Par Patrick Cockburn
J’étais à Kaboul en 2010 lorsque Julian Assange et WikiLeaks ont publié pour la première fois une volumineuse archive de documents classifiés du gouvernement américain, révélant ce que Washington savait réellement de ce qui se passait dans le monde. J’ai été particulièrement intéressé par l’une de ces divulgations, qui se présentait sous la forme d’une vidéo que le Pentagone avait refusé de publier malgré une demande s’appuyant sur le Freedom of Information Act.
Lorsque WikiLeaks a publié la vidéo, il était évident que les généraux américains avaient voulu la garder secrète. Trois ans plus tôt, j’étais à Bagdad lorsqu’un hélicoptère américain a mitraillé et tiré des roquettes sur un groupe de civils au sol qui, selon les pilotes américains, étaient des insurgés armés, tuant ou blessant bon nombre d’entre eux.
Les journalistes irakiens ne croyaient pas aux affirmations de l’armée américaine parce que parmi les morts figuraient deux journalistes de l’agence de presse Reuters. Il n’était pas non plus imaginable que des insurgés aient marché en plein air avec leurs armes alors qu’un hélicoptère américain Apache était au-dessus d’eux.
Nous n’avions rien pu prouver avant que WikiLeaks ne rende public le film tourné depuis l’hélicoptère Apache. Le voir et l’entendre a toujours le pouvoir de choquer : les pilotes jubilent lorsqu’ils chassent leurs proies, y compris des personnes dans un véhicule qui s’arrêtent pour aider les blessés, en disant: “Oh oui, regardez ces salauds morts”, et, “Ha, ha, je les ai frappés.” Quiconque souhaite savoir pourquoi les États-Unis ont échoué en Irak devrait y jeter un œil.
Les révélations de WikiLeaks en 2010 et en 2016 sont l’équivalent actuel de la publication par Daniel Ellsberg en 1971 des Pentagon Papers, dévoilant la véritable histoire de l’engagement américain dans la guerre du Vietnam. Ils sont, en fait, d’une importance encore plus grande parce qu’ils sont plus variés et fournissent un point d’entrée dans le monde tel que le gouvernement américain le voit réellement.
Les révélations ont probablement été le plus grand scoop journalistique de l’histoire, et des journaux comme le New York Times ont reconnu ce fait par le vaste espace qu’ils ont accordé aux révélations. La corroboration de leur importance a été dramatiquement confirmée par la rage de l’establishment américain de la sécurité et de ses alliés d’outre-mer, et la détermination furieuse avec laquelle ils ont poursuivi Assange, le cofondateur de WikiLeaks.
Daniel Ellsberg est traité à juste titre comme un héros qui a révélé la vérité sur le Vietnam, mais Assange, dont les actions étaient très similaires à celles d’Ellsberg, est détenu dans la prison de haute sécurité de Belmarsh. Il fait face à une audience à Londres cette semaine pour décider s’il sera extradé du Royaume-Uni vers les États-Unis pour espionnage. S’il est extradé, il a de bonnes chances d’être condamné à 175 ans de prison dans le système pénitentiaire américain en vertu de la loi sur l’espionnage de 1917.
Depuis qu’Assange a orchestré la publication de documents via WikiLeaks, il a été la cible de tentatives officielles et répétées pour le discréditer ou, à tout le moins, de brouiller les pistes dans un cas qui devrait être reconnu comme touchant à la liberté d’expression.
La tentative initiale de diaboliser Assange est venue immédiatement après la première publication des documents, affirmant que cela coûterait la vie à des personnes nommées. Le gouvernement américain soutient toujours que des vies ont été mises en danger par WikiLeaks, bien qu’il n’ait jamais produit de preuves à cet égard.
Au contraire, le responsable du contre-espionnage américain qui était en charge de l’enquête du Pentagone sur l’impact des révélations de WikiLeaks a admis en 2013 qu’il n’y avait pas un seul cas d’un individu tué par les forces ennemies à la suite de ce WikiLeaks avait fait.
Le brigadier-général Robert Carr, chef du groupe de travail sur la révision des informations du Pentagone, a déclaré à l’audience devant fixer la peine de Chelsea Manning que sa première affirmation selon laquelle un individu nommé par WikiLeaks avait été tué par les Talibans en Afghanistan était incorrecte. “Le nom de l’individu n’était pas dans les divulgations”, a-t-il admis.
Le jour où les révélations de WikiLeaks ont été rendues publiques, j’avais rendez-vous à Kaboul avec un responsable américain qui m’a demandé quel était la mention en tête des papiers divulgués. Quand je le lui ai dit, il était peu inquiet de la profondeur des secrets de l’État américain ainsi révélés.
J’ai appris plus tard la raison de son attitude assez peu soucieuse. La base de données à laquelle Manning avait accès s’appelait SIPRNet (Secret Internet Protocol Router), qui est un système Internet militaire américain.
Après le 11 septembre, ce système a été utilisé pour s’assurer que les informations confidentielles disponibles pour une partie du gouvernement américain étaient disponibles pour les autres. Le nombre de personnes disposant d’une habilitation de sécurité appropriée et pouvant théoriquement accéder à SIPRNet était d’environ 3 millions, bien que le nombre de personnes disposant d’un mot de passe correct, bien que toujours important, aurait été bien inférieur.
Le gouvernement américain n’est pas assez naïf pour mettre de vrais secrets sur un système dont le but était d’être ouvert à tant de gens, y compris un simple sergent comme Chelsea Manning. Les documents sensibles des attachés de défense et autres ont été envoyés par des canaux alternatifs et plus sécurisés.
Si les services de sécurité américains avaient vraiment utilisé un système aussi peu sûr que SIPRNet pour envoyer les noms de ceux dont la vie serait en danger si leur identité était révélée, ils auraient bientôt manqué de recrues.
La fausse accusation selon laquelle des vies avaient été perdues, ou auraient pu être perdues à cause de WikiLeaks, a fait du tort à Assange. Les accusations selon lesquelles il se serait rendu coupable de viol et d’agression sexuelle sur deux femmes en Suède en 2010 sont les plus préjudiciables.
Il a toujours nié ces allégations, mais elles l’ont condamné au statut permanent de paria aux yeux de beaucoup.
Le procureur suédois a interrompu l’enquête sur le prétendu viol l’année dernière en raison du temps écoulé, mais cela ne fait aucune différence pour ceux qui estiment que tout ce qu’Assange a dit ou fait est définitivement entaché et que les révélations de WikiLeaks ne sont qu’une question secondaire.
De même, la plupart des médias considèrent le personnage et le comportement présumé d’Assange comme la seule histoire qui mérite d’être couverte. Bien que des informations sur SIPRNet et les témoignages du général Carr aient été publiées il y a longtemps, peu de journalistes semblent en être conscients.
Mais ce n’est pas à cause de ce qui ce serait produit en Suède qu’Assange est menacé d’extradition vers les États-Unis , mais pour être poursuivi en vertu de la loi sur l’espionnage. Les accusations portent toutes sur la divulgation de secrets d’État, le genre de chose que tous les journalistes devraient aspirer à faire, et beaucoup l’ont fait en Grande-Bretagne et aux États-Unis sans être soumis à des sanctions officielles.
Comparez l’empressement du gouvernement britannique à emprisonner Assange avec son manque d’intérêt à retrouver et poursuivre la personne qui a divulgué les câbles secrets de l’ambassadeur britannique aux États-Unis, Kim Darroch, au journal Mail on Sunday l’année dernière. Ses commentaires négatifs sur Donald Trump ont provoqué une réaction de colère du président américain qui a forcé Darroch à démissionner.
Assange a été à l’origine de divulgations sur les activités du gouvernement américain qui sont plus importantes que les révélations des Pentagon Papers. C’est pourquoi il a été poursuivi jusqu’à ce jour et sa punition est bien plus cruelle que tout ce qui a été infligé à Daniel Ellsberg…
* Patrick Cockburn est un journaliste de The Independent spécialisé dans l’analyse de l’Irak, la Syrie et les guerres au Moyen-Orient. Il est l’auteur de Muqtada Al-Sadr, the Shia Revival, and the Struggle for Iraq et de Age of Jihad: Islamic State and the Great War for the Middle East.
21 février 2020 – The Independent – Traduction : Chronique de Palestine – Lotfallah