Par Moundir Jwabrah
La récente guerre génocidaire à Gaza en 2023 a produit un changement important dans les thèmes explorés par les artistes, qui reconstituent la guerre ou ses effets ainsi que son quotidien, et cela a conduit à de multiples tendances dans la forme d’expression.
Ces formes peuvent être séparées en 3 axes liés à la division géographique/politique interne, laquelle est directement affectée par le renforcement des politiques racistes et ségrégationnistesde l’occupant et son traitement des régions selon leurs différences.
La Cisjordanie
D’importants changements ont eu lieu, depuis l’individu jusqu’à la collectivité. Un discours artistique national commun a commencé à se former pour devenir une question publique. A partir du premier appel sur la question de l’art en temps de guerre lancé à Bethléem par Marsam 301 [Atelier 301], de nombreuses personnes intéressées pour discuter et dialoguer en novembre 2023 y ont adhéré, à l’intérieur et à l’extérieur de la Palestine, grâce à la communication électronique.
Deux groupes d’artistes ont alors poursuivi ensemble la réflexion, la discussion et le dialogue, conduisant à une pensée commune sur la relation entre l’art et la société, et construisant une passerelle directe pour rétablir la cohésion, la participation et la construction sociale.
Puisant son inspiration chez l’artiste des Black Panthers Emory Douglas, lors du mouvement de libération nationale et sociale face au radicalisme racial en Amérique, ainsi que le mouvement artistique révolutionnaire de l’art de l’affiche dans la révolution des étudiants des universités contre les politiques coloniales américaines au Vietnam, en passant par le mouvement de libération national palestinien avec l’adhésion de nombreux artistes non palestiniens à ce mouvement, tels que Nazir Nabaa, Burhan Karkutli ainsi que d’autres.
Ces rencontres ont conduit à l’émergence d’un groupe spécialisé dans l’empreinte de la main, pour rétablir le travail productif orienté directement vers les communautés dans un esprit collectif.
Dans l’intervalle, la Fondation Abdul Mohsen Al-Qattan (AMQF) a lancé un programme de dialogue hebdomadaire « Gaza un Tournant – Sur la Question de l’Art » avec des artistes palestiniens pendant 25 semaines, sous la direction du conservateur Yazid Anani, en invitant chaque semaine 4 artistes pour discuter de la question de l’art, de la guerre, de la production, du réalisable et plus encore, dans un événement qui a servi à une reconnexion collective de la communauté artistique, avec pour point culminant l’exposition « Gaza un Tournant » en mars 2024 à la Fondation Qattan, qui a rassemblé plus de 40 artistes pour présenter des œuvres produites pendant la guerre.
En février 2024, le musée palestinien a lancé son exposition « Ceci n’est pas une exposition » en rassemblant des œuvres d’artistes de Gaza provenant des collections d’institutions palestiniennes et de particuliers en Cisjordanie. Cette étape représente un pas important dans l’affermissement de la résilience par l’art, surtout après que les artistes de Gaza ont perdu leurs œuvres dans les incendies, les destructions, les bombardements de maisons et les déplacements vers d’autres lieux.
Cette expérience est très importante car elle transforme de façon dramatique le modèle traditionnel des musées, qui repose sur des stratégies et des plans déjà en place, et le libère de la politique institutionnelle, de la bureaucratie et des projets financés pour restaurer l’esprit national et son devoir sacré envers ses causes dans une période dangereuse, à un moment où certaines institutions et certains artistes ont essayé de se cacher pour ne pas affronter la vérité et déclarer leur franche position contre l’occupation et le génocide.
En juillet 2024, de jeunes artistes ont présenté leur exposition « Dans Une Voix » au Marsam 301 à Bethléem, pour le projet d’art de l’empreinte de la main des jeunes artistes, à savoir : Islam Muhaisen, Catherine Matar, Mohammed Al-Raie, Mohammed Obeidallah, Mona Khalil et Wiam Maamar.
Sur un plan individuel, la galerie Zawyeh a refait l’œuvre « Je Suis Toujours Vivant » de l’artiste gazaoui Maisara Baroud, une collection de dessins de guerre, suivie par « Anatomie du Contrôle » de Mahmoud Al-Hajj en juillet 2024.
Quant à Wadih Khaled, il a exposé son œuvre « Depuis Notre Chambre Dans le Camp » en mai 2024 à la galerie Bab Al-Deir, et Amjad Ghannam, son exposition « Les Habitants de la Résurrection » a eu lieu en juillet 2024 à la galerie One.
Territoires occupés de 1948
La manière de traiter des artistes de l’intérieur est différente, car les forces d’occupation ont resserré l’étau autour d’eux, surveillant leurs comptes sur les réseaux sociaux et autres, et les empêchant de s’exprimer librement.
Ainsi l’artiste Dalal Abu Amna a été arrétée en octobre 2023 par les forces d’occupation, pour une phrase qu’elle avait écrite sur les réseaux sociaux : « Il n’y a de Vainqueur que Dieu », c’est le cas aussi de l’artiste Maysa Abd el-Hadi.
Cela a poussé les artistes à exprimer leurs positions de manière indirecte, en recherchant un vocabulaire et des éléments artistiques vagues, ainsi que le symbolisme dans ce qui peut être décrit comme une impossibilité d’exprimer la résilience et un déni du génocide.
Karim Abu Shakra s’est distingué par ses travaux dans son projet « La Lampe de Picasso », une critique comparative de la guerre génocidaire avec ce que porte le tableau « Guernica » en tant que symbole du génocide et des guerres meurtrières.
Au lieu d’une expression directe, l’artiste utilise des termes et des titres qui oscillent entre la réalité et son déni, de sorte que le lieu, le temps, l’espace, le mouvement, etc. deviennent une partie de la nouvelle identité de l’artiste [1].
Bande de Gaza
Nous présentons ici quelques-uns des travaux d’artistes palestiniens qui produisent leurs œuvres artistiques quotidiennes en temps de guerre : Maisara Baroud, Suhail Salem, Marwan Nassar, Mahmoud al-Hajj, Maher Maghari, Raed Issa, Basil al-Maqousi, et d’autres.
Ils assurent une production quotidienne dans des conditions difficiles sur le plan psychologique et logistique. Ces œuvres sont créées avec une énergie expressive directe et représentent un cas important qui peut être décrit comme un état de chaos ayant conduit à la formation d’un groupe d’artistes productifs reflétant la réalité de cette période dangereuse, de sorte que nous pouvons relire leurs œuvres et les découvrir dans le temps et à travers l’avenir, en plus d’une documentation, comme une sorte d’événement lui-même.
Il convient de souligner ici le rôle de Maisara Baroud, qui a inspiré et motivé les artistes palestiniens de Gaza et d’ailleurs à agir et à produire au lieu de l’état de désespoir qui affligeait le mouvement artistique, tant les institutions que les individus, au début de la guerre.
Baroud a tenu un journal de guerre dès le premier jour grâce à des croquis documentant l’état quotidien des déplacés, la mort et la destruction à l’encre, en noir et blanc, il a consigné son quotidien en temps de guerre sans interruption, avec plus de 320 œuvres artistiques.
L’interaction directe de l’artiste gazaoui l’a conduit à produire son travail de manière documentaire, avec le sentiment constant d’être menacé et pouvant être assassiné.
Selon l’artiste Ghanem al-Din qui vit à Gaza « Cette guerre n’est pas comme les précédentes, elle est l’une des plus violentes et vise à un anéantissement démographique et topographique ».
L’artiste se trouve ainsi dans un état de recherche pour la survie et la satisfaction des besoins vitaux, et a recours à des croquis rapides qui expriment ce qu’il voit. La plupart d’entre eux sont des documentaires… » [2]
Il est difficile de dire qu’il y a un changement radical dans la technique ou les procédés dans les œuvres des artistes, alors que le sujet instantané et quotidien devient indicateur du direct à partir de l’utilisation d’un vocabulaire qui tente d’apporter des témoignages vivants de l’expérience, et de la soumission à l’événement, de sorte que l’art devient une partie de la résilience et de l’engagement dans l’acte révolutionnaire de rester en vie et de témoigner.
Un aperçu du thème de l’art pendant la guerre
La réappropriation de la dimension humaine et du corps est généralement évidente dans les œuvres produites pendant la guerre, car l’art n’est plus un refuge pour le plaisir et la beauté, mais tend à évoquer la condition palestinienne entre la critique et la représentation, la douleur et la mort, et le ravivement de la mémoire comme source d’inspiration sur la provenance et les racines, et entre l’image, qui colonise la scène quotidienne et les nouvelles, de corps gisant sans cesse sur le sol.
Cela consacre la restauration d’un travail révolutionnaire qui s’est manifesté de la fin des années 1960 au début des années 1990 dans l’art de l’affiche et de la peinture, évoquant le corps à l’ombre de son assassinat dans la réalité.
Nous pouvons remonter historiquement au Désastre ou la Nakba de la Palestine en 1948, et au milieu des années 1950, après que le Palestinien a tout perdu, de la maison, du lieu et de la famille au papier et au stylo, il a pu retrouver sa présence et sa force et s’est lancé dans l’art de la résistance et de l’expression sur la période de l’asile.
Puis nous arrivons au jour du Revers de la Palestine ou la Naksa, lorsque l’artiste est devenu un expert dans la poursuite du travail artistique quelles que soient les conditions.
La guerre génocidaire actuelle a peut-être dépassé les ères de la Nakba et de la Naksa réunies, mais des indices majeurs présagent que la survie est la viabilité du Palestinien, rappelant le mythe de Sisyphe trompant les dieux de la mort, avant d’être condamné par les dieux à l’immortalité et à un tourment éternel et vain, en faisant rouler le rocher vers le haut, pour qu’il glisse vers le bas, pour revenir encore le faire rouler à l’infini.
C’est l’absurdité de l’existence et de la misère que connaît la Palestine depuis des temps immémoriaux et le choc des civilisations et des nationalismes.
Il existe une preuve de la continuité de l’art palestinien et de sa capacité à représenter une période spécifique qui peut être décrite comme l’art palestinien, où la question n’est pas tant dans ses techniques ou ses matériaux que dans son sujet, à travers lequel nous pouvons observer toutes les étapes de la vie palestinienne durant la période actuelle à partir des œuvres de Raed Issa, Maisara Baroud, Mourad Nassar, et Suhail Salem.
En ce sens, on peut dire que l’art palestinien se poursuit et que les changements ne se produisent qu’à travers les enjeux actuels, avant d’être employés selon une dimension émotionnelle pour passer à des traitements techniques et formels après s’être débarrassés de l’émotion temporelle qui contrôle l’artiste, et qui s’en libérera dans le futur, et lui permettra de retrouver sa mémoire grâce aux multiples techniques et médiums qui vont au-delà de l’étape de l’événement.
Quel est donc l’intérêt de l’art face à la mort de masse, lorsqu’on se tient en permanence debout dans l’attente de son tour pour l’abattoir ?! Cette répétition d’une longue marche de massacres qui a préparé le Palestinien à continuer à vivre parmi les cadavres nous rappelle ce garçon anonyme de Gaza qui a survécu au massacre lors des bombardements qui soufflaient les maisons, et qui leva la main en criant : « Nous sommes des héros… nous sommes Gaza… ». Cette phrase résume tout.
L’artiste n’a jamais été très éloigné de la société, il y était, et y est toujours, un élément actif.
Il souffre des mêmes conditions que la société palestinienne, ce qui a conduit la majorité des artistes à choisir leurs thèmes artistiques, en combinant la recherche de soi à l’ombre du siège quotidien et la question du mur, en tant que thème dominant dans les éléments artistiques de l’œuvre, ainsi que le siège et le lieu, alors que les thèmes de l’art avant Oslo allaient de l’exil, l’asile, le siège, la Nakba et le droit au retour.
« Gauguin a dit un jour à propos des tournesols qu’ils étaient la signature de Vincent Van Gogh. Dans une lettre à son frère Théo, Van Gogh dit : « Pour moi, le tournesol, c’est la gratitude » et à l’enterrement de Van Gogh, ses frères portaient des bouquets de tournesol à la main. La fleur de Van Gogh paraît différente dans chaque tableau, elle est soit dans un vase, soit sur le sol, éparpillée ou fanée, et semble être l’esquisse de cet espoir que l’artiste a recherché tout au long de sa vie. » [3]
Notes :
- [1] Ismail Nashef, « The Architecture of Loss : The Question of Contemporary Palestinian Culture » (Beyrouth : Dar al-Farabi, 2012).
- [2] Entretien avec l’artiste Ghanem Al-Din via WhatsApp, 10/8/2024.
- [3] Sarah Abdeen, « Guerres, révolutions et beaux-arts : Peut-on peindre une rose ? », « Third Bank – The New Arab », 12/04/2019.
Auteur : Moundir Jwabrah
* Moundir Jwabrah est né en 1976 dans le camp de réfugiés d'Al-Aroub en Palestine. Il est diplômé de l'université nationale Al-Najah, à Naplouse, en 2001. Jawabreh travaille dans une variété de médias, allant de la peinture à l'art vidéo et à la performance, ainsi que des médias interactifs et expérimentaux basés sur des travaux de recherche en cours. Moundir Jwabrah est considéré comme un artiste militant au niveau personnel et institutionnel, et il a participé à la fondation et à l'administration de plusieurs instituts d'art en Palestine, en plus de son travail d'enseignant dans les universités et les centres éducatifs palestiniens. Jwabrah vit et travaille à Bethléem.
11 décembre 2024 – The Palestine Studies – Traduction : Chronique de Palestine – Fadhma N’Soumer
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