israël à la population de Gaza, son « siège total », comme faisant partie intégrante d’un prétendu « droit de légitime défense » israélien.
Ce faisant, il a inversé l’un des principes les plus fondamentaux du droit international, selon lequel les civils ne doivent pas être ciblés et punis pour les actions de leurs dirigeants. Comme on ne le voit que trop bien aujourd’hui, il a prononcé la condamnation à mort de la population de Gaza.
Où était donc la « retenue » ?
Une « retenue » à géométrie variable
De même, la retenue a disparu lorsqu’Israël a inventé un prétexte pour se débarrasser de l’agence d’aide des Nations unies UNRWA, la dernière bouée de sauvetage de la population affamée de Gaza.
Bien qu’Israël n’ait pu fournir aucune preuve de son affirmation selon laquelle une poignée d’employés de l’UNRWA étaient impliqués dans une attaque contre Israël le 7 octobre, les dirigeants occidentaux se sont empressés de couper les vivres à l’UNRWA. Ce faisant, ils se sont rendus activement complices du génocide que la Cour de justice internationale craignait.
Où était la retenue lorsque des fonctionnaires israéliens – qui ont une longue expérience du mensonge pour faire avancer l’agenda militaire de leur État – ont inventé des histoires sur le Hamas décapitant des bébés ou procédant à des viols systématiques le 7 octobre ? Tout cela a été démenti par une enquête d’Al Jazeera qui s’est largement appuyée sur des sources israéliennes.
Ces mensonges qui justifiaient le génocide ont été servilement repris et amplifiés par les politiciens et les médias occidentaux.
Israël n’a fait preuve d’aucune retenue en détruisant les hôpitaux de Gaza ou en prenant en otage et en torturant des milliers de Palestiniens kidnappés dans la rue.
Tout cela a été approuvé d’un discret hochement de tête par les politiciens occidentaux.
Où était la retenue dans les capitales occidentales lorsque les manifestants sont descendus dans la rue pour demander un cessez-le-feu, pour qu’Israël cesse de faire couler le sang des femmes et des enfants qui constituent la majorité des morts de Gaza ? Les manifestants ont été dénoncés – et le sont toujours – par les politiciens occidentaux comme des antisémites et des soutiens du terrorisme.
Et où était la demande de retenue lorsqu’Israël a déchiré le livre des lois de la guerre, permettant désormais à tous ceux qui veulent utiliser la force à leur avantage de se prévaloir de l’indulgence de l’Occident à l’égard des atrocités israéliennes pour justifier leurs propres crimes ?
Bizarrement, chaque fois que l’Occident a aidé Israël à atteindre ses objectifs criminels, il a relégué aux oubliettes sa prédilection pour la « retenue ».
Un État client de première importance
Il y a une raison pour laquelle Israël n’essaie même pas de cacher les crimes qu’il commet contre Gaza et sa population. Et c’est pour cette même raison qu’Israël s’est cru autorisé à violer l’inviolabilité diplomatique du consulat d’Iran à Damas.
La « lutte contre l’antisémitisme » sert de paravent au génocide israélien
C’est que, depuis des décennies, l’Occident garantit à Israël protection et assistance, quels que soient ses crimes.
Les fondateurs d’Israël ont procédé au nettoyage ethnique d’une grande partie de la Palestine en 1948, bien au-delà des conditions de partage fixées par les Nations unies un an plus tôt. Ils ont imposé une occupation militaire à ce qui restait de la Palestine historique en 1967, chassant encore davantage la population autochtone. l’État hébreu a ensuite imposé un régime d’apartheid dans les quelques zones où il y avait encore des Palestiniens.
Dans leurs réserves de Cisjordanie, les Palestiniens ont été systématiquement brutalisés, leurs maisons démolies et des colonies juives illégales construites sur leurs terres. Les lieux saints des Palestiniens ont été progressivement encerclés et confisqués.
De son côté, Gaza est bouclée depuis 17 ans et sa population est privée de liberté de mouvement, d’emploi et des éléments essentiels de la vie.
Le règne de la terreur instauré par Israël pour maintenir son contrôle absolu a fait de la prison et de la torture un rite de passage pour la plupart des hommes palestiniens. Toute protestation est impitoyablement réprimée.
Aujourd’hui, Israël a ajouté le massacre de Gaza – un génocide – à sa longue liste de crimes.
Les déplacements de Palestiniens vers les États voisins provoqués par les opérations de nettoyage ethnique et les massacres perpétrés par Israël ont déstabilisé l’ensemble de la région. Et pour garantir son projet de colonisation militarisée au Moyen-Orient – et sa place en tant qu’État client de Washington dans la région – Israël a régulièrement intimidé, bombardé et envahi ses voisins.
Son attaque contre le consulat iranien à Damas n’est que la dernière en date des humiliations en série subies par les États arabes.
Et pendant tout ce temps, Washington et ses États vassaux se sont contentés d’appeler, occasionnellement et du bout des lèvres, Israël à la retenue. Il n’y a jamais eu de conséquences désagréables, mais plutôt des gratifications de la part de l’Occident sous la forme de milliards d’euros d’aide et d’un statut commercial spécial.
« Quelque chose d’inconsidéré »
Alors pourquoi, après des décennies de violence débridée de la part d’Israël, l’Occident est-il soudain si intéressé par la « retenue » ? Parce que, parfois, il est dans l’intérêt de l’Occident de calmer les feux qu’Israël est si déterminé à attiser.
La frappe israélienne sur le consulat iranien est intervenue au moment où l’administration Biden était à court d’excuses pour avoir fourni les armes et la couverture diplomatique qui ont permis à Israël de massacrer, mutiler et rendre orphelins des dizaines de milliers d’enfants palestiniens à Gaza au cours des six derniers mois.
Les demandes de cessez-le-feu et d’embargo sur les armes à destination d’Israël ont atteint des sommets, et Biden perd le soutien d’une partie de sa base démocrate juste avant l’élection présidentielle de novembre prochain contre un rival persistant, Donald Trump.
Un petit nombre de voix pourrait faire la différence entre la victoire et la défaite.
Israël avait toutes les raisons de craindre que son protecteur ne le contraigne à arrêter sa campagne de massacres à Gaza.
Or, après avoir détruit toute l’infrastructure nécessaire à la vie dans l’enclave, Israël a besoin de temps pour que toutes ces destructions produisent l’effet espéré, soit une famine de masse, soit une relocalisation de la population ailleurs pour des raisons prétendument « humanitaires ».
Une guerre plus large, centrée sur l’Iran, détournerait l’attention de la situation désespérée des Gazaouis et forcerait Biden à soutenir Israël sans condition – à tenir son engagement « indéfectible » en faveur de la protection d’Israël.
Et cerise sur le gâteau, si les États-Unis sont entraînés dans une guerre contre l’Iran, Washington n’aura d’autre choix que d’aider Israël à anéantir le programme d’énergie nucléaire iranien.
Israël veut éliminer toute possibilité pour l’Iran de mettre au point une bombe, qui égaliserait le terrain de jeu militaire entre les deux pays et empêcherait Israël d’agir à sa guise et en toute impunité dans la région.
C’est pourquoi les officiels de Joe Biden font part aux médias américains de leurs inquiétudes quant au fait qu’Israël pourrait « faire quelque chose d’inconsidéré » pour entraîner l’administration dans une guerre plus vaste.
En réalité, Washington utilise depuis longtemps Israël comme une sorte de monstre de Frankenstein militaire à son service. Le rôle d’Israël est précisément de projeter impitoyablement la puissance américaine dans un Moyen-Orient riche en pétrole. Et Washington a toujours été prêt à payer pour cela le prix nécessaire, à savoir l’éradication du peuple palestinien et son remplacement par un « État juif » fortifié.
Demander à Israël de faire preuve de « retenue » maintenant, alors que ses puissants lobbies gonflent leurs muscles pour s’ingérer toujours plus dans la politique occidentale et que des fascistes avoués dirigent le gouvernement israélien, est plus que grotesque.
Si l’Occident accordait la moindre importance à la retenue, il l’aurait exigée d’Israël il y a plusieurs dizaines d’années.
Auteur : Jonathan Cook
16 avril 2024 – Middle East Eye – Traduction : Chronique de Palestine – Dominique Muselet