Par Tamoghna Halder
La décision de l’Inde de révoquer l’article 370 n’est qu’un chapitre de plus dans la longue histoire d’oppression impériale au Cachemire.
Le 5 août, le gouvernement du parti nationaliste hindou Bharatiya Janata (BJP), a publié un décret que l’on attendait pas annulant l’autonomie accordée à l’État du Jammu-Kashmir en échange de son adhésion à l’union indienne après l’indépendance de 1947.
Depuis le décret, les autorités indiennes ont imposé un blocus sans précédent dans la région, coupant toutes les lignes de communication, limitant les déplacements et plaçant d’éminents dirigeants politiques Cachemiris en résidence surveillée.
La décision du gouvernement de révoquer l’article 370 de la constitution indienne, qui assurait à l’État à majorité musulmane sa propre constitution et son indépendance dans tous les domaines autres que les affaires étrangères, la défense et les communications, constitue sans aucun doute l’acte politique le plus lourd de conséquences imposé dans cette région depuis sept décennies. Cependant, ni la volonté du gouvernement indien d’imposer un contrôle direct à partir de New Delhi, ni ses tentatives de faire taire les appels des Cachemiris à la liberté et à la dignité ne sont choses nouvelles.
Un bref retour historique montre que l’oppression et l’exploitation coloniale du Cachemire ont commencé bien avant la formation de l’Inde moderne. Depuis son annexion par l’empire moghol en 1589, le Cachemire n’a jamais été gouverné par les Cachemiris eux-mêmes. Après les Moghols, la région fut dirigée par les Afghans (1753-1819), les Sikhs (1819-1846) et les Dogras (1846-1947) jusqu’à ce que les États indien et pakistanais soient établis.
Les Moghols, qui n’ont jamais rien fait pour soulager la pauvreté de la région ou l’aider à lutter contre les famines, ont au contraire construit des centaines de jardins au Cachemire, le transformant en un luxueux refuge d’été pour les riches. Les Afghans ont non seulement envoyé des Cachemiris en Afghanistan pour y travailler comme esclaves, mais ils ont également imposé des taxes exorbitantes aux célèbres tisserands de châles de la région, ce qui a entraîné une forte réduction de l’industrie du châle. Viennent ensuite les Sikhs qui, selon l’explorateur britannique William Moorcroft, traitent les Cachemiris “à peine mieux que du bétail”.
La discrimination à laquelle la majorité musulmane du Cachemire est toujours confrontée est également apparue pour la première fois sous le régime sikh. À l’époque, le meurtre d’un autochtone par un sikh était puni d’une amende allant de 16 à 20 roupies kashmiris au gouvernement, dont 4 roupies étaient versées à la famille du défunt si la victime était un hindou, et seulement 2 roupies si le défunt était un musulman.
Et en 1846, lorsque la Compagnie britannique des Indes orientales a vaincu l’empire sikh lors de la première guerre anglo-sikh, le Cachemire a été vendu aux Dogras [hindouistes] comme s’il ne s’agissait pas du foyer de millions de personnes mais d’une simple “marchandise”. Gulab Singh, un Dogra, qui dirigeait le Jammu dans l’empire sikh, choisit de se ranger aux côtés des Britanniques lors de la guerre anglo-sikh. Après la guerre, la Compagnie des Indes orientales a “vendu” le Cachemire à Gulab Singh pour une somme forfaitaire de 7,5 millions de roupies, en récompense de sa fidélité.
Gulab Singh et les dirigeants Dogras successifs qui avaient ainsi la main libre sur toute la vallée du Cachemire, ont extorqué de nouvelles taxes aux Cachemiris dans le but de récolter l’équivalent des 7,5 millions de roupies qu’ils avaient payés pour acheter le Cachemire. De plus, comme marque de leur loyauté, les dirigeants Dogras ont répondu aux demandes britanniques persistantes d’argent et d’hommes pour la guerre. Sous le règne des Dogras, les Cachemiris ont été forcés de se battre dans toutes les guerres britanniques, y compris les deux guerres mondiales.
La domination Dogra était peut-être la pire période en termes d’extorsion économique au Cachemire. La plupart des paysans étaient sans terre depuis que les Cachemiris avaient été interdits de possession de terres. Environ 50 à 75% des cultures cultivées allaient aux dirigeants Dogras, laissant la classe laborieuse pratiquement sans contrôle sur les produits. Les dirigeants Dogras ont également réintroduit le système du “travail forcé” (begar) en vertu duquel l’État pouvait employer des travailleurs pour une rémunération minime, voire nulle. Non seulement toutes les professions imaginables étaient taxées, mais les musulmans du Cachemire étaient même obligés de payer un impôt s’ils souhaitaient se marier. L’absurdité d’un système fiscal exorbitant a atteint un sommet avec l’introduction de “l’impôt zaildari” qui devait servir à couvrir les frais de l’impôt lui-même !
Sous le règne des Dogras, les Pandits du Cachemire, des hindous originaires de la vallée du Cachemire, étaient légèrement mieux lotis que les musulmans du Cachemire, peut-être en raison du parti pris pro-hindou de l’administration. Ils ont été autorisés à occuper davantage d’emplois de la classe supérieure et à occuper des postes d’enseignants et de fonctionnaires. Cela signifiait que parmi une population à prédominance musulmane, la ainsi-nommée “petite bourgeoise” était dominée par les hindous. Le régime Dogra a également remplacé le koshur par l’urdu comme langue officielle de la région, ce qui rend encore plus difficile pour les musulmans du Cachemire qui sont de langue koshur de s’extraire de la pauvreté.
Par conséquent, l’histoire des musulmans du Cachemire recoupe souvent l’histoire de la classe laborieuse dans la vallée. En fait, tout au long de la domination Dogra au Cachemire, la résistance contre le régime oppressif a été façonnée par l’appartenance de classe autant que par la religion.
La résistance des travailleurs contre les Dogras a commencé dès 1865, lorsque les tisserands du châle du Cachemire se sont mobilisés pour améliorer leurs conditions de travail. Le régime a brutalement réprimé le soulèvement et, au cours des trois décennies qui ont suivi le mouvement, le nombre de tisserands de châles au Cachemire est passé de 28 000 à un peu plus de 5000.
Malgré ce revers, les travailleurs du Cachemire ont continué à se battre pour leurs droits. En 1924, les travailleurs d’une fabrique de soie de Srinagar se sont mis en grève pour obtenir de meilleures conditions de travail.
En 1930, de jeunes intellectuels musulmans de gauche ont formé le Reading Room Party pour se réunir et explorer une voie à suivre pour le Jammu-Kashmir qui soit exempte d’autocratie et d’oppression. Ils ont rapidement commencé à organiser des réunions dans des mosquées et, lentement, cette “conscience politique” a commencé à se propager de l’intelligentsia aux classes moyennes. Avec le temps, ils sont passés des mosquées aux réunions ouvertes à plus grande échelle.
Constatant cet esprit de révolte croissant au sein de la communauté musulmane, les Dogras approuvèrent en 1931 la formation de trois partis politiques dans la vallée – la Kashmiri Pandits Conference, l’Hindu Sabha in Jammu et le Shiromani Khalsa Darbar des Sikhs. Cela signifiait que seuls les groupes non musulmans pouvaient se faire représenter dans la vallée, laissant la majorité de la population sans parti politique reconnu.
Cette même année, plusieurs actions collectives musulmanes se sont développées en réaction à l’oppression de l’État. Mais la tension qui couvait a atteint son paroxysme le 13 juillet, lorsqu’une foule de milliers de personnes a tenté de pénétrer dans la prison de Srinagar lors de l’audience devant le tribunal d’une affaire de sédition déposée contre un jeune musulman nommé Abdul Qadeer. La police a alors réagi avec une extrême brutalité et 22 manifestants ont été tués. Comme le notait le spécialiste et militant Prem Nath Bazaz, les sentiments de la foule qui s’était précipitée à la prison n’étaient pas anti-Hindous mais contre la tyrannie. Mais les émeutes qui ont eu lieu au lendemain du 13 juillet ont pris une tournure religieuse lorsque des magasins appartenant aux Hindous ont été pillés dans la vallée.
Bazaz a attribué cela à la politique à courte vue et inexpérimentée du Reading Room Party, ainsi qu’à l’attitude hostile et discriminatoire des Hindous à l’égard de la majorité musulmane. Depuis cet épisode, cependant, tous les acteurs du conflit au Cachemire ont tenté de façonner l’histoire du Cachemire. La lutte des musulmans de la classe ouvrière de la vallée a été réduite à leur identité religieuse, comme si la religion qui est la leur rendait leur colère quelque peu illégitime.
Les souffrances de la classe ouvrière et musulmane étaient immenses sous le régime Dogra, mais leur situation ne s’est pas améliorée après le départ de la Grande-Bretagne du sous-continent indien et la partition de l’Inde coloniale en deux États-nations.
En vertu du plan de partitionnement prévu par la loi sur l’indépendance de l’Inde, le Cachemire s’est vu offrir la possibilité de devenir indépendant ou d’intégrer l’Inde ou le Pakistan.
Le dirigeant Dogra de l’époque, Hari Singh, souhaitait initialement que le Cachemire devienne indépendant. Mais lorsque des membres de tribus du Pakistan ont tenté d’envahir la région, il a accepté de rejoindre l’Inde en octobre 1947.
Le premier Premier ministre indien Jawahar Lal Nehru a envoyé des troupes pour protéger le Cachemire d’une éventuelle invasion pakistanaise. Suite à cela, Hari Singh a souscrit à un mécanisme d’adhésion de l’État au dominion indien. L’article 370, qui garantissait l’autonomie du Cachemire au sein de l’Union indienne, a également été ajouté à la constitution indienne en tant que résultat direct de ce mécanisme.
Malheureusement, il est apparu clairement au cours des décennies qui ont suivi que l’Inde n’avait aucune intention de protéger l’autonomie du Cachemire, car elle a immédiatement commencé à se comporter comme une nouvelle force impériale prête à poursuivre l’oppression séculaire de la population musulmane.
Au début, Nehru (un Cachemiri lui-même) semblait avoir de la sympathie pour la cause des Cachemiris. Il promit à plusieurs reprises d’organiser un plébiscite pour déterminer le sort du Jammu-Kashmir. À ce moment-là, même l’émergence d’un Cachemire indépendant était envisagée comme un résultat possible.
Des décennies ont cependant passé et le plébiscite promis par Nehru ne s’est jamais tenu. Le Pakistan et l’Inde ont occasionnellement soulevé la question et accusé l’autre côté d’empêcher la tenue d’un vote. Pour le confort des deux États, la question du plébiscite a finalement été réléguée aux oubliettes.
Depuis octobre 1947, l’Inde et le Pakistan ont mené de multiples guerres contre le Cachemire, prétendant tous deux avoir à cœur les meilleurs intérêts de la population locale. Mais ils ont conjointement réprimé les voix du Cachemiris qui critiquaient les actions des deux pays et réclamaient l’indépendance.
Maqbool Bhat, l’un des membres fondateurs du Front de libération du Jammu-Kashmir et défenseur d’une lutte armée organisée pour la libération du Cachemire, en est un exemple. Il a été traqué et pendu par l’État indien, mais l’État du Pakistan a également empêché Maqbool d’organiser un mouvement de libération pour le Cachemire qui n’avait pas pour objectif de placer la région dans la zone d’influence du Pakistan.
Au fil des années, l’Inde et le Pakistan ont fait tout leur possible pour maîtriser les témoignages et récits venus du Cachemire. L’Inde a non seulement eu recours à des méthodes d’oppression brutales, telles que la violence physique, la torture, les viols et les poursuites illégales, mais elle a également inventé de toutes pièces un récit alternatif, manipulant les données et les faits pour soulever l’opinion publique indienne contre le sort des musulmans du Cachemire.
Dans le même temps, le Pakistan n’est pas un partisan innocent de la lutte au Cachemire, puisqu’un de ses anciens présidents, Pervez Musharraf, a reconnu ouvertement que l’État soutenait et formait des groupes armés actifs dans la vallée, tels que le Lashkar-e-Taiba (LeT) dans les années 1990.
En dépit des efforts des forces impérialistes pour les réduire au silence et les contrôler, les Cachemiris se battent depuis des centaines d’années pour l’autodétermination. Aujourd’hui, les efforts impérialistes pour contrôler la vallée se poursuivent, bien que de façon ironique, sous le costume du nationalisme. La décision de l’Inde de révoquer le statut spécial du Jammu-Kashmir n’est donc rien d’autre qu’un nouvel acte sans vergogne d’agression impérialiste.
Au pire, le 5 août 2019, les générations futures se souviendront de cette acte de révocation comme d’un nouveau chapitre de la longue histoire d’oppression impérialiste au Cachemire. Au mieux, cette dernière atteinte à la dignité d’un peuple souffrant depuis si longtemps marquera pour les Cachemiris le début d’une ère sans précédent de résistance et de lutte pour la liberté.
* Tamoghna Halder est un étudiant indien, titulaire d’un doctorat en économie de l’Université de Californie à Davis.
15 août 2019 – Al Jazeera – Traduction : Chronique de Palestine