Par Jonathan Cook
Alors que le Royaume-Uni et les États-Unis [ainsi que l’Union Européenne] soutiennent le carnage à Gaza, y compris une invasion terrestre imminente, sont-ils également sur le point de soutenir le plan de nettoyage ethnique d’Israël pour un « Grand Gaza » – en Égypte ?
Alors qu’Israël masse ses forces le long de la barrière qui encercle Gaza, en attendant le feu vert des États-Unis pour une invasion terrestre, la question que peu de gens se posent est la suivante : quelle est le but ultime pour Israël ?
Au lieu de cela, les hommes politiques britanniques et américains, soutenus par leurs médias, se sont contentés d’amplifier les justifications bidon d’Israël pour bombarder sans discernement les hommes, les femmes et les enfants de la minuscule enclave côtière et de préparer l’envoi de troupes.
Seuls quelque 80 députés britanniques, sur 650, ont jusqu’à présent appelé à un cessez-le-feu.
On sait que les frappes israéliennes ont tué plus de 8000 Palestiniens, dont près de la moitié sont des enfants, et qu’elles ont fait de nombreux blessés graves. Ils sont soignés dans des hôpitaux dépourvus de médicaments et d’électricité.
Les Nations unies estiment qu’au moins 600 000 Palestiniens sont sans abri à cause des bombardements.
Dans un premier temps, les institutions occidentales ont justifié le carnage par le « droit d’Israël à se défendre », un droit dont les Palestiniens ont été privés au cours des 16 dernières années, alors qu’Israël imposait un siège militaire brutal à l’enclave, empêchant l’entrée des biens de première nécessité et des médicaments.
Le prétendu « droit à l’autodéfense » d’Israël – la ligne officielle des deux côtés de l’allée politique en Grande-Bretagne – sert de couverture occidentale et de complicité pour les crimes contre l’humanité qu’Israël a commis :
- les massacres et une destruction gratuite
- un « siège complet » de Gaza, la privant de nourriture et d’eau
- et les attaques contre les infrastructures communautaires telles que les hôpitaux, les écoles, les mosquées et les bâtiments de l’ONU.
Mais aujourd’hui, alors que le nombre de morts devient de plus en plus obscène, le raisonnement a changé. En chœur, les politiciens britanniques et américains affirment qu’il faut donner à Israël le temps et l’espace nécessaires pour « détruire le Hamas ».
Cela nécessite une invasion terrestre par les troupes israéliennes – dont beaucoup sont des extrémistes religieux des colonies illégales de Cisjordanie – qui chercheront certainement à se venger de l’attaque du Hamas du 7 octobre. Les atrocités ne peuvent que s’intensifier.
Folie militaire
Mais il y a une méthode dans la folie militaire d’Israël. Et l’objectif principal n’est pas celui qui est mis en avant. Les ambitions d’Israël sont bien plus vastes que la « destruction du Hamas ».
Israël connaît suffisamment l’Histoire pour comprendre que les peuples occupés et opprimés n’acceptent jamais leur assujettissement. Ils continuent à trouver des moyens de résister. Même si le Hamas peut être enlever de la scène, un nouvel adversaire, plus redoutable, émergera parmi la nouvelle génération actuellement traumatisée par les bombes israéliennes.
En fait, après avoir supprimé sa présence physique à Gaza en retirant les colons et les soldats en 2005, Israël a commencé à comprendre qu’il s’était enfermé dans une impasse stratégique.
Il occupait toujours l’enclave, mais à distance. C’est la raison d’être du blocus qui limite étroitement les entrées et sorties de la bande de Gaza. Le territoire a donc été transformée en une prison à ciel ouvert, contrôlée par Israël au moyen d’une surveillance intensive par drones, d’écoutes et de collaborateurs locaux.
Dans la pratique, toutefois, Israël a eu beaucoup plus de mal à contrôler Gaza à distance. Le Hamas a réussi à créer un mouvement de résistance beaucoup plus sophistiqué dans les petits espaces laissés à l’intérieur de la prison qu’Israël ne pouvait pas surveiller, comme un réseau de tunnels souterrains.
Les résultats sont apparus clairement lors de la préparation et de l’exécution de l’offensive du Hamas le 7 octobre.
Le problème stratégique d’Israël a été aggravé par la crise humanitaire qu’il a créée en emprisonnant une population aussi nombreuse et toujors en croissance dans une zone minuscule dépourvue de ressources.
La pauvreté, la malnutrition, l’eau insalubre, la surpopulation et le manque de logements, ainsi que le traumatisme lié à l’enfermement et aux bombardements intermittents d’Israël pour mater toute résistance, ont lentement transformé Gaza d’une prison en un camp de la mort.
Les Nations unies avaient prévenu que l’enclave serait effectivement « inhabitable » d’ici 2020.
La solution à ce problème, qui correspondait aux ambitions coloniales de longue date d’Israël de remplacer les Palestiniens dans leur propre patrie, était claire. Israël devait créer un consensus en Occident pour justifier l’expulsion des Palestiniens de Gaza.
Et le seul endroit réaliste où ils pouvaient aller était le territoire égyptien voisin du Sinaï.
Le « Grand Gaza »
En coulisses, les responsables israéliens qualifient leur dernière proposition de nettoyage ethnique de « plan pour le Grand Gaza ». Les premiers détails ont été divulgués dans les médias israéliens en 2014, bien que des rapports indiquent que les origines remontent à 2007, lorsque l’administration Bush a apparemment été mise à contribution après la victoire électorale du Hamas à Gaza un an plus tôt.
À l’époque, le plan secret d’Israël reposait davantage sur la carotte que sur le bâton. L’idée était de rattacher Gaza au Sinaï, en effaçant la frontière entre les deux. Washington contribuerait à assurer le financement international d’une zone de libre-échange dans le Sinaï.
Avec un taux de chômage de plus de 60 %, une surpopulation massive dans l’enclave et peu d’eau potable, on s’attendait à ce que les Palestiniens de Gaza déplacent progressivement le centre de leur vie vers le Sinaï, en s’y installant ou en déménageant dans des villes égyptiennes éloignées.
À la suite des fuites, les responsables égyptiens et palestiniens se sont empressés de dénoncer le plan comme étant « totalement fabriqué ». Cependant, de nombreux indices montrent que l’Égypte a commencé à subir des pressions à partir de 2007.
En réponse aux fuites dans les médias israéliens en 2014, un fonctionnaire proche de l’ancien président Hosni Moubarak a admis que des pressions avaient été exercées sur lui en 2007 pour qu’il accepte d’annexer Gaza.
Cinq ans plus tard, selon la même source, Mohamed Morsi, qui dirigeait un éphémère gouvernement des Frères musulmans, a envoyé une délégation à Washington. Les Américains y ont proposé que « l’Égypte cède un tiers du Sinaï à Gaza dans un processus en deux étapes s’étalant sur quatre à cinq ans ». Morsi a bien sûr lui aussi refusé.
Les soupçons selon lesquels l’actuel président égyptien, Sisi, était sur le point de capituler en 2014 ont été alimentés à l’époque par le dirigeant de l’Autorité palestinienne, Mahmoud Abbas. Dans une interview à la télévision égyptienne, il a déclaré que le plan israélien pour le Sinaï avait été « malheureusement accepté par certains ici [en Égypte]. Ne me demandez pas plus à ce sujet. Nous l’avons aboli. »
Le plan du Grand Gaza a reçu un nouveau coup de pouce en 2018 lorsqu’il a été envisagé de l’inclure dans le plan de « paix » pour le Moyen-Orient de Donald Trump, l’ « accord du siècle ». L’espoir était qu’il soit financé par les États du Golfe dans le cadre de leur normalisation avec Israël.
Cet été-là, le Hamas a même envoyé une délégation au Caire pour s’informer des propositions.
Ecraser le Hamas ?
Les avantages pour Israël de déplacer les Palestiniens de Gaza vers le Sinaï, que ce soit volontairement dans le cadre du plan « Grand Gaza » ou par la force lors d’une invasion terrestre, sont évidents.
La dictature militaire égyptienne hériterait du problème de l’écrasement des groupes de résistance palestiniens comme le Hamas – en grande partie à l’abri des regards – plutôt que d’Israël. Le Hamas ne s’en sortirait probablement pas bien, compte tenu de la répression exercée par l’armée égyptienne sur les mouvements politiques islamistes du pays.
Le coût du confinement et de la répression à Gaza passerait d’Israël au monde arabe et à la communauté internationale.
Une fois dans le Sinaï, on peut s’attendre à ce que les Palestiniens ordinaires cherchent à soulager leur pauvreté et leurs souffrances en s’intégrant dans la société égyptienne dans son ensemble, pour finalement s’installer dans les grandes villes comme Le Caire et Alexandrie.
Ils seraient privés du droit que leur confère le droit international, de rentrer chez eux.
Dans une génération ou deux, leurs enfants s’identifieraient comme Égyptiens et non comme Palestiniens.
Pendant ce temps, la Cisjordanie serait encore plus isolée et vulnérable aux attaques des colons juifs, soutenus par les soldats israéliens. Abbas ne pourrait plus prétendre représenter la cause palestinienne, ce qui nuirait à sa campagne visant à obtenir la reconnaissance du statut d’État.
Un très gros bâton
Le problème, c’est qu’aucun dirigeant égyptien n’a osé accepter un tel plan, même si la communauté internationale lui a fait des avances et lui a versé des pots-de-vin.
Aucun d’entre eux ne voulait être considéré comme complice du nettoyage ethnique et de la dépossession définitive du peuple palestinien par Israël, l’un des griefs les plus graves et les plus anciens que partagent les populations de tout le Moyen-Orient.
Ce qui nous amène à la campagne de bombardements actuelle d’Israël, qui ne respecte aucun principe de proportionnalité concevable, et à son invasion terrestre imminente. Loin de cibler le Hamas, Israël a tout intérêt à utiliser l’attaque du Hamas du 7 octobre comme prétexte pour causer le plus de dégâts possible à Gaza.
L’objectif d’Israël est d’accélérer le processus visant à rendre Gaza inhabitable.
Israël a besoin que les Palestiniens de Gaza soient si désespérés qu’ils veuillent partir d’eux-mêmes, et que l’Égypte subisse un tel opprobre pour ne pas avoir ouvert la frontière du Sinaï qu’elle finisse par céder.
Avec sa campagne de bombardements actuelle, Israël est passé de la carotte au bâton.
Le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu est conscient qu’il ne dispose que d’un temps limité pour faire un carnage suffisant pour réaliser le plan israélien.
Notamment, en 2018, le journaliste israélien Ron Ben-Yishai a révélé que l’armée israélienne envisageait une nouvelle stratégie à l’égard de Gaza qui impliquait de l’envahir et de la disséquer en deux, Israël occupant la moitié nord.
Dans le même temps, les États-Unis seraient prêts à aggraver la crise humanitaire de Gaza en retenant les fonds de l’UNRWA, l’agence de secours des Nations unies.
Israël parvient actuellement à ces deux fins par ses bombardements et sa demande d’ « évacuation » de la population du nord de la bande de Gaza, soi-disant pour sa propre sécurité, vers le sud de la bande de Gaza.
L’objectif semble être d’entasser les Palestiniens dans le minuscule espace du sud de Gaza, à côté de la frontière avec le Sinaï, de détruire toutes les infrastructures civiles et de bombarder et terroriser également les Palestiniens du sud.
Les Palestiniens réclament déjà à cor et à cri l’autorisation d’entrer dans le Sinaï, tandis que Sisi subit vraisemblablement les pressions les plus fortes en coulisses pour faire marche arrière et ouvrir la frontière.
Dans les calculs froids et cyniques d’Israël, ses militaires « serrent le couvercle sur la marmite », avant de l’ouvrir pour voir le contenu se déverser.
Si Gaza peut être vidée, Israël espère créer un précédent que la communauté internationale approuvera. Les Palestiniens de Cisjordanie seront poussés à rejoindre leur famille ou leurs compatriotes dans le Sinaï.
Après avoir été embarrassés par la plaie inguérissable de la dépossession des Palestiniens pendant plus de 75 ans, l’Occident et le monde arabe ne seraient que trop heureux d’enterrer enfin la cause palestinienne pour de bon.
Auteur : Jonathan Cook
27 octobre 2023 – Jonathan-Cook.net – Traduction : Chronique de Palestine