Camp Bucca, Abu Ghraib et la montée de l’extrémisme en Irak

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Les tortures et mauvais traitements infligés à leurs prisonniers par les forces américaines d''occupation en Irak, ont produit en retour une violence qui n'a fait que se développer depuis - Photo : Archives
Kathy KellyLe 27 octobre, le président Trump a annoncé la mort d’Abu Bakr Al-Baghdadi et de trois de ses enfants. Le président américain a déclaré qu’Al-Baghdadi, le fondateur de l’EI, s’était réfugié dans un tunnel pour fuir les forces militaires américaines, puis s’était fait exploser. En 2004, Al-Baghdadi avait été capturé par les forces américaines et emprisonné pendant dix mois à Abu Ghraib et au camp Bucca.

En janvier 2004, j’ai visité le camp Bucca qui est situé au sud de Bassora, dans une région isolée et misérable de l’Irak. Encore en construction, il était constitué de tentes.

Pour entrer en Irak, notre délégation de trois personnes de Voices, a dû attendre des visas à Amman, en Jordanie. Pendant que nous y étions, nous avons reçu la visite de deux jeunes Palestiniens qui nous ont raconté ce qu’ils avaient vécu pendant les six mois de leur emprisonnement au camp Bucca.

Ils restaient marqués par la peur qu’ils avaient ressentie tout au long de leur détention. Ils dormaient par terre, dans du sable infesté de scorpions ; ils devaient se doucher nus, devant des soldates étasuniennes et on leur ordonnait d’aboyer comme un chien ou de dire “J’aime George Bush” avant de remplir leur bol d’aliments. Ils n’avaient pas le droit de communiquer avec qui que ce soit d’extérieur à la prison, leur seul espoir d’être libérés était de comparaître, un jour, devant un tribunal de trois membres.

Cinq de leurs amis étaient toujours en prison. Ils nous ont suppliés de leur rendre visite et de plaider pour leur libération. Tous étaient des Palestiniens qui étudiaient à Bagdad pour obtenir un diplôme professionnel. Ne voulant pas renoncer à leur diplôme, ils ont pris le risque de rester à Bagdad lors de l’agression étasunienne, Choc et Effroi, de 2003. Des Marines ont fait irruption dans leur dortoir de la rue Haïfa à Bagdad et ont arrêté tous les étudiants qui avaient une carte d’identité étrangère. Ils ont été catalogués TCN, “Third Country Nationals” (1), et emmenés dans différentes prisons.

A Bagdad, nos amis des Christian Peacemaker Teams avaient créé une base de données avec les noms et les numéros des prisons pour aider les Irakiens à retrouver leurs proches. Ils ont trouvé les numéros de prison de deux des jeunes gens qu’on nous avait demandé de rencontrer et ils nous ont conseillé de contacter le major Garrity, un officier de l’armée américaine qui était responsable du camp Bucca.

Nous nous sommes rendus dans la ville la plus au sud de l’Irak, Umm Qasr, et nous nous sommes assis à une vieille table de pique-nique à l’extérieur du camp Bucca, en attendant la décision du major Garrity. Nous n’étions pas optimistes parce que nous avions appris, à notre arrivée, que l’heure des visites était passée et que la prochaine opportunité était trois jours plus tard.

Il n’y avait d’ombre nulle part, le sable était recouvert de graisse noire, et nous devions constamment recracher des petits moucherons noirs. Le camp Bucca est l’un des endroits les plus invivables que j’aie jamais rencontrés. Nous avons appris avec reconnaissance que le major Garrity autorisait notre visite.

Une camionnette militaire nous a emmenés plus loin dans le désert, et bientôt nous avons assisté à l’étreinte tendre et émue de l’un des prisonniers avec son frère, un dentiste de Bagdad, qui nous avait accompagnés. Sans que nous le leur ayons demandé, les prisonniers, tous dans la vingtaine, ont corroboré ce que leurs amis précédemment libérés nous avaient partagé de leurs épreuves. Ils ont parlé de la solitude, l’ennui, les humiliations et l’incertitude effrayante à laquelle sont confrontés les prisonniers détenus sans inculpation par une puissance hostile qui n’a aucune intention de les libérer.

Le fait de savoir que nous allions parler d’eux à leurs proches leur a apporté un peu de réconfort. Plus tard, le major Garrity nous a dit qu’il y avait peu de chance qu’ils soient libérés. “Soyez heureux qu’ils soient ici avec nous et pas à Bagdad”, nous a-t-elle confié avec un regard qui en disait long. “Ici, nous leur donnons de la nourriture, des vêtements et un abri. Heureusement qu’ils ne sont pas à Bagdad.” Plus tard, en mai 2004, CNN a publié des photos de la prison d’Abu Ghraib. Nous avons alors compris ce qu’elle voulait dire.

La New York Review of Books du 3 novembre 2005 cite trois officiers, dont deux sous-officiers, stationnés avec la 82e Division aéroportée de l’armée américaine à la base d’opérations avancée (FOB) Mercury en Irak.

S’exprimant sous couvert d’anonymat, ils décrivent dans de multiples entretiens avec Human Rights Watch la manière dont leur bataillon en 2003-2004 a régulièrement utilisé la torture physique et mentale pour obtenir des renseignements et pour se défouler….

Les détenus en Irak étaient généralement appelés PUC (2). La torture des détenus était semble-t-il tellement courante et normalisée qu’elle était devenue un moyen de soulager le stress. Les soldats se rendaient à la tente des PUC en dehors des heures de service pour “faire la peau d’un PUC” (3) ou “fumer un PUC” (4). La première expression voulait dire tabasser un détenu, et la seconde le torturer jusqu’à ce qu’il s’évanouisse.

Le “fumage” ne servait pas seulement à se défouler, il était au cœur du système d’interrogatoire utilisé par la 82e Division aéroportée de la FOB Mercury. Les officiers et les sous-officiers de l’unité du renseignement militaire ordonnaient aux gardiens de “fumer” les détenus avant un interrogatoire et parfois, de ne pas les laisser dormir, boire ou manger sauf des crackers.

Le “fumage” par les gardiens durait de douze à vingt-quatre heures avant l’interrogatoire. Comme l’a dit un soldat : “L’officier du renseignement militaire] a dit qu’il voulait que les PUC soient si fatigués, si fumés, si démoralisés qu’ils n’aient plus qu’un seul désir, coopérer.

Un sergent a dit à Human Rights Watch :

“C’était peut-être un bon gars, tu sais, mais maintenant c’est un mauvais gars à cause de la façon dont on l’a traité.”

La violence qui a donné naissance à l’État islamique ne vient pas de nulle part.

Lors de nombreux voyages en Irak de 1996 à 2003, les membres de notre délégation Voices ont pris conscience du désespoir et des souffrances insupportables des familles irakiennes qui n’arrivaient pas à survivre à cause des sanctions économiques étasuniennes. Dans l’entre-deux-guerres, l’ONU a estimé à 5 000 le nombre de décès d’enfants dus à l’effondrement économique imposé de l’extérieur et au blocus des vivres, des médicaments, de l’approvisionnement en eau potable et autres produits essentiels à la survie, une estimation que les autorités étasuniennes n’ont pas contestée.

Les agressions américaines, de Tempête du désert (1991) à Choc et Effroi (2003) n’ont été qu’une seule guerre sans fin, depuis les bombardements aériens, les bombes à uranium appauvri et au phosphore blanc, les balles, les raids de nuit, la destruction des réservoirs d’eau et des lignes électriques, tout cela provoquant l’abandon des industries publiques et la décomposition des villes dans un paroxysme de nettoyage ethnique, jusqu’au blocus des médicaments et de la nourriture qui a tué des milliers d’enfants.

Les exactions infligées aux prisonniers dans des endroits comme le camp Bucca, FOB Mercury, Abu Ghraib et Guantanamo, ajoutées à la guerre des États-Unis ont, comme on aurait pu le prévoir, provoqué la création de l’EI et la promesse d’Abu Bakr Al-Baghdadi de se venger selon la loi du Talion, “œil pour œil, dent pour dent”.

Interrogé, en 2016, sur son passage préféré de la Bible, le président Trump a dit “œil pour œil“. Il ne semblait pas se rendre compte que Jésus refusait la vengeance. Jésus a dit, au contraire : “Mais moi, je vous le dis, aimez votre ennemi et priez pour ceux qui vous persécutent”.

Plutôt que d’inciter aux représailles, Jésus a prêché une forme de non-violence consistant à regagner la confiance de son adversaire.

Nous ne sommes pas obligés de choisir l’aveuglement ni la haine qui nous transforment en troupeau craintif. Nous devons à la place réparer le mal que nous avons fait avec nos guerres. Nous devons renoncer à la guerre, pleurer les enfants d’Al-Baghdadi et réfléchir à la façon dont les abus commis dans les camps militaires américains, en Irak, ont conduit à l’extrémisme d’Al-Baghdadi et des combattants de l’EI.

Notes :

(1) Citoyens d’un troisième pays
(2) Person under control (Personne sous contrôle). Le terme PUC a été conçu en Afghanistan pour remplacer POW (prisonnier de guerre) après que l’administration Bush a décidé que les Conventions de Genève ne s’appliquaient pas aux combattants capturés d’Al-Qaïda et des talibans. Ils ont fait pareil en Irak bien que l’armée américaine et le Pentagone aient prétendu que les Conventions de Genève y étaient appliquées.
(3) En anglais F**k
(4) En anglais smoke

* Kathy Kelly est coordinatrice de Voices for Creative Nonviolence. Elle a rédigé cet article pour publication sur The Palestine Chronicle. Son email : kathy@vcnv.org

29 octobre 2019 – The Palestine Chronicle – Traduction : Chronique de Palestine – Dominique Muselet