Par Abdaljawad Omar
L’attaque du Hamas du 7 octobre a mis à nu des vérités dans toute la région, rouvrant des questions sur l’avenir restées en suspens depuis des années. Aujourd’hui, avec la chute d’Assad, la carte des pouvoirs est en train d’être redessinée, présentant de nouvelles menaces et possibilités.
La guerre, dans sa violence implacable, occupe un espace paradoxal, celui d’une force qui peut à la fois renverser et défaire, ouvrir des possibilités tout en les fermant dans une finalité tragique.
Les événements survenus en Syrie au cours des deux dernières semaines illustrent parfaitement ce paradoxe et témoignent non seulement des possibilités libérées par l’éruption de la guerre, à commencer par Tufan al-Aqsa [« Déluge d’al-Aqsa »] et ses répercussions dans la région et le monde, mais aussi du pouvoir de transformation de la guerre, qui permet de réveiller ce qui était endormi et d’animer ce qui était gelé.
Les événements en Syrie, même s’ils devront faire l’objet d’une analyse historique plus détaillée ultérieurement, s’inscrivent déjà dans les schémas plus larges de tension et de vulnérabilité que l ‘ « Axe de la résistance » a accumulés tout au long de sa confrontation avec Israël, qui dure depuis un an, et de sa confrontation avec diverses forces géopolitiques, qui dure depuis des dizaines d’années.
Cependant, la cruelle vérité est que le régime d’Assad s’est effectivement effondré en douze jours, et ce, sans mener de combat digne de ce nom.
On peut d’ores et déjà anticiper les thèses qui émergeront des analyses à venir. Les arguments structurels se concentreront probablement sur la façon dont l’implication profonde du Hezbollah et de l’Iran dans le conflit syrien a affaibli l’axe au sens plus large, en dispersant ses ressources et en diminuant son capital politique, tout en révélant simultanément comment le succès même de l’expansion et du maintien des alliances a semé les graines d’un échec futur.
D’autres souligneront le coût moral et psychologique du soutien à un régime indéniablement brutal, une décision qui a érodé la légitimité de l’axe aux yeux de beaucoup.
D’autres arguments viendront inévitablement s’ajouter. Le principal d’entre eux étant l’affirmation selon laquelle prétendre tenir le flambeau de la résistance, en particulier par des régimes comme celui d’Assad, exige plus qu’un soutien logistique aux mouvements de résistance. Cela exige une confrontation directe avec Israël, un élément qui a brillé par son absence au cours des cinquante dernières années.
Certaines analyses se pencheront probablement sur le rôle du sectarisme, en démêlant ses implications dans la fragmentation et la cohésion de l’Axe. D’autres s’interrogeront sur l’enracinement de l’autoritarisme dans le cadre de la résistance, tandis qu’un autre courant de pensée s’intéressera à l’impact des interventions impériales et à la reconfiguration des forces en présence dans la région qu’elles ont entraînée.
Certaines analyses s’éloigneront de l’axe de la résistance ou de l’intervention impériale pour examiner la nature, le caractère et l’évolution des acteurs sur le terrain.
Ces arguments souligneront probablement le manque de cohésion entre les forces qui ont combattu le régime de Bashar al-Assad pendant les années où Assad a réussi à repousser l’opposition et à maintenir son contrôle sur la Syrie après 2011.
Toutefois, cette fragmentation et cette incapacité à s’unifier, à s’hégémoniser ou à s’organiser efficacement ont commencé à changer à Idlib, où des factions spécifiques ont pris de l’importance dans la lutte anti-Assad. Soutenues par la Turquie et stratégiquement employées pour contrebalancer les ambitions kurdes, ces factions ont marqué un tournant dans le conflit.
À Idlib, cette réalité fracturée a commencé à se stabiliser progressivement. L’établissement d’un Keyan ou embryon « d’État », centré sur les musulmans sunnites et fonctionnant de manière plus structurée, a jeté les bases d’une offensive terrestre qui a mis en évidence les faiblesses inhérentes au régime d’Assad.
Ce changement a représenté un moment important dans la lutte au sens large, car il a montré comment une organisation localisée et un soutien extérieur pouvaient éroder la capacité du régime à maintenir sa domination.
Quelles que soient les analyses ou les interprétations – qu’elles retracent l’héritage du colonialisme dans la formation de l’État syrien moderne ou qu’elles passent à la loupe les répressions brutales, les prisons et les appareils de contrôle du régime – la dure réalité demeure : l’armée syrienne ne s’est pas battue.
Face à la pression croissante, Assad et sa famille, comme de nombreux dirigeants avant lui, ont fui en Russie, laissant derrière eux un État en ruine et un champ de bataille pour des puissances concurrentes.
La vérité et Tufan al-Aqsa
De nombreux commentateurs ont récemment attribué à Tufan al-Aqsa le déclin général de l’axe de la résistance dans la région. Pourtant, sous cette lecture superficielle se cache un terrain plus inquiétant, criblé de questions qui résistent à une réponse immédiate. Il s’agit de questions de vérité, non pas celles qui sont inscrites dans les classifications politiques ou militaires, mais celles qui se cachent, font tomber les masques, rompent les alignements et ébranlent la cohérence supposée de ce moment historique.
À bien des égards, s’il y a quelque chose que le Tufan offre au-delà de sa promesse de libération, c’est la capacité à démêler les vérités.
Dans les turbulences violentes du déluge, certaines questions émergent, pesant la gravité de ce qu’elles révèlent : Qui se tient vraiment aux côtés de la Palestine et de son horizon ? Qui négocie sa survie, sa loyauté dissoute dans le creuset de la peur ? Qui s’effondre parce que son système, étayé par de minces artifices, a toujours été voué à l’échec ? Qui ose s’aventurer dans l’abîme de l’engagement, et qui recule, sa résolution s’avérant fragile ? Qui s’abstient, complice par son inaction ? Et de qui la cruauté monstrueuse est mise à nu, ses récits s’effondrant sous la lumière crue de l’examen, l’aveuglement des autres n’étant plus un bouclier suffisant ?
Israël, qui s’est couvert pendant des décennies des oripeaux de la sainteté démocratique, est aujourd’hui mis à nu : un État d’une brutalité implacable, façonné par la violence coloniale et soutenu par le génocide; un État dont l’existence dépend entièrement de l’échafaudage de l’Europe et des États-Unis, qui étouffe le monde arabe, anéantissant son avenir avant qu’il ne puisse s’exprimer.
Son affirmation de légitimité s’effiloche sous le poids de sa propre violence, sa prétention à une position morale élevée s’érode.
Pendant ce temps, la Syrie d’Assad avance en titubant, paralysée, vidée de sa propre vitalité par le vide de sa rhétorique et l’inertie de sa gouvernance. L’Iran, toujours pragmatique, cherche son chemin dans le chaos, soutenant et manœuvrant tout en hésitant à s’engager pleinement. Il s’accroche à son projet avec une prudence calculée, refusant de perturber radicalement le statu quo – un pas de danse délicat qui lui épargne le précipice mais risque de le priver de pertinence.
Le système étatique arabe, enfermé dans son auto-préservation obsessionnelle et désespérée de conserver les faveurs de l’Occident, étouffe le cri de la Palestine dans le cœur de son peuple.
Ces régimes, indifférents aux corps carbonisés qui se trouvent devant eux, font circuler des images d’horreur, non pas pour galvaniser mais pour susciter la crainte, pour enseigner aux rêveurs parmi eux le coût de la rébellion, la certitude brutale de leur annihilation.
Et qu’en est-il des Palestiniens ? Entre génocide et affrontements ininterrompus, les divisions persistent. Les flèches sont dirigées vers l’intérieur, vers « l’ennemi intérieur », alors que l’Autorité palestinienne en Cisjordanie vacille, incapable de se défendre ou de défendre son propre peuple.
Ces vérités, et bien d’autres encore, tranchantes et implacables, tombent les unes dans les autres, leur poids démantelant l’ancien monde et dessinant les contours d’un nouveau.
Tufan al-Aqsa n’est pas seulement un événement ; c’est un moment de rupture, où les grands récits sont mis en pièces et où les frontières du pouvoir et de la légitimité sont violemment redessinées.
C’est une scène trempée dans le sang des innocents, dont les dernières lignes sont gravées dans un langage de dévastation et de rupture, exigeant que nous fassions face à ce qui dépasse l’entendement.
En Syrie, le régime Assad, qui a choisi de rester les bras croisés et de s’abstenir d’affronter Israël lorsque Gaza a appelé le monde à agir par solidarité, a justifié son inaction en invoquant la nécessité de préserver ses forces pour contenir les rebelles.
Ironiquement, ce même régime qui a privilégié sa propre préservation à une résistance plus large a finalement été incapable de contenir ces mêmes rebelles, révélant à la fois ses erreurs stratégiques et la fragilité de sa position.
L’occasion était pourtant là de renouveler une certaine légitimité, de soutenir le Hezbollah meurtri, de forger une nouvelle voie d’unité à partir d’une décennie de désunion, mais le régime a choisi de rester les bras croisés. Voilà le fait, et avec la faiblesse de ses alliés, tant le Hezbollah au Liban que l’Iran, le régime Assad est tombé rapidement, se fissurant sous les premiers signes de pression.
Et qu’en est-il de Gaza ?
L’impact sur la cause palestinienne et sa résonance dans l’ensemble du monde arabe, ainsi que sur le champ plus large de la concurrence géopolitique, exigent une évaluation plus longue et plus réfléchie.
Le rôle de la Syrie post-Assad est au cœur de cette évaluation : les modes de gouvernance qu’elle adopte, les frontières qu’elle trace – tant sur le plan politique que géographique -, la trajectoire qu’elle envisage pour elle-même et, plus important encore, la manière dont elle définira l’ennemi de l’ami, ou dont elle échouera à atteindre un consensus en régressant vers le sectarisme et les divisions qui dévoreront la Syrie dans une guerre sans fin.
Le terrain ne semble pas prometteur, les rebelles sont divisés entre eux et la Syrie, déjà affaiblie et divisée, sera mise à l’épreuve dans les mois et les années à venir, à la fois sur le plan interne et sur le plan externe.
D’ores et déjà, Israël met en œuvre une stratégie qu’il cherche depuis longtemps à appliquer : démanteler systématiquement les capacités militaires de la Syrie par des bombardements incessants, en ciblant son arsenal afin d’écarter toute menace potentielle à moyen terme.
Simultanément, elle étend son emprise sur les territoires entourant le plateau du Golan, empiétant et annexant régulièrement de nouvelles terres dans un effort calculé pour consolider son contrôle, et profitant de ce moment pour obtenir le plus de terres possible et un effet de levier, tout en espérant être en mesure d’établir une nouvelle ligne de sécurité et peut-être de construire ses propres milices locales.
Cette double approche – éroder le potentiel défensif et offensif de la Syrie tout en avançant des ambitions territoriales – illustre l’intention d’Israël non seulement de neutraliser les risques immédiats, mais aussi de remodeler le paysage géopolitique à son avantage.
Toutefois, une Syrie faible – quels que soient les gouvernants ou les présidents – a toujours été favorable à Israël. L’Etat sioniste se battra donc désormais bec et ongles pour transformer la Syrie en un terrain vague, en la maintenant sous-développée et incapable de conserver un semblant de souveraineté.
Cette stratégie garantit que la Syrie restera fragmentée et impuissante, incapable de poser un défi significatif aux ambitions régionales d’Israël ou à ses ambitions géopolitiques plus larges.
Alors que les pays occidentaux s’efforcent de comprendre l’émergence de nouvelles forces en Syrie – dont certaines qu’ils ont eux-mêmes soutenues – ils cherchent également à capitaliser sur les opportunités que ce moment offre pour façonner la trajectoire d’une Syrie post-Assad.
Dans le même temps, ils restent profondément préoccupés par la possibilité que la Syrie se transforme en une force antagoniste qui pourrait menacer leurs intérêts régionaux et mondiaux.
Cette appréhension n’est pas infondée ; elle s’appuie sur des précédents historiques, en particulier le cas des « moudjahidines », qui étaient initialement soutenus par les puissances occidentales mais qui se sont ensuite retournés contre les intérêts impériaux.
De telles expériences soulignent la nature imprévisible des alliances forgées en temps de conflit, ce qui accroît encore les enjeux de l’implication occidentale dans le paradigme syrien en pleine évolution.
Cela vaut également pour l’Axe lui-même, qui manifeste déjà sa volonté de négocier, de s’engager et d’établir des relations avec les nouveaux dirigeants de Damas.
L’espoir est qu’une position hégémonique anti-occidentale pourrait aligner ces forces émergentes avec le Hezbollah et l’Iran plutôt que contre eux, malgré les années de guerre et de sang entre les rebelles et ces forces. Toutefois, ces espoirs restent au mieux spéculatifs, car la priorité immédiate des dirigeants syriens est de maintenir l’ordre interne et de prévenir la possibilité de nouvelles fractures.
Pendant ce temps, les pays qui ont une influence significative sur les nouvelles forces façonnent activement le paradigme émergent, la Turquie jouant un rôle particulièrement important. En tant qu’acteur extérieur dominant dans la région, l’influence de la Turquie sera cruciale pour déterminer la trajectoire du réalignement politique de la Syrie et son rôle plus large dans l’ordre régional en évolution.
Les signaux de ce qui nous attend, son incertitude, le danger d’une aggravation du chaos plutôt que de l’ordre, et la crainte que la Syrie soit encore plus éclatée en morceaux font tous partie de l’image panoramique du moment présent.
Il n’en reste pas moins que l’impact direct sur Gaza semble minime. Les forces qui apportaient auparavant un soutien crucial à Gaza se sont déjà retirées de la confrontation, choisissant plutôt de se contenter d’un accord de trêve au Liban et d’une désescalade dans la région.
Ce faisant, ces forces ont effectivement dissocié Gaza du Liban, rompant un lien essentiel qui soutenait autrefois l’axe plus large de la résistance. Par conséquent, les conséquences immédiates de ce découplage sur la guerre actuelle resteront probablement limitées. Cela est d’autant plus vrai que la principale monnaie d’échange de la résistance palestinienne est déjà sortie de la guerre, meurtrie, affaiblie et obligée de naviguer dans un environnement de plus en plus hostile en Syrie.
Au fil des événements et de ces changements abrupts, certaines structures et certains systèmes s’effondreront inévitablement, tandis que d’autres émergeront des décombres.
Israël semble toutefois prêt à affronter ces changements avec un pragmatisme calculé, comme il l’a fait par le passé en encourageant stratégiquement les divisions entre Palestiniens, considérant la montée des factions islamistes comme une force opposée aux mouvements nationalistes laïques alors dominants.
De telles manœuvres tactiques ont historiquement permis à Israël d’exploiter les fractures au sein de ses adversaires, consolidant ainsi sa propre position. Il espère une Syrie faible, soit fracturée et incapable d’affronter Israël, soit stabilisée et désireuse de négocier son propre accord de reddition. Pour l’instant, il est satisfait que l’Iran ait perdu un nœud important, que le Hezbollah soit encore plus affaibli et que sa position au Liban soit un peu plus érodée.
Ce qui nous attend
La chute du régime syrien impose une réflexion difficile sur la fragilité des alliances, le calcul de la survie et le prix de l’inertie. Alors qu’Israël capitalise sur les fractures au sein de ses adversaires, creusant de nouvelles lignes de domination, il devrait prendre en compte les leçons de l’histoire – comment les stratégies de division peuvent jeter les bases d’une résistance imprévue.
L’effondrement du régime d’Assad et l’affaiblissement de l’Axe ne marquent pas seulement la fin d’une époque, mais la genèse d’un avenir turbulent et incertain.
Ce qui émerge n’est pas une table rase mais une mosaïque d’ambitions concurrentes, de clivages idéologiques et d’interventions impériales, chacun rivalisant pour façonner le destin de la Syrie.
Au milieu de ce chaos, la Palestine reste un test décisif, exposant les contradictions morales et stratégiques des puissances régionales et mondiales, où les paroles ne s’alignent pas sur les actes. Le Tufan al-Aqsa n’a pas seulement dévoilé des vérités, il a aussi rouvert la question de l’avenir – à savoir qui en sera l’auteur, dans quelles conditions et à quel prix.
Comme dans tous les moments de rupture, la tâche du commentaire est de résister à la tentation de la résignation. Au lieu de cela, nous devons affronter l’énormité du défi qui nous attend. La Syrie, comme tant d’autres pays avant elle, deviendra-t-elle le champ de bataille d’une fragmentations sans fin ? Ou va-t-elle, contre toute attente, se frayer un chemin vers la cohérence et la souveraineté, remodelant la région et l’ordre mondial d’une manière que nous n’avons pas encore imaginée ?
Les réponses restent floues, mais les enjeux sont clairs : la carte du pouvoir est en train d’être redessinée et, dans les marges de ce bouleversement, de nouvelles possibilités se dessinent, incertaines, contestées et farouchement actives.
Auteur : Abdaljawad Omar
* Abdaljawad Omar est un écrivain et un conférencier basé à Ramallah, en Palestine. Il enseigne actuellement au département de philosophie et d'études culturelles de l'université de Birzeit.
10 décembre 2024 – Mondoweiss – Traduction : Chronique de Palestine – Lotfallah
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