« En une semaine, la famille Al-Kahlout a perdu plus de cinquante martyrs. Parmi eux, la famille de ma sœur, désormais complètement effacée de l’état civil – parents, enfants, petits-enfants – a été anéantie. C’est ainsi que se déroule l’annihilation, et c’est ainsi que nous mordons sur nos blessures et que nous avançons dans la vie, distribuant l’espoir tout au long du parcours. Peut-être Dieu protégera-t-il celles et ceux d’entre nous qui survivent, et préservera-t-il le peu qui nous reste : la foi et la raison » – Dr Said Al Kahlout – semaine du 9 décembre.
As-tu vu la faim ?
Moi, je l’ai vue.
Je l’ai vue dans une masse de pères, de mères et d’enfants, se balançant de haut en bas, les mains poussant et tirant, tous tendant les bras, faisant frénétiquement signe de la main pour obtenir une miche de pain.
J’ai vu la faim chez cinquante enfants qui couraient après un camion transportant des conteneurs de nourriture géants et vides. De sous le camion, la route dévastée par la guerre semblait crier : « Pas de nourriture pour vous aujourd’hui ! Il n’y en a point! »
Je l’ai vue chez deux enfants qui se battaient entre les tentes pour un morceau de pain, comme si c’était la dernière chose qui leur restait au monde La faim dans leurs yeux en faisait des vieux avant l’âge.
Je l’ai vue dans les prix des denrées qui étouffent les camps, qui étranglent des déplacés. Les prix se sont multipliés par vingt, étouffant ainsi les pauvres et les nouveaux pauvres.
Je l’ai vue chez une petite fille qui, pour avoir un bonbon, tirait à la main rugueuse d’un père épuise par la guerre. Son regard avait le silence de la défaite, un silence plus lourd que tous les mots. Comment pourrait-elle comprendre que la guerre produit des effets au-delà de ses bombes et que dans le langage de la pauvreté, le silence signifie: “Je n’ai rien, mon enfant”.
J’ai encore vu la faim à une petite table familiale exiguë, où les regards portent le poids du sacrifice. Les frères et sœurs font semblant de manger, laissant le peu qu’il reste à leur mère malade, pendant que celle-ci insiste qu’elle ne mangera pas tant que ses enfants ne seront pas rassasiés.
La nourriture est rare –trop rare pour nourrir même les mots dont ils se servent pour se réconforter.
J’ai vu la faim fondre en larmes sur une fosse commune. Ici repose un peuple disparu, ses hommes trop fiers pour pleurer devant les caméras du monde, à avouer qu’ils meurent de faim.
Ici, la faim n’est pas qu’un besoin désespéré du corps au milieu des ravages de la guerre ; c’est la condition humaine elle-même, un vain cri, résonnant à travers les vases vides du monde, exposant le creux là où l’humanité – une humanité partagée – aurait dû se lover.
Ici, à Gaza, la faim n’est pas une sensation passagère, mais un destin gravé pour l’éternité dans nos âmes, par le silence qui conspire avec la machine de guerre.
L’eau aussi fait la guerre
Un peu avant minuit, la pluie qui s’est fait tant attendre envahit les tentes des réfugiés, s’abattant sur le peu de sommeil volé entre les explosions.
Soudain, le ciel aussi explose, déclarant une autre guerre – une guerre d’eau cette fois. Le sable se noie, les objets disparaissent, et les rêves se perdent dans la boue et l’eau.
Voici le sac de Mahmoud, là-bas les livres de Suad. La petite poupée d’Arwa nage au loin, et les sous-vêtements de notre voisine sont emportés par l’eau vers une autre tente. Nos affaires les plus intimes flottent sur le torrent.
« Le pain ! Le pain est trempé! »
Le cri de notre voisin déchire la nuit. Ici, le pain ne représente pas que la nourriture, c’est la vie elle-même dans une autre bataille – la bataille contre la faim.
« Laissez tout derrière ! » hurle-t-il encore. « Sauvez la farine avant qu’elle ne se noie. »
Sa voix blessée nous parvient, portant le poids du monde, mais personne ne répond. Chacun est occupé à sauver ce qu’il peut.
Dans une allée recouverte de boue, une femme court, son nourrisson dans les bras. Elle trébuche et pleure : « Ô Dieu, prends pitié de nous ! » Son visage est perdu, ses pieds pataugent dans la boue. Elle ne sait pas où aller, mais n’arrête pas sa course comme en quête d’un mirage que nous ne pouvons voir.
D’une petite tente, la voix d’une fillette s’élève : « Baba, nous sommes noyés ! Mon Dieu, nous sommes noyés ! » Elle appelle son père martyr. Peut-être le ciel lui répond-il ?
Sa voix brise le cœur, mais la pluie n’écoute pas. Elle est trop occupée à la noyer.
« Tape de l’intérieur sur le toit de la tente ! » La voix d’un père enjoint son fils à libérer l’eau qui s’accumule au-dessus de leur abri, de peur que celui-ci ne s’effondre. Ses mains tremblantes tiennent le bâton comme s’il tenait la vie elle-même. Il tente de sauver ce qui reste de son fragile abri.
Dans un autre coin du campement, une dispute intense éclate :
« Votre tente a poussé l’eau vers la nôtre ! »
« Non, c’est votre tente qui l’a fait! »
Ils se jettent des accusations, comme la pluie leur jete son eau. Ne voient-ils pas que la pluie ne prend le parti de personne, tout comme la bombe ne distingue pas une tente d’une autre. Toutes deux déversent leur colère avec équité. Le moustique, lui, se fiche de quel sang il se nourrit.
Le monde est vil. L’humanité partagée est un mensonge. On dit que le « Premier Monde » est impuissant face au « Tiers Monde », comme nous ici sommes impuissants face à nous-mêmes. Nous essayons néanmoins et échouons. Puis nous essayons encore.
Pour la première fois, je hais la pluie. Pour la première fois, j’en veux aux gouttes. Comment la pluie s’est-elle transformée de muse des contes, de musique hivernale, en ennemie ?
Avant, je courais sous la pluie, heureux d’être trempé à l’os, levant la main vers celle du ciel. Aujourd’hui, trempé, je fuis, nul lieu n’est sûr.
Mettez tout cela de côté et écoutez la voix de la petite fille : « Baba, nous sommes noyés ! Mon Dieu ! Nous sommes noyés ! »
Frère, que l’écho de cette voix atteigne vos profondeurs. Peut-être serez-vous éveillé. Paix aux réfugiés tenus sous la pluie et retenus sous la lance.
Nos amis de l’extérieur
En dehors de cette patrie devenue guillotine, nous avons des frères et sœurs bienveillants qui nous aiment, et dont les cœurs ne cessent de prier Dieu pour mettre fin à ce fléau et arrêter la guerre avant qu’elle ne prenne plus de vies.
Ils disent, avec sincérité, qu’ils restent collés aux écrans, passant de chaîne en chaîne, afin de suivre les derniers développements de ce massacre.
J’aimerais pouvoir dire à ces êtres aimés que nous allons bien, que tout va bien, et que notre équipe de football marque vingt mille buts nets chaque jour contre notre rival éternel.
Que c’est en champions que avons dépassé les seuils de la douleur – le premier comme le dernier – que nous ne ressentons désormais plus de peine lorsque nous croisons un enterrement, ou entendons une mère crier après son fils : « Où vas-tu ? Tu me laisses derrière ! »
J’aimerais pouvoir les rassurer, leur dire que nous nous sommes adaptés au sable dans nos tentes, au froid, aux souris qui pillent ce qui reste de notre farine, qui urinent dessus, nous contraignant le matin de l’étaler au soleil, de la pétrir et de la cuire pour nos enfants affamés, tellement le feu de la faim ravage tout.
Que j’aimerais pouvoir prendre la caméra et enregistrer une scène pour vous devant le jardin de la tente, avec des lys blancs derrière moi en pleine floraison, des anémones rouges qui resplendissent, et quelques feuilles de basilic qui prospèrent.
Mais c’est la honte qui m’accable à vous montrer les pousses d’oignons que j’ai plantées, mortes de peur et de froid d’avoir pendant trois semaines tenté vainement de pousser rien qu’un seul centimètre.
Ne sais-tu pas que les arbres ressentent la peur ? Alors que dire des petites pousses qui passent leurs longues nuits à compter les minutes, à observer impuissantes pendant que les bombardements ruinent tout espoir de photosynthèse ?
Peut-être ces pousses pleurent-elles en nous entendant évoquer nos grands espoirs pour elles au milieu de la pénurie d’oignons, avant de subir une frappe qui les sidère et de mourir de désespoir.
Comme je serais heureux de vous dire que les résilients habitants des tentes ont remis l’éducation sur sa voie d’antan, que les routes jonchées de débris accueillent de nouveau dans la joie les petits pas matinaux de nos enfants qui sen vont à l’école, se mettent en rang pour l’hymne national palestinien, qui entonnent ensuite « La Terre des Arabes est ma patrie » et « Tous les Arabes sont mes frères » avant d’entrer en classe pour se vêtir de toutes les couleurs du savoir.
Mais par crainte de vous brusquer, je devrai vous cacher le contraire : que nos enfants passent leurs journées, de l’aube au crépuscule, à faire la queue devant les cuisines communautaires et les convois d’aide humanitaire à la recherche de l’eau à boire ou pour se laver, cette eau précieuse que la guerre et le vol ont réduite à quelques gouttes.
Comme je serais heureux de vous dire que les départements de chirurgie, de médecine interne, de pédiatrie et de consultations externes des hôpitaux de Gaza fonctionnent à pleine capacité et que, défiant la guerre, les opérations planifiées et de routine se déroulent à l’heure. Et que nos chirurgiens ici ont récemment réussi à découvrir de nouvelles voies endoscopiques que de grandes revues scientifiques ont accréditées avec des brevets.
C’est avec un profond regret que je vous dis que les deux tiers des hôpitaux ont été mis hors service, et que des enfants malades passent des nuits de souffrance dans l’obscurité de services sans lumière afin de faire des économies d’énergie pour les blocs opératoires, les unités de soins intensifs et les morgues, qui ne cessent de recevoir de nouvelles victimes.
Mes chers, mes chères :
Même si un semblant de vie se poursuit sous la guerre, des éclats de néant entravent tout acte, tout mouvement. Alors, je vous avoue que nous sommes épuisés, que la vie est brisée, et que la mort est là partout.
Auteur : Said Muhammad Al-Kahlout
* Le Dr. Said Muhammad Al-Kahlout vit à Gaza; il est spécialiste en santé mentale et travaille pour le Palestine Trauma Center. Psychologue et responsable de l'unité d'éducation en ligne de PTC(UK), le Dr al-Kahlout a vu sa maison détruite et il vit et travaille à présent au campement de tentes d'Al-Mawasi, tout en continuant à aider les enfants avec des exercices d'attention. Il est aussi écrivain.
1er décembre 2024 – Ukpalmnh.com – Transmis par le Réseau francophone de la santé mentale en soutien à la Palestine – Traduction : Ghana Kanafani
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