Par Jaclynn Ashly
Les travailleurs palestiniens disent que les conditions à ce “checkpoint” tristement célèbre en Cisjordanie occupée, se sont dégradées au cours des derniers mois.
Bethléem, Cisjordanie occupée – Des clameurs frénétiques perturbent les bruits habituels au “Checkpoint 300” à Bethléem, où des milliers de travailleurs palestiniens font la queue pendant des heures – à compter de 3 heures du matin – pour se rendre à temps à leur travail en Israël.
Les travailleurs discutent, se chamaillent, plaisantent, crient leur frustration, tapent sur les barres d’acier et font vibrer les tourniquets que des agents de la police des frontières israéliennes bloquent par intermittence au milieu de la circulation dense.
“Il s’est évanoui. Que tout le monde fasse de la place ! Appelez une ambulance !” La foule devient de plus en plus dense alors qu’un jeune homme est transporté à l’extérieur du poste de contrôle. De nombreux travailleurs entourent le corps sans connaissance de l’homme allongé sur le sol et d’autres tentent de le réanimer – en vain.
Plusieurs spectateurs crient: “Place, place ! Laissez la place ! Laissez la journaliste filmer ! Montre au monde ce qui nous arrive”, alors qu’ils poussent les gens de côté pour créer un espace dégagé permettant à Al Jazeera de photographier la scène.
Une ambulance arrive et le jeune homme est emmené sur un brancard et conduit à l’hôpital. Les travailleurs reprennent leur place dans la seule voie de béton, en sirotant de petites gobelets de café en papier pour surmonter leur épuisement. Un ouvrier regarde Al Jazeera et dit: “Israël traite les animaux mieux que nous.”
C’est un matin typique au Checkpoint 300.
Suffocation, côtes cassées et mort
Les Palestiniens se sont longtemps plaints des conditions ingérables au barrage militaire – également appelé “checkpoint de Gilo”. Et des travailleurs palestiniens ont déclaré à Al Jazeera que les conditions à la frontière s’étaient encore aggravées au cours des deux derniers mois.
Le barrage militaire a été construit il y a plus de dix ans dans le cadre du mur de séparation israélien, jugé illégal par la Cour internationale de Justice (CIJ) en 2004. EAPPI, une organisation qui surveille les barrages israéliens, dit à Al Jazeera que 300 est “le pire de toute la Cisjordanie”.
Des milliers de Palestiniens du sud de la Cisjordanie occupée doivent franchir ce barrage militaire pour travailler dans Jérusalem-Est occupée – une partie du territoire palestinien occupé – ou en Israël [Palestine de 1948]. Cela peut prendre jusqu’à trois heures pour traverser le point de contrôle pendant l’heure de pointe. Lorsque la circulation est moins dense pendant la journée, le trajet ne prend alors [dans des conditions habituelles] que quelques minutes.
De nombreux Palestiniens sont confrontés à un taux de chômage élevé en Cisjordanie occupée, et certains préfèrent travailler en Israël pour de meilleurs salaires – parfois plus du double de ce qu’ils gagneraient en Cisjordanie.
des frontières
Chaque matin, la scène est chaotique. Les Palestiniens sont regroupés dans une seule voie et se hissent sur les barres d’acier tout autour, de déplaçant ainsi à travers la foule.
Lorsque les autorités israéliennes d’occupation déverrouillent le tourniquet à l’entrée du poste de contrôle, les Palestiniens avancent, en passant un à un, jusqu’à ce qu’il soit à nouveau verrouillé. Ceux qui y parviennent pénètrent ensuite dans un complexe ressemblant à un entrepôt où ils rencontrent encore plus de tourniquets, un tapis roulant de sécurité (où ils doivent placer tous leurs objets) et un détecteur de métal.
Enfin, ils arrivent à la vérification des permis, où les autorités israéliennes vérifient les permis de travail et prennent leurs empreintes digitales.
Abed Abu Shiera, qui vend du café en dehors du poste de contrôle depuis 11 ans, a été témoin des effets des conditions difficiles du barrage. Chaque matin, au moins un ou deux travailleurs suffoquent et s’évanouissent à cause du manque d’air, dit-il. Abu Shiera lui-même doit souvent appeler l’ambulance pour qu’elle vienne les chercher.
Agé de 44 ans, il a été témoin de fractures aux jambes après que des Palestiniens soient tombés des barres métalliques où se pendent des dizaines de travailleurs. D’autres fois, il a vu des ouvriers se faire briser les côtes sous la pression de la foule qui avançait chaque fois que le tourniquet était déverrouillé.
Abu Shiera a même été témoin d’un décès. En octobre, un travailleur âgé de 65 ans vivant dans le camp de réfugiés d’Arroub, dans le district d’Hébron (sud), a glissé et est tombé sur la tête dans le couloir étroit du point de contrôle. Il a été conduit dans un hôpital voisin et déclaré mort.
En dépit de cette réalité quotidienne, Abu Shiera reprend à son compte les déclarations de nombreux travailleurs avec lesquels Al Jazeera a parlé: “Je suis venu ici six jours par semaine pendant onze ans”, dit-il. “Mais le mois et demi écoulé est la pire période de ma vie.”
“Cela devient de pire en pire”
Des travailleurs palestiniens ont déclaré à Al Jazeera qu’il y a quelques mois, les grandes foules s’écoulaient avant 7 heures du matin. Cependant, lors de la visite d’Al Jazeera cette semaine, à 8 heures du matin le point de contrôle était toujours encombré de monde.
Amir, un Palestinien de 23 ans qui a travaillé comme nettoyeur au poste de contrôle pour une entreprise privée israélienne pendant environ cinq ans, a déclaré que les responsables israéliens avaient l’habitude de verrouiller les tourniquets toutes les 5 à 15 minutes avant de laisser d’autres Palestiniens passer.
Cependant, ces deux derniers mois, les responsables israéliens ont verrouillé les tourniquets pendant une heure, a expliqué Amir, ce qui a rendu encore plus difficiles les conditions déjà intolérables au point de contrôle. Les Palestiniens s’évanouissent plus souvent et certains travailleurs ont exprimé leur crainte d’être écrasés par la foule.
Nasser Abu Maria, un ouvrier du bâtiment de Beit Ummar à Hébron et âgé de 45 ans, se tient à côté de quelques dizaines d’autres Palestiniens, attendant la dispersion de la foule avant d’oser entrer par le checkpoint.
Il y a une semaine et demie, Abu Maria s’est étouffé et s’est évanoui à l’intérieur du poste de contrôle. L’accès était trop encombré pour que les travailleurs puissent le transporter à l’extérieur, les forçant à soulever son corps sans réaction contre les barres métalliques, où des travailleurs de l’autre côté l’ont repris et l’ont installé au sol.
Il a ensuite été transporté à l’hôpital. “J’ai trop peur d’entrer dans le point de contrôle quand c’est comme ça”, a-t-il déclaré, montrant la mer d’ouvriers entassés et empilés les uns sur les autres entre le ciment et l’acier.
“Tout ce que nous voulons, c’est qu’ils (les Israéliens) arrêtent de fermer la porte à clé. Qu’ils nous laissent simplement passer. C’est tout ce que nous demandons. Qu’ils arrêtent de nous soumettre à toute cette humiliation”, dit-il. “L’épuisement que j’éprouve à passer ce point de contrôle est pire que ma journée de travail de huit heures.”
La semaine dernière, les frustrations au point de contrôle ont atteint un point d’ébullition, les autorités israéliennes ayant verrouillé les tourniquets pendant de longues durées tout au long de la matinée. Abu Shiera a déclaré à Al Jazeera que, frustrés, des travailleurs avaient forcé l’un des tourniquets et une porte à l’intérieur du poste de contrôle afin de se faufiler à toute vitesse.
Abu Shiera a raconté que les travailleurs étaient en train de suffoquer, mais un porte-parole de la police des frontières israélienne a affirmé que ceux-ci se comportaient “de manière violente, bousculant, poussant et cassant des objets”.
Les responsables israéliens du checkpoint ont alors confiné les travailleurs dans une cour ouverte à l’intérieur du complexe jusqu’à ce qu’ils puissent réparer les dégâts occasionés.
“Ce poste de contrôle a toujours été difficile”, a déclaré à Al Jazeera, Ibrahim Hushiyye, un ouvrier du bâtiment de la ville de Yatta à Hébron, et âgé de 28 ans. “Mais comparé à ces jours-ci, c’était plus facile.”
“Chaque jour, la situation empire”, dit-il encore. “Cela va bien au-delà d’être simplement intolérable. Si quelqu’un n’a jamais vécu une telle expérience, j’espère qu’il ne la vivra jamais.”
“Nous sommes des êtres humains !”
Le porte-parole de la police israélienne d’occupation a confirmé que l’armée israélienne élargissait la zone du point de contrôle, en créant davantage de voies de circulation et en mettant à niveau les technologies afin de réduire le trafic, à l’instar des récents changements survenus au point de contrôle israélien de Qalandiya, près de Ramallah.
Cependant, il a [bien évidemment] nié que c’était la cause de la forte affluence, mais a déclaré à Al Jazeera que c’était le résultat d’une augmentation des permis délivrés par Israël pour que les Palestiniens puissent travailler en Israël. Cependant, Abu Shiera dit n’avoir constaté aucune augmentation du nombre de travailleurs. Le principal problème est la fermeture des tourniquets par les autorités israéliennes.
Quand Al Jazeera a demandé aux autorités israéliennes si elles étaient au courant des conditions difficiles dans lesquelles se trouvent les Palestiniens au point de contrôle, le porte-parole a fait une longue pause et a [péniblement] déclaré: “Oui”. Mais ces personnes sont du “côté palestinien [du point de contrôle], pas du côté israélien”, a-t-il dit, en ajoutant que les autorités palestiniennes avaient la responsabilité de résoudre ces difficultés.
Une source au bureau de coordination du district palestinien, qui assure une coordination avec l’armée israélienne d’occupation, a parlé à Al Jazeera sous le couvert de l’anonymat et a déclaré que toute la zone du poste de contrôle était sous contrôle israélien. “Nous n’avons aucun pouvoir de décision avec les Israéliens. Ils ne nous consultent pas du tout. Nous n’avons aucun contrôle sur les checkpoints israéliens”, a-t-il expliqué.
Même si les Israéliens demandaient une assistance palestinienne au point de contrôle, la partie palestinienne refuserait. “Nous ne leur permettrons pas de nous mettre face aux ouvriers. Alors les ouvriers vont nous affronter au lieu de le faire avec les Israéliens.”
“Nous n’intervenons pas du tout”, a-t-il ajouté. “Le problème est le point de contrôle lui-même et cela est causé par les Israéliens.”
Le porte-parole de la police israélienne d’occupation a assuré à Al Jazeera qu’un nouveau point de contrôle amélioré serait ouvert dans les prochains mois et permettrait de résoudre le problème du trafic.
Les travailleurs palestiniens, quant à eux, disent que l’armée israélienne a rénové une partie du point de contrôle depuis au moins un an et demi et que chaque fois qu’une date est fixée pour son ouverture, celle-ci est reportée.
“On nous dit toujours que le point de contrôle est en train d’être rénové et qu’il va s’améliorer. Mais je ne pense pas qu’Israël soit intéressé à nous faciliter la vie”, a déclaré Abou Maria.
“Tout cela est complètement inutile”, a-t-il poursuivi. “Nous passons ce point de contrôle presque tous les jours. Ils (les responsables israéliens) nous connaissent. Nous portons des sacs avec nos déjeuner, pas avec des armes. Nous essayons simplement d’être à temps à notre travail”.
“Nous ne sommes pas moins humains qu’eux.”
Auteur : Jaclynn Ashly
* Jaclynn Ashly est une journaliste basée à Bethléem, en Palestine. Vous pouvez la trouver sur Twitter @jaclynnashly
9 mars 2019 – Al Jazeera – Traduction : Chronique de Palestine