Par Robert Fisk
Gideon Levy est un peu un roi philosophe bien que le voyant assis dans son minuscule jardin dans une banlieue de Tel-Aviv, un chapeau de paille ombrageant des yeux sombres malicieux, je trouve quelque chose d’un personnage de Graham Greene dans le journaliste le plus provocant et détesté de Haaretz. Courageux, subversif, rempli de douleur – d’une manière dure et sans compromis – il est le genre de journaliste que vous adorez ou détestez. Les philosophes hors-pair du style de Platon sont peut-être nécessaires pour notre santé morale, mais pas pour notre tension artérielle. La vie de Levy a donc été menacée par ses compatriotes israéliens pour avoir dit la vérité. Et c’est le meilleur prix de journalisme…
Il aime le journalisme mais est consterné par son déclin. Son anglais est impeccable mais il se brise parfois de fureur. Voici un Levy en colère sur l’effet des articles de journaux: “En l’année 86, j’avais écrit sur une femme bédouine palestinienne qui avait perdu son bébé après avoir accouché à un poste de contrôle. Elle a essayé à trois différents points de contrôle [israéliens], sans succès et elle a accouché dans la voiture. Ils [les Israéliens] ne l’ont pas laissée amener son bébé à l’hôpital. Elle l’a porté à pied à deux kilomètres à l’Augusta Victoria [hôpital de Jérusalem-Est]. Le bébé est mort. Quand j’ai publié cette histoire, je ne peux pas dire qu’Israël ‘retenait son souffle’, mais ça a été un énorme scandale, le cabinet s’en est préoccupé, deux policiers ont été traduits en justice…”
Ensuite, Levy a trouvé dix autres cas de femmes qui avaient perdu des bébés aux points de contrôle israéliens. “Et personne ne s’en souciait plus. Aujourd’hui, je peux le publier et les gens bâilleront s’ils le lisent. [C’est] totalement normalisé, totalement justifié. Nous avons maintenant une justification pour tout. La déshumanisation des Palestiniens a atteint un stade où nous n’en avons vraiment plus rien à faire. Je peux vous dire que, sans exagération, si un chien israélien est tué par des Palestiniens, cela attirera plus d’attention dans les médias israéliens que si 20 jeunes Palestiniens sont abattus par des tireurs sur la clôture – alors qu’ils ne faisaient rien – à Gaza. La vie des Palestiniens est devenue la chose la moins chère. C’est tout un système de diabolisation, de déshumanisation, tout un système de justification selon lequel ‘nous’ avons toujours raison et nous ne pouvons jamais nous tromper”.
Puis Levy s’attaque aux “cœurs généreux”. “Je parle maintenant des libéraux. Il y a ceux [des Israéliens] qui sont heureux de la mort des Palestiniens. Mais les libéraux vous donneront tellement d’arguments pour garder leur conscience propre et ne pas être dérangés : ‘Vous ne pouvez pas savoir ce qui s’est passé là-bas, et vous n’avez pas été là et vous ne voyez qu’une partie de la photo …’ Et il est très difficile de parler de tout cela, c’est la plus grande frustration. Ils voient des snipers tuer un enfant qui court. À la télé, ils le montrent, des tireurs d’élite tuant une infirmière en uniforme, une jolie infirmière. Ils voient une enfant de 15 ans gifler un soldat et aller en prison pendant huit mois. Et ils justifient tout”.
Vous pouvez voir pourquoi, il n’y a pas si longtemps, Levy a eu besoin d’un garde du corps. “Vous savez, Robert, pendant tant d’années, ils m’ont dit: ‘Essayez d’être un peu plus modéré … Dites des choses patriotiques. Dites quelques bonnes choses à propos d’Israël. Vous savez, en fin de compte, nous disons et nous écrivons ce que nous pensons, et nous ne pensons pas aux conséquences. Et je dois vous dire très franchement que le prix qu’un journaliste russe ou turc paie aujourd’hui est beaucoup plus élevé que n’importe quel prix. Je ne dois pas exagérer. En fin de compte, je suis toujours un citoyen libre et je bénéficie encore d’une liberté totale, et je le pense vraiment : une liberté totale d’écrire ce que je veux, principalement grâce à mon journal, qui me soutient tellement.”
“Vous savez, mon éditeur est peut-être le seul éditeur au monde à être prêt à payer des millions en termes d’annulations pour un article que j’ai écrit, qui est prêt à dire à tous les abonnés en colère contre moi : ‘Vous savez quoi? Haaretz n’est peut-être pas le journal qu’il vous faut !’ Citez-moi un éditeur qui parlerait ainsi ! Donc, je bénéficie d’une totale liberté. Je dis tout ce que je ressens ou pense.”
Ce qui en dit long sur Israël et sur l’éditeur de Levy. Mais Israël n’échappe jamais à son scalpel. “La pire chose que nous combattons est l’indifférence”, dit-il. “L’apathie – dont nous regorgeons en Israël. Donc, si je réussis même à les secouer, à les faire flipper, à les mettre en colère, à les mettre en colère contre ce que je dis … tu sais, bien des fois je pense que si je les mets en colère, c’est un signe que quelque part dans leur conscience, ils savent que quelque chose brûle sous nos pieds, que quelque chose a mal tourné. Mais il y a des moments où vous avez peur, surtout la veille de la publication d’un article. Je me dis toujours: ‘Oh, ne suis-je pas allé trop loin cette fois-ci ?’ Et puis, quand je me relis, je me dis toujours: ‘J’aurais dû encore être beaucoup plus radical !’ ”
Le journalisme et Israël peuvent être combinés dans l’histoire de Levy. Sa relation d’amour-haine avec l’un se mêle à son horreur du chemin suivi par son pays – où ses parents ont fui l’Europe alors que [ce pays] s’appelait encore la Palestine – se fixe maintenant sur un autre point. “La seule chose qui me manque vraiment – c’est très spécifique à moi – mes plus grandes histoires venaient de la bande de Gaza. Et on m’empêche d’y aller depuis 11 ans maintenant – parce qu’Israël ne laisse entrer aucun Israélien à Gaza depuis 11 ans, même s’ils ont la double nationalité. Même s’ils ouvraient [Gaza], très peu d’Israéliens prendraient la peine d’y aller. Peut-être que le Hamas les arrêterait. C’est un ordre israélien que les journalistes israéliens n’ont jamais contesté – sauf moi. Personne n’a protesté contre cela. Parce qu’ils [les journalistes] se moquent de tout – ils avalent tout ce qui vient du porte-parole de l’armée [israélienne] – pourquoi prendraient-ils la peine d’aller à Gaza ?”
Mais pour Levy, c’est une question professionnelle. “C’est une perte très grave parce que les histoires les plus fortes se sont toujours produites à Gaza et se trouvent toujours à Gaza. Et le fait que je ne puisse pas être à Gaza ces jours-ci … Je veux dire, si on me demande : ‘À quel endroit aimerais-tu le plus aller au monde ? A Bali ?’ je dis toujours la vérité : ‘Gaza’. Donnez-moi une semaine à Gaza maintenant. Et je n’ai plus besoin de rien”.
Les blogs n’ont pas la crédibilité des journaux, dit Levy. “Mais je dis aux jeunes – encore, s’ils le demandent – allez-y. Le journalisme est un excellent travail, un métier formidable. Je n’avais pas l’intention de devenir journaliste. Je voulais devenir premier ministre. Mes deux premiers choix étaient soit chauffeur de bus, soit premier ministre. Ni l’un ni l’autre ne se sont produits en quelque sorte. Oui, il s’agit de leadership. Le chauffeur de bus est le chef de file. Je veux dire, vous dites à d’autres personnes quoi faire. Mais je continue toujours à dire aux jeunes: ‘Vous ne trouverez jamais un tel métier, avec autant d’opportunités. Vous n’avez besoin que d’une chose – par-dessus tout, vous devez être curieux.’ C’est une qualité assez rare, beaucoup plus rare que vous ne le pensez, parce que nous, les journalistes, pensons que tout le monde est aussi curieux que nous.”
Le pessimisme fait partie du caractère de nombreux Israéliens pas jamais autant que dans celui de Levy. “Regardez, nous avons maintenant 700 000 colons [juifs]. Il est irréaliste de penser que quiconque évacuera 700 000 colons. Sans leur évacuation complète, vous n’avez pas un État palestinien viable. Tout le monde le sait et tout le monde continue avec ses vieilles chansons parce que cela arrange tout le monde – l’Autorité palestinienne, l’UE, les États-Unis – [en disant] ‘deux États, deux États’, cent ans s’il le faut, en imaginant qu’un jour il y aura une solution à deux États. Cela n’arrivera plus jamais. Nous avons manqué ce train et ce train ne reviendra jamais en gare.”
Et revenons à Levy sur les péchés du journalisme moderne. “Regardons les choses en face – tout est question de médias sociaux maintenant. Notre journalisme est en train de mourir. Il s’agit maintenant de savoir écrire un tweet sophistiqué. Et pour un tweet sophistiqué, vous ne devez aller nulle part – assis dans votre chambre avec un verre de whisky, et vous pouvez être très, très malin avec un certain sens de l’humour, et très cynique – très cynique – parce que c’est peut-être le problème principal. Je veux dire que les journalistes, à l’exception de très peu d’entre eux, se soucient vraiment de peu de chose – sauf d’être brillant. Je suppose qu’il y a des exceptions. Je ne les vois pas en Israël. Je ne les vois pas en Cisjordanie. Ce sont des militants mais pas des journalistes. Il y a beaucoup de jeunes militants, qui sont adorables.”
Levy convient bien qu’Amira Hass, de Haaretz et qui vit en Cisjordanie palestinienne, est son égale, au moins en âge – il a 65 ans – et “elle fait vraiment avancer le journalisme car elle vit avec eux [les Palestiniens]. Je pense que c’est vraiment sans précédent – une journaliste qui ‘vit avec l’ennemi’. Elle paye aussi un gros prix, car elle est moins lue ici [en Israël] – à cause de sa vie là-bas.”
Mais à plusieurs reprises, le journalisme retombe sous le microscope critique de Levy. “Nous avons des jeunes qui vont dans les zones de guerre – uniquement pour montrer leur courage. Ils sont allés en Irak, ils sont allés en Syrie, ils sont allés en Iran. Habituellement, ils reviennent avec des photos d’eux-mêmes à la réception de l’hôtel ou dans une sorte de prétendu champ de bataille. Lorsque je suis allé à Sarajevo en 1993, je suis également allé à la recherche de l’injustice. Je ne me suis pas contenté de ‘couvrir l’histoire’. J’ai cherché la ‘cruauté’ d’une guerre. Je pense que vous avez vu beaucoup de mal à Sarajevo. J’ai vu des choses à Sarajevo que je n’ai jamais vues ici – de vieilles dames creusant le sol, pour y trouver des racines et avoir à manger quelque chose. Je l’ai vu de mes propres yeux. Pas dans les territoires occupés [israéliens] – vous ne le voyez pas ici.”
Les correspondants étrangers s’en tirent guère mieux. “Je vois des journalistes, même maintenant, à côté de la clôture [de Gaza], des journalistes qui peuvent entrer à Gaza – en ces mois sanglants, avec près de 200 victimes désarmées – et ils se tiennent à distance. Entrer dans Gaza n’est pas dangereux pour les journalistes étrangers. Mais je vois, même sur la BBC – et même sur Al-Jazeera de temps en temps, Al-Jazeera est bien meilleur, évidemment – des reportages depuis une colline du sud d’Israël. Et ils obtiennent des images, évidemment des médias sociaux, de journalistes locaux. Mais ce n’est pas la même chose.”
En tant que critique invétéré d’Israël et de la cruauté de son vol colonial et de son traitement ignoble des Palestiniens, je me trouve curieusement en désaccord avec Levy – non pas à cause de sa condamnation des journalistes, mais de la virulence de sa condamnation. Les lecteurs israéliens seraient-ils vraiment plus intéressés par la mort d’un chien israélien que par le massacre de 20 Palestiniens ? Sont-ils aussi ignorants que le prétend Levy ? Il y a un peu du genre “Ô tempora ô mores” en lui.
“Israël est en train de devenir l’un des pays les plus ignorants du monde”, déclare ce Cicero vieux de 65 ans. “Quelqu’un a dit qu’il valait mieux garder les gens ignorants … La jeune génération ne sait rien de rien. Essayez de parler avec des jeunes – ils n’en ont aucune idée. Les choses les plus élémentaires – demandez-leur qui était Ben Gourion, demandez-leur qui était Moshe Dayan. Demandez-leur ce qu’est la ‘Ligne verte’. Demandez-leur où est Jénine. Rien. Même avant le lavage de cerveau, le peu qu’ils croient savoir est totalement faux.”
“Parlez à un jeune israélien moyen, et [vous verrez que] un serveur européen parlera mieux l’anglais”, affirme Levy. La connaissance de l’Holocauste et des voyages à l’étranger pour un jeune israélien “seront principalement une expérience de voyage avec leur lycée à Auschwitz, où on leur dit que le pouvoir est la seule chose qu’il faut posséder – le pouvoir militaire, la seule garantie, rien d’autre que le pouvoir militaire. Et qu’Israël a le droit de faire ce qu’il veut après l’Holocauste. Ce sont les leçons. Mais cela n’a rien à voir avec la connaissance.”
Oui, dit notre roi philosophe, il y a “une marge étroite d’intellectuels brillants”, mais une enquête récente a laissé voir que la moitié des jeunes israéliens reçoivent une éducation du niveau du tiers monde. Nous – et ici je suis inclus dans la génération de Levy – sommes venus au monde après “des événements très dramatiques”. La seconde Guerre mondiale. La fondation, dans son cas, de l’État d’Israël. Ses parents “se sont sauvés à la dernière minute” d’Europe.
“Il y avait des poids historiques sur nos épaules et aucun Twitter ni Facebook ne peut faire disparaître cela. Aujourd’hui, c’est moins rempli enfin en termes d’événements historiques. Même dans cette région. Que se passe-t-il ici ? Rien de plus. Cinquante ans d’occupation, et rien n’a fondamentalement changé. Nous sommes dans le même cadre … bien sûr, plus de colonies, plus de brutalité et plus de certitude, moins de sentiment que cela est temporaire. Il est très clair maintenant que ce ne sera pas temporaire. Cela fait partie intégrante d’Israël.”
J’ai demandé à Levy si le système de vote par représentation proportionnelle imposait aucun autre espoir que des gouvernements de coalition en Israël. “Ce que nous obtenons est ce que nous sommes”, répond-il avec regret. “Et Israël est très nationaliste et très à droite et très religieux – beaucoup plus que vous ne le pensez – et le gouvernement israélien est un très bon reflet du peuple israélien. Et Netanyahu est le meilleur représentant d’Israël. Il est de loin trop éduqué pour Israël – mais selon lui, c’est cela Israël. La pouvoir, le pouvoir et le pouvoir – maintenir le statu quo pour toujours, ne faire aucune confiance aux Arabes. Ne croire à aucun accord avec les Arabes, jamais. Et ne vivre que par notre épée, dans un état de guerre totale.”
Les relations avec les États-Unis sont faciles. “Je ne suis pas sûr que les gens sachent maintenant combien Netanyahu dicte la politique américaine. Tout ce qui est décidé maintenant – l’UNRWA [l’Office de secours et de travaux des Nations Unies pour la Palestine], toutes les suppressions de budget – cela vient d’Israël. Trump s’en moquait. Vous pensez qu’avant cela il savait ce qu’est l’UNRWA ? Le racisme est maintenant politiquement correct.” Alors, où tout a-t-il dérapé ? “Tout d’abord, en 1967, c’est la plus grande faute. Tout commence par là. Et si vous voulez, vous pouvez dire 1948 – parce que 1948 n’a jamais cessé en 1948. Nous aurions vraiment pu ouvrir un nouveau chapitre.” Il y a encore des exemples de grands hommes, insiste-t-il, même après la Seconde Guerre mondiale. Mandela, par exemple.
Mais le journaliste le plus irascible et qui ennuie le plus Israël dit aussi: “Peut-être sommes-nous trop vieux et juste amers et jaloux, pensant que nous étions les meilleurs …” Au plus fort de sa péroraison, juste derrière nous, un énorme chat blanc saute la haie en panique, poursuivi par un chat gris encore plus gros qui montre les dents en sifflant, remuant les feuilles et la poussière. Je suppose que le chat le plus petit représente les ennemis de Levy. Et malgré ses 65 ans, vous pouvez deviner à qui le plus gros chat me fait penser.
* Robert Fisk est le correspondant du journal The Independent pour le Moyen Orient. Il a écrit de nombreux livres sur cette région dont : La grande guerre pour la civilisation : L’Occident à la conquête du Moyen-Orient.
28 août 2018 – The Independent – Traduction : Chronique de Palestine – Lotfallah