La zone franche de Jéricho (Jericho Agro Industrial Park, JAIP), dans la vallée du Jourdain, a des ambitions : « favoriser par des incitations fiscales et des infrastructures modernes les investissements locaux et internationaux en Palestine et les exportations palestiniennes », qui restent extrêmement faibles, explique un responsable local, Naiem Attoun. Ces « zones franches » balbutiantes, la Palestinian Industrial Estates and Free Zones Authority en détient deux autres en Cisjordanie, à Bethléem et Jénine (une quatrième, à Gaza, est inactive). Et trois sont en projet en Cisjordanie, près de Naplouse, Hébron et Rawabi, une « ville nouvelle » en construction lancée par un millionnaire américano-palestinien en zone A (voir encadré). Initialement impulsée avec des financements nippons, la zone franche de Jéricho bénéficie désormais aussi d’un soutien européen. Pour le moment, l’activité y semble encore réduite : 4 PME y sont enregistrées. Les autorités en attendent 6 autres d’ici la fin de l’année, pour 500 emplois créés. À terme, l’objectif est de générer 3 400 emplois et 17 000 emplois induits.
Nous sommes là, à Jéricho, neuf journalistes issus de huit pays de l’Union européenne (UE), invités par la délégation de l’Union européenne en Palestine afin d’y constater divers aspects des soutiens apportés à l’Autorité palestinienne (AP). Mais à huit mois de la première échéance, on peine à croire que ces ambitions seront assouvies dans les délais. D’autant que, très vite, les responsables palestiniens comme nos accompagnateurs européens émettent des réserves sur la sincérité israélienne s’agissant de laisser cette zone se développer. « L’énorme problème, se plaint Khaled Amleh, un des managers palestiniens, c’est : qui contrôle la frontière ? » La seule porte de sortie est le pont Allenby, sur le Jourdain, qui permet l’exportation des produits par la Jordanie. Il n’est ouvert que huit heures par jour, deux heures seulement le vendredi et fermé le samedi. « L’aéroport de Lod, lui, fonctionne 24 heures sur 24 pour l’export israélien, dit le Palestinien. Quand on se plaint, les militaires nous disent vouloir nous aider. En réalité ils nous baladent ». Les responsables de la zone franche négocient avec l’administration civile israélienne [1] depuis deux ans une plus grande ouverture du pont. Rien ne bouge. « On dépend totalement de la volonté d’Israël. Nos produits pourrissent dans leur port d’Ashdod parce que les Israéliens ne délivrent pas les autorisations d’exportations ».
Les obstacles administratifs
Un autre responsable palestinien de la zone franche se plaint que les Israéliens multiplient les obstacles administratifs : « Si Japonais et Européens ne font pas plus pression sur Israël, une grande part de leur investissement ici sera perdu », note-t-il. Amleh conclut : « À vrai dire, tant que nous ne contrôlerons pas notre frontière, les Israéliens pourront continuer de nous étrangler économiquement ». Nos accompagnateurs de la délégation de l’UE en Palestine écoutent, mutiques. Une fois dehors, un de ses membres nous dit, en aparté : « Les Israéliens ne veulent pas de négociation sur une solution politique de la question palestinienne. Mais Nétanyahou a souvent évoqué une “paix économique”. Or même ça, ils font tout pour l’empêcher, multipliant les blocages bureaucratiques. Alors que veulent-ils exactement ? »
Cette récrimination parmi les membres de la délégation quant aux obstacles administratifs érigés par les forces d’occupation israélienne au développement de la Palestine, nous allons l’entendre comme un credo permanent tout au long de cette visite. À Toubas, au nord de Naplouse, l’UE finance une station de traitement des eaux usées à fin de réutilisation dans l’agriculture. Coût : 18 millions d’euros. Ouverture prévue : janvier 2018. Une première en Palestine, d’autant plus sensible que le manque d’eau y est criant et qu’Israël contrôle toutes les nappes phréatiques. Le projet de cuves d’épuration est typique des conséquences de la « bantoustanisation » qu’a mise en place l’occupation israélienne. Les cuves ont été installées en zone A, pour éviter un peu les obstacles administratifs. Mais, explique Tael Ali Ahmed, le responsable palestinien local, l’aire des camions amenant les matériaux de construction, à 30 mètres des cuves, se trouve en zone C… où les autorisations sont obligatoires. D’où d’incessants tracas administratifs. « Le premier soldat venu peut empêcher les camions d’accéder et faire cesser les travaux ».
Le personnel de l’UE argue que les autorités israéliennes « exigent dix fois de présenter le même document », « immobilisent les camions sans explication ». « Un jour, des soldats ont détruit 3 kilomètres de canalisations, dit un ingénieur. On nous a ensuite expliqué que c’avait été “une initiative erronée”, pas un ordre ». Tael Ali Ahmed renchérit : « Lorsqu’il s’agit de l’eau, pour les Israéliens, toute la Cisjordanie est zone C. Ici, une importation de pompes à eau est bloquée par l’armée depuis deux ans. Aucun puits ne peut être creusé sans l’aval d’une “commission conjointe” israélo-palestinienne. Les Israéliens y ont un droit de veto. De toute façon, elle ne se réunit plus depuis 2012. Ils arrivaient avec des projets d’adduction d’eau pour les colonies et nous demandaient de les valider… On a arrêté de se voir. » L’armée israélienne, estime-t-il, cherche à rendre la vie des gens si difficile qu’ils décident de partir. Pourtant, assure-t-il, « notre projet ira au bout, même au prix de tracas continus ».
Un milliard d’euros d’aide annuelle
L’UE dépense 310 millions d’euros par an au soutien à la Palestine : 45 % vont au versement des salaires des dirigeants de l’AP et des fonctionnaires, 45 % aux services publics (adduction d’eau, écoles, hôpitaux, etc.), et 10 % aux projets non publics (essentiellement culturels et humanitaires). De plus l’UE verse 110 millions de dollars annuels à l’ Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA, United Nations Relief and Works Agency for Palestine Refugees in the Near East). Au total, avec les contributions individuelles des divers pays européens (la France est leader dans le domaine énergétique, les Pays-Bas dans l’aide à la justice, la Belgique dans l’éducation, etc.), la contribution de l’UE avoisine le milliard d’euros annuel. Par comparaison, la manne américaine à la Palestine dépasse de peu 600 millions de dollars annuels, dont plus de la moitié va au soutien « sécuritaire » (formation et entretien des services de police et de renseignements).
L’objet du voyage des journalistes n’étant pas qu’économique, l’UE avait également organisé des rencontres avec des bénéficiaires d’aide humanitaire. À Khirbet Abdallah Younis, au nord-ouest de Jénine, l’Union européenne aide un village palestinien cloîtré entre la Ligne verte (la frontière de 1967 interdite de franchissement à ses 200 habitants) et le « mur de protection » israélien, qui maintient leurs propres terres et la Cisjordanie en général hors de leur portée. Ici, impossible d’obtenir un permis de construire. D’où les innombrables constructions « sauvages » des Palestiniens et les destructions auxquelles procèdent en retour les Israéliens. Dans le village de Khirbet Abdallah Younis, 88 ordres de démolition de bâtiments « illégaux » sont en attente d’exécution. Un projet de développement de la communauté, incluant une école et un centre médical où une institutrice vient quotidiennement et un médecin une fois par semaine, a été présenté aux autorités israéliennes en 2014. Plutôt que d’attendre une validation qu’ils savaient ne jamais venir, les villageois ont informé l’armée que sans réponse dans un délai de 18 mois, ils engageraient les travaux. Ils bénéficient d’un soutien européen ainsi que du programme de l’ONU pour les établissements humains (ONU Habitat). Les Israéliens laissent faire, se réservant l’option de détruire ces bâtiments « illégaux » si besoin. Ahmad Al-Atrash, le planificateur du projet pour ONU Habitat, espère que cela n’adviendra pas. « En vérité ils sont contents, commente-t-il, parce que nous aidons à maintenir le calme ». Une statistique : en 23 ans, sur les 112 plans de développement de communautés villageoises présentés en zone C, l’armée israélienne en a validé six ! « Et encore, avec des restrictions », indique un porte-parole local, Naïm Nubani.
“Se battre contre un bulldozer”
À Khirbet Tana, près de Naplouse, l’organisme européen d’aide humanitaire et de protection civile ÉCHO est engagé avec l’ONG Première urgence internationale dans le soutien à une communauté de bergers palestiniens sédentarisés qui a subi 13 ordres de démolition de ses maisons depuis 2005 – la dernière le 13 janvier 2017. Ici, 45 familles de bergers vivent dans des cabanes de contreplaqué (régulièrement détruites par l’occupant) sur un territoire décrété par Israël « zone d’entrainement militaire ». « Nous n’y avons jamais constaté le moindre entrainement, assure-t-on chez ECHO. Mais il y a alentour quatre colonies israéliennes. L’enjeu est à l’évidence de “dégager” la population arabe qui se trouve au milieu. » Les intervenants européens décrivent le processus :
a) on exproprie les bergers de leurs terres ;
b) on leur refuse tout permis de construire ;
c) on leur coupe l’accès aux services publics (eau, sanitaires, etc.) ;
d) on laisse les colons mener d’incessants raids « punitifs » (« en été, ils viennent se baigner dans notre seul puits », indique un berger).
Finalement, les gens craquent. « Plus de 300 maisons familiales et structures de services ont été détruites depuis 2005. Sans l’UE, les bergers seraient déjà tous partis », estime un membre de l’organisme européen. Les pertes totales de l’UE à Khirbet Tana sont estimées en 2016 à 216 000 euros. Lorsque nous y parvenons, l’école — deux petites pièces dans un abri en tôle temporaire — réunit 17 enfants. « Elle a déjà été détruite trois fois », indique un membre d’ÉCHO, qui dit avoir le sentiment de « se battre contre un bulldozer qui agit sans discontinuer ». Dans une brochure explicative, ECHO évoque « un objectif déclaré de transfert forcé » des populations palestiniennes mené par les autorités israéliennes dans « au moins 46 zones d’habitation » de la zone C.
Ces constats, et d’autres du même type, faits par les intervenants européens sur le terrain, nous les avons entendus durant tout notre périple. Que ce soit à Jérusalem-Est et alentour, où on a pu constater la réalité de la « judaïsation » forcée de la cité, à Bethléem dans le camp de réfugiés Ayda (6 000 habitants), ou dans la zone H2 d’Hébron, où 750 colons, réputés pour leur extrême violence, ont réussi à expulser sous la protection de l’armée 20 000 habitants palestiniens de leurs résidences dans ledit « quartier juif », et dans d’autres lieux visités. Avec, chaque fois, les interrogations des coopérants européens, mais aussi de nombreux diplomates, exprimées en aparté et toujours sous anonymat, quant à la finalité de leur action. Un questionnement aggravé par l’impression que les rapports envoyés à leurs pays ou à la Commission européenne sur la réalité de la Palestine sont tous jetés au fond d’un placard. Un diplomate jugera en privé que « l’attitude de Madame Mogherini [2] sur la question israélo-palestinienne est l’ignorance volontaire ».
Le “village Potemkine”
« Je me demande souvent si nous ne sommes pas finalement un rouage de la machine incessante à l’œuvre pour renforcer la présence israélienne dans les territoires palestiniens. Bien sûr, ici et là nous empêchons certains dégâts, nous obtenons parfois des succès, mais dans l’ensemble ne contribuons-nous pas beaucoup plus à maintenir la fiction d’une Autorité palestinienne qui n’a en réalité pas de pouvoirs », permettant à Israël d’agir à sa guise ? Ainsi s’interroge ouvertement un employé de la délégation de l’UE en Palestine. Un diplomate d’un État disposant d’un consulat en Cisjordanie abonde. « Nous, Européens, continuons à nous battre pour préserver les accords d’Oslo. Cependant aujourd’hui les Israéliens disent qu’en zone C Oslo leur permet de faire comme bon leur semble. Et ils refusent tout débat sur le sujet. Dès lors, je me demande si je contribue à l’établissement d’un futur État palestinien qu’ils rendent chaque jour plus impossible ou au maintien de l’occupation ? » Cette question le taraude d’autant, ajoute-t-il, qu’elle n’aura de réponse que dans l’avenir. « Si un État palestinien voit le jour, nous y aurons contribué. Si c’est l’inverse, nous aurons facilité la croyance en une fiction et financé l’occupation ». Car, rappelle ce diplomate, le soutien financier européen aux Palestiniens permet à Israël de se dispenser de nombre de ses devoirs d’occupant prévus par le droit international. Sans l’AP et les financements européens et américains, Israël aurait dû payer la plupart des services fournis par l’AP et ses personnels.
À titre individuel, quelques-uns de ces fonctionnaires et diplomates européens tiennent un discours plus désabusé encore, évoquant une politique israélienne du type « village Potemkine » (trompe-l’œil à des fins de propagande), où il ne s’agit que de préserver l’illusion d’une normalité fictive. « En réalité, nous indique un interlocuteur européen, les Israéliens ne cherchent à rien solutionner, au-delà de leur propre sécurité. Au contraire, ils espèrent que le pourrissement amènera de plus en plus de Palestiniens à lâcher prise, pour étendre progressivement leur emprise sur la Cisjordanie. Jusqu’ici, cette politique leur a réussi ». Comme tous les autres, il s’exprime anonymement. Et qu’adviendrait-il s’il disait publiquement ce qu’il pense ? « Je serais viré dans l’instant ».
[1] L’« administration civile » israélienne est le nom donné aux autorités militaires d’occupation qui gèrent les civils.
[2] Federica Mogherini est l’actuelle chef de la diplomatie de l’UE.
27 avril 2017 – Orient XXI