Par Romana Rubeo
La crise russo-ukrainienne a attiré l’attention de l’opinion publique mondiale sur la question de la course aux armements, des dépenses militaires et de tout le système qui relie les groupes industriels et les forces armées – le ainsi-nommé complexe militaro-industriel – ainsi que sur ses indiscutables retombées politiques.
Un autre élément qui a suscité un grand intérêt en Italie ces dernières semaines est le pourcentage du Produit intérieur brut (PIB) que chaque pays décide d’allouer aux dépenses militaires, notamment après une décision de la Chambre des députés qui engage le gouvernement à se conformer à l’objectif déclaré de l’OTAN, en augmentant les dépenses de défense jusqu’à 2% de ce PIB.
Parmi les pays qui allouent le plus de ressources aux dépenses militaires en proportion du PIB figure Israël, à la cinquième place du classement mondial. La nouvelle ne devrait pas surprendre, compte tenu de la nature même de l’appareil idéologique qui caractérise l’État juif depuis sa fondation : Israël a en effet placé le prétendu besoin de sécurité au centre de son échelle de valeurs et s’est toujours présenté comme « une oasis de démocratie et de civilisation » dans cet univers de « barbarie » que représente le Moyen-Orient.
D’autre part, depuis 1948, l’année de la fondation de l’État sioniste sur les ruines des villes et villages de Palestine, la militarisation massive a toujours été une caractéristique de l’État d’Israël.
Les organisations paramilitaires, telles que l’Irgoun et la Stern, qui ont servi de bras armé à l’ensemble des opérations de nettoyage ethnique généralement décrites sous le nom de Nakba (ou « catastrophe »), ont par la suite fusionné avec l’armée israélienne, actuellement parmi les vingt armées les plus puissantes au monde.
L’extrême militarisation du pays n’est pas seulement due à des facteurs internes, mais a également été largement encouragée de l’extérieur. En particulier, pendant la guerre froide, Israël était considéré par les États-Unis comme un avant-poste occidental dans une région au-delà de leur sphère de contrôle.
Par conséquent, le maintien de l’hégémonie militaire de Tel-Aviv au Moyen-Orient était perçu comme une priorité absolue par Washington et, plus généralement, par le bloc occidental.
La « relation spéciale » entre les États-Unis et Israël
La « relation spéciale » entre les États-Unis et Israël s’est poursuivie même après la chute de l’Union soviétique. Tout d’abord, les deux pays se vantent d’une série d’initiatives bilatérales dans tous les domaines, aussi et surtout dans les domaines militaire et « sécuritaire ». Ensuite, les priorités dictées par Tel-Aviv ont toujours constitué le noyau déterminant de la même politique moyen-orientale menée par les États-Unis.
Selon les données fournies par le Service de recherche du Congrès américain, Israël a reçu 247 milliards de dollars des contribuables américains depuis l’après-guerre jusqu’en 2020. En 2014, à la veille de l’opération militaire sanglante improprement appelée « Protective Edge » – dans laquelle plus de 2 000 Palestiniens et plus plus de 500 enfants ont été massacrés dans la bande de Gaza – le Congrès américain a adopté la loi de 2014 sur le partenariat stratégique américano-israélien, qui a déclaré “Israël le principal partenaire stratégique” et a renforcé la coopération militaire et énergétique entre Washington et Tel-Aviv.
Deux ans plus tard, également sous la présidence démocrate de Barack Obama, un programme d’aide militaire est lancé qui prévoit le don de 38 milliards de dollars à Israël sur dix ans.
En plus d’une aide transparente, Israël peut compter sur une série de fonds octroyés indirectement ou au titre de la dite “coopération”. Selon l’auteur palestinien Ramzy Baroud, « entre 1973 et 1991, une importante somme de fonds américains a été allouée à l’installation de colons illégaux ».
Les colons constituent aujourd’hui le bras armé qui permet matériellement le vol de terres et l’imposition d’une politique démographique agressive, visant une réduction constante de la population arabe palestinienne et appliquant un processus d’ « israélisation » qui fait partie intégrante des objectifs stratégiques israéliens.
Pas seulement des importations
Si au départ cette « relation spéciale » voyait principalement Israël dans le rôle de destinataire d’armements et d’aide militaire, ces dernières années, et plus particulièrement la dernière décennie, on constate un renversement de tendance. Israël est actuellement l’un des plus grands exportateurs mondiaux d’armes, de drones, de radars, de missiles et de technologies militaires.
Selon le dernier classement des principaux exportateurs d’armes, établi par le fameux Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (SIPRI), Israël occupe la dixième place.
Parmi les pays qui importent des armes de Tel-Aviv, il y a aussi les États-Unis, qui ont signé un accord pour l’achat de deux batteries du célèbre système anti-missile israélien Iron Dome, à intégrer dans le système américain, malgré des doutes sur son efficacité réelle, surtout après la pluie de roquettes tirées de Gaza et atterrissant sur le sol israélien en mai 2021.
Aux échanges directs s’ajoute donc un large réseau de partenariats au niveau des fabricants d’armes. Selon un document produit par le Congressional Research Service et publié en février dernier, de nombreuses entreprises israéliennes ont ouvert des succursales aux États-Unis, ce qui a conduit « à un partenariat plus actif entre les entreprises américaines et israéliennes, dans lequel le développement d’armes s’effectue en Israël tandis que la production est achevée aux États-Unis ».
Parmi les entreprises citées dans le document figurent Israel Aerospace Industries (IAI), une entreprise publique, Rafael Advanced Defense Systems, et Elbit Systems, dont la présence ne se limite pas aux États-Unis et qui figurent dans le classement SIPRI des 100 premières entreprises dans le monde.
Le marché de l’armement est l’un des secteurs les plus florissants et les plus stratégiques de l’économie israélienne. En 2020, les exportations ont augmenté de 15 %, passant de 7,299 milliards de dollars à 8,3 milliards.
Selon un récent rapport du SIPRI, les exportations d’armes israéliennes entre 2017 et 2021 représentaient 2,4 % du volume mondial. Les principaux bénéficiaires sont l’Inde, l’Azerbaïdjan et le Vietnam.
Le marché des armes israélien a également été placé à plusieurs reprises sous la loupe des groupes de défense des droits de l’homme. Un rapport détaillé en hébreu publié en 2019 par la branche israélienne d’Amnesty International a identifié au moins huit pays, parmi les acquéreurs d’armes israéliens, qui violent systématiquement les droits de l’homme, dont le Soudan du Sud, le Myanmar, le Mexique et les Émirats arabes unis.
Ces échanges ont lieu en violation du Traité sur le commerce des armes (TCA), signé en 2014 et signé par Tel-Aviv, qui définit les critères de transfert d’armes conventionnelles, stipulant que les États doivent cesser les autorisations d’exportation en cas de « violations graves de régimes internationaux des droits de l’homme ».
Le complexe militaro-industriel israélien et l’Union européenne
Alors que les États-Unis ont toujours fourni sans complexe un soutien inconditionnel et bipartite, l’Union européenne a, à plusieurs reprises, critiqué la politique menée par Tel-Aviv. En fait, est souvent venue de Bruxelles, du moins d’un point de vue formel, une ferme condamnation des colonies de peuplement et des politiques d’israélisation.
Les références explicites aux violations des droits de l’homme par Tel-Aviv n’ont également pas manqué.
Cependant, ces positions critiques n’ont en rien empêché la rencontre sur le terrain des intérêts stratégiques en termes de complexe militaro-industriel.
Comme l’illustre un rapport publié en 2019 par la Coordination européenne des comités et associations pour la Palestine, l’UE a fait don d’au moins 2 millions d’euros à Elbit Systems et de plus de 7 millions d’euros à l’IAI.
En effet, à travers des programmes de recherche comme Horizon 2020, l’UE finance depuis des années le complexe militaro-industriel israélien, celui-là même qui permet à Tel-Aviv de maintenir l’occupation illégale que l’UE a supposément dénoncé, au moins sur le papier, à plusieurs reprises.
Les principales sociétés militaires israéliennes – Elbit, IAI et Rafael – adoptent une stratégie de promotion tout à fait spécifique : leurs produits peuvent se vanter d’être « éprouvés au combat », c’est-à-dire qu’ils sont « testés sur le terrain ».
Ceci signifie que l’utilisation aveugle de ces armes contre la population civile palestinienne – lors des offensives militaires répétées sur la bande de Gaza et dans les pratiques d’occupation adoptées quotidiennement en Cisjordanie – devient un avantage sur le marché mondial des armements.
Le rapport 2019 analyse en détail la production des différentes entreprises. Par exemple, selon le rapport, Elbit produit « des drones, du phosphore blanc, des robots chars, des plates-formes aériennes, des bombes à fragmentation (interdites par le droit international) et d’autres systèmes utilisés lors d’agressions militaires contre la bande de Gaza ».
Elbit est également le plus grand fabricant de systèmes de détection électronique et de reconnaissance faciale, utilisés le long du périmètre du mur de séparation illégal érigé par Tel-Aviv.
Pour cette raison, l’entreprise a été inscrite sur la liste des entreprises qui violent le droit international auprès du Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme.
En janvier 2018, l’agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes, FRONTEX, a conclu un contrat de plusieurs millions d’euros pour l’acquisition de l’appareil Falco de l’italien Leonardo (anciennement Finmeccanica), et le Heron de l’IAI, pour le contrôle des frontières.
Les drones Heron ont été utilisés, selon la documentation recueillie par Human Rights Watch, dans l’opération dite « Plomb fondu » entre 2008 et 2009, pour massacrer des centaines de civils palestiniens.
Quelques mois plus tard, en novembre 2018, l’Agence européenne pour la sécurité maritime (EMSA) a conclu un contrat de coopération avec Frontex et Elbit pour l’achat des drones Hermes 900, utilisés pour la première fois lors de l’opération israélienne contre la bande de Gaza.
Des versions précédentes du même drone avaient également été utilisées contre la population civile au Liban en 2006, voire contre des agents de la Croix-Rouge internationale.
Le rôle de l’Italie
Selon les données du SIPRI, en 2021, l’Italie est devenue le sixième plus grand exportateur d’armes au monde, avec une croissance de 16 % sur la période de 2017 à 2021 par rapport à la période précédente allant de 2012 à 2016. La plupart des exportations italiennes sont destinées au Moyen-Orient et à l’Afrique du Nord, avec l’Égypte en première place.
Le gouvernement italien a développé une relation de dix ans avec le pouvoir israélien dans le domaine de la « coopération » militaire depuis le début des années 2000. En juillet 2012, le gouvernement dirigé par Mario Monti a signé un accord de coopération militaire avec son homologue israélien.
Plus tard, la société Finmeccanica de l’époque, aujourd’hui Leonardo, a signé « des contrats d’une valeur d’environ 850 millions de dollars » pour vendre à Tel-Aviv des avions d’entraînement avancés, un système de satellites militaires optiques à haute résolution, des systèmes d’identification, de communication et d’ordinateur pour le contrôle de vol.
Depuis, cette « coopération » n’a jamais cessé et les échanges d’avions, de technologies militaires, de systèmes de missiles, de lanceurs, d’hélicoptères et de simulateurs de vol se sont succédé, faisant de l’Italie le troisième exportateur d’armes vers Israël.
En 2020, suite à un accord bilatéral, Tel-Aviv a renouvelé les modèles de contrats israéliens désormais obsolètes. Le directeur général du ministère israélien de la Défense de l’époque, Amir Eshel, a déclaré à cette occasion que l’accord constituait « une nouvelle manifestation des solides relations sécuritaires et économiques entre Israël et l’Italie ».
Outre la vente d’armes, la collaboration entre Rome et Tel-Aviv est également attestée par les nombreuses manœuvres militaires conjointes entre les deux pays, dont Rising Star, Sky Angel, Noah’s Ark et Blue Flag.
Le cas de la Sardaigne est particulièrement sensible, à cause des bases militaires à partir desquelles les exercices israéliens sont fréquemment organisés.
De nombreux comités, organisations, collectifs, dont A Foras, se sont mobilisés au fil des ans contre ce qu’ils nomment « l’occupation militaire de la Sardaigne ». En particulier, en juin dernier, quelques semaines après la fin des bombardements sur Gaza, la mobilisation populaire a été suivie d’une manifestation collective dans le cadre du Conseil régional sarde.
A cette occasion, les organisateurs de la mobilisation ont déclaré : « Nous sommes désolés d’accueillir les États-Unis, le Royaume-Uni, l’armée de l’air italienne et l’armée de l’air israélienne qui, ces dernières semaines, ont commis un nouveau crime contre l’humanité, en continuant à bombarder sans discernement la population palestinienne ».
Le droit international ou les intérêts privés ?
Compte tenu de l’utilisation aveugle de la force et des technologies militaires pour maintenir l’occupation illégale et imposer des politiques de ségrégation, récemment également qualifiées par Amnesty International de pratiques d’apartheid, la société civile palestinienne plaide depuis des années pour un embargo militaire mondial vis-à-vis d’Israël.
Bien que les attaques répétées contre la population civile soient extrêmement bien documentées et qu’il existe de nombreuses résolutions des Nations Unies qui constituent une dénonciation flagrante des violations commises par Tel-Aviv, Israël continue de jouir d’une impunité quasi totale, ce qui est encore plus évident aujourd’hui à la lumière des sanctions et de la politiques d’isolement appliquées contre Moscou après le début de l’opération militaire en Ukraine le 24 février dernier.
Pourtant, dans le cas d’Israël, la logique des droits de l’homme semble se heurter à celle, beaucoup plus puissante, des intérêts de certains et de juteux accords militaires avec Tel-Aviv, qui représentent un secteur en pleine croissance dans l’économie de nombreux pays.
Cette phase de la politique internationale met en lumière avec évidence une question : le système de relations construit après la Seconde Guerre mondiale, qui fait de la coopération fondée sur le respect des normes juridiques internationales une exigence essentielle, est-il toujours d’actualité ?
Et surtout : ce système de relations est-il valable dans tous les cas ou uniquement en « géographie variable » ?
A la lumière des traités internationaux, des plaintes récentes et précises d’importantes organisations de défense des droits de l’homme et des nombreuses preuves recueillies au fil des années par les associations palestiniennes, la demande d’un embargo militaire contre Israël devrait devenir urgente et occuper une place centrale dans la société civile, et aujourd’hui plus que jamais, dans les pays qui se veulent les champions du droit international.
Auteur : Romana Rubeo
* Editrice du site internet Palestine Chronicle, Romana Rubeo est traductrice freelance et vit en Italie. Elle est titulaire d’une maîtrise en langues et littératures étrangères et spécialisée en traduction audiovisuelle et journalistique. Ses centre d'intérêt sont principalement la politique et la géopolitique.Suivez ses comptes Facebook et Twitter.
22 avril 2022 – Centro per la Riforma dello Stato – Traduction de l’italien : Chronique de Palestine – Lotfallah