Je ne connais toujours pas le nom du terroriste. Je ne tiens pas non plus à le savoir.
Après le carnage qui a eu lieu vendredi dans deux mosquées de Christchurch en Nouvelle-Zélande, cette emprise débilitante de colère mélangée à de la peur, de l’anxiété et de la haine s’est insinuée partout. Quelques minutes après avoir appris le massacre, je me suis précipité pour connaître le motif, lire le manifeste [du tueur] et me débattre face à cette vile “suprématie blanche” qui a guidé le terroriste.
Puis j’ai arrêté. Après avoir passé au crible les titres et les publications les plus sombres sur les médias sociaux, je me suis rendu compte que c’était son objectif plus général qui nous attirait. Son but : nous inciter à lire et relire ce qu’il avait écrit, en posant notre regard sur son image et sa vidéo du massacre, et de façon plus durable, à mémoriser son nom.
C’était le plus grand objectif à la suite du massacre : il voulait nous envoûter, nous séduire en humanisant toutes les dimensions de son être et chaque acte repoussant de son crime,… En prenant la place des victimes, de leurs vies, leurs histoires et plus particulièrement leurs noms.
De tous les 51 d’entre eux.
J’ai tout arrêté, détournant mon attention du terroriste et la reportant pleinement sur les victimes.
Alors que les médias étaient totalement focalisés sur l’histoire personnelle du terroriste, soulignant son engagement à inciter à la “guerre civile” en Amérique et à montrer son admiration pour une clique hétéroclite de suprématistes blancs tels que Dylann Roof et Anders Breivik, j’ai embrassé les victimes musulmanes. Et j’ai ouvert un fil de discussion pour partager leurs histoires, célébrer leurs vies et faire connaître leurs noms.
Si nous ne racontons pas nos propres histoires, les médias dominants nous ont confirmé maintes et maintes fois que personne ne le fera. Les musulmans sont généralement dignes d’intérêt quand ils sont du côté des méchants – pas du côté des victimes. Et l’islamophobie se perpétue en décrivant les musulmans, victimes ou méchants, comme un bloc sans visage, sans nom et monolithique.
En présentant les victimes, j’ai simultanément défié ce stéréotype déprimant et échappé au piège tendu par le terroriste assoiffé de médias.
J’ai présenté le profil de Muca Ibrahim – la plus jeune des 51 victimes – âgé de trois ans, qui est entré dans la mosquée avec des membres de sa famille pour y être tué à bout portant. Il était le plus jeune enfant de réfugiés somaliens qui pensaient à tort que la Nouvelle-Zélande offrait un refuge contre le terrorisme.
Non loin du jeune Muca, était étendu Daoud Nabi – la plus âgée des victimes. Ce grand-père de 71 ans a été la première victime du terroriste à être nommée publiquement. Des témoins ont raconté qu’il s’était mis devant un barrage de balles pour sauver la vie d’un autre fidèle musulman. Il avait survécu à la guerre dans son pays d’origine, l’Afghanistan, mais pour être assassiné dans une démocratie où la suprématie blanche et l’islamophobie se développent avec férocité.
Nabi n’était pas le seul héros de cette journée sinistre. Peu de temps après la mort de son fils Talha, âgé de 20 ans, Naeem Rashid s’est précipité vers le terroriste à mains nues. Naeem a rassemblé un courage incommensurable tout en éprouvant une douleur infinie, sachant que cet acte de foi serait le dernier. Lui aussi a été abattu, mais il a écarté le pistolet du meurtrier et a sauvé des vies avant de rendre son dernier souffle.
Un autre petit garçon, Abdullahi Dirie, a été tué alors qu’il priait aux côtés de son père. Le garçonnet âgé de quatre ans avait insisté pour aller à la mosquée avec sa famille – des immigrants somaliens qui cherchaient une vie meilleure pour leur plus jeune enfant et ses quatre frères et sœurs. Il a couru à la mosquée ce vendredi-là, les yeux écarquillés et avec un large sourire. Un membre de la famille l’a serré contre sa poitrine, une dernière fois, alors qu’il sortait de la mosquée – un lieu de culte sacré transformé en une scène de massacre.
Ce ne sont que quelques-unes des victimes. Leurs noms, leurs visages et les courtes présentations de profils bien plus longs et de vies brutalement interrompues trop souvent transformées en statistiques. Un chiffre déshumanisé, ou dans le cas présent, deux – 51 – qui ne parvient pas à faire ressentir la profondeur de la douleur de leurs proches et, plus important encore, la richesse de la vie qui était la leur.
Cette attention redoublée – une habitude journalistique morbide – est généralement réservée au terroriste. Et surtout, quand ce terroriste est un homme blanc. Nous nous précipitons pour en savoir davantage sur chacune de ses paroles et sur ses motifs, sur les faits de sa jeunesse et sur son inspiration idéologique. Et les médias grand public nous rendent tout cela disponible, attirant notre attention vers le criminel et nous éloignant des victimes.
Pour écarter la violence suprémaciste et son objectif plus général de se promotionner par le biais d’appâts médiatiques dans la foulée de meurtres de masse, nous devons nous opposer activement au partage, au retweet et à la perpétuation de ce type d’idées. Le premier pas – et le plus vital – est alors de porter notre attention sur les victimes et de célébrer leur vie, au milieu d’un infini chagrin.
* Khaled A. Beydoun est professeur de droit et auteur de L’islamophobie américaine comprendre les racines et la montée de la peur. Il peut être suivi sur Twitter.
16 mars 2019 – Al Jazeera – Traduction : Chronique de Palestine – Lotfallah