« Notre ressenti est complexe. Nous sommes tout à la fois inconsolables, inquiets pour l’avenir et heureux ».
« L’annonce du cessez-le-feu a été source joie et aussi de tristesse. La joie de savoir que cette rivière de sang va s’arrêter, que les massacres vont cesser, qu’on n’entendra plus la phrase ‘cette famille a été complètement oblitérée’, ni la phrase ‘il est le seul survivant’, ni les mots ‘les corps des martyrs sont dans les rues et personne ne peut les ramasser’, que toutes ces souffrances vont devenir un souvenir ».
C’est ce que nous a dit Hossam Shabat, un journaliste palestinien qui a couvert la guerre génocidaire d’Israël depuis le nord de Gaza. Alors que les Palestiniens sont descendus dans la rue pour célébrer l’annonce de l’accord de « cessez-le-feu » mercredi, l’armée israélienne a intensifié ses bombardements sur Gaza, tuant de nombreux civils. Au moins 77 Palestiniens ont été tués depuis l’aube jeudi matin, a déclaré à Drop Site News le directeur du centre d’information du ministère de la santé à Gaza, le Dr Zaher al-Wahaidi, et 81 ont été tués au cours des 24 heures précédentes.
Selon le ministère de la santé, près de 47 000 Palestiniens ont été tués au cours des 468 jours de l’assaut israélien sur Gaza, un chiffre qui est très certainement sous-estimé, et plus de 110 000 ont été blessés. Israël a détruit de vastes pans de la bande de Gaza et déplacé de force la quasi-totalité de la population de Gaza.
Parmi les personnes tuées par l’armée israélienne figurent plus de 200 journalistes, un chiffre sans précédent. Les journalistes de Gaza qui ont réussi à survivre subissent les mêmes horreurs que les personnes dont ils parlent. – Ils ont perdu des membres de leur famille et des amis, ils ont été déplacés à plusieurs reprises, ils ont faim et sont épuisés – et pourtant, ils continuent à rapporter les évènements.
Dans les heures qui ont suivi l’annonce de l’accord de cessez-le-feu, Drop Site a contacté des journalistes dans différentes parties de Gaza pour leur demander de réagir à la nouvelle. Ils ont répondu soit par une note vocale, soit par écrit sur WhatsApp en arabe et en anglais.
Leurs réponses ont été légèrement allégées pour plus de clarté.
Hossam Shabat, Gaza City. Journaliste de 23 ans originaire de Beit Hanoun, Hossam a été déplacé plus de 20 fois et a été blessé lors d’une frappe aérienne israélienne en novembre. Il fait partie des six journalistes d’Al Jazeera que l’armée israélienne a publiquement accusés d’être des terroristes dans une liste de personnes à abattre.
Nous attendons ce moment depuis plus d’un an et trois mois. Tout ce temps, nous avons attendu le moment où nous pourrions diffuser la nouvelle d’un cessez-le-feu, la fin de cette rivière de sang.
Les blessés qui se trouvaient à l’hôpital Al-Ahli ont commencé à célébrer le cessez-le-feu avec nous, quelques minutes avant l’annonce officielle. Nous attendions le cessez-le-feu depuis si longtemps que nous avions du mal à retenir nos larmes de joie.
Ce furent des moments mêlés de joie et de tristesse. Joie que cette rivière de sang s’arrête, que les massacres cessent, qu’on n’entende plus la phrase « cette famille a été complètement oblitérée », ni la phrase « il est le seul survivant », ni les mots « les corps des martyrs sont dans les rues et personne ne peut les ramasser », et que toute cette souffrance ne soit plus qu’un souvenir.
Tout cela nous remplissait de joie, mais aussi de tristesse pour les martyrs – nous avons fait nos adieux à plus de 50 000 martyrs, il y a aussi des dizaines de milliers de blessés, il y a les prisonniers, et mille autres formes de souffrances. Plût au ciel que tout cela appartienne désormais au passé et ne recommence pas, que ce ne soit bientôt plus qu’un souvenir!
Nous avons montré la joie des gens ici, les célébrations, les feux d’artifice, les chants, et nous avons été surpris de la reconnaissance qu’ils nous ont manifestée. Ils nous ont portés sur leurs épaules, nous ont fêtés, et nous ont dit combien ils étaient fiers de notre travail. Nous ne sommes pas des héros, nous avons simplement fait notre devoir du mieux que nous pouvions.
L’inquiétude porte maintenant sur la période entre l’annonce du cessez-le-feu et sa mise en œuvre, qui aura lieu dans trois jours. On sait que l’Etat d’occupation ne supporte pas la joie qu’expriment les Palestiniens dans ces moments-là, et qu’il s’efforce toujours de la détruire.
Aujourd’hui, c’est de la folie : l’armée bombarde les maisons et les tentes des civils déplacés depuis des avions de guerre. En ce moment même, les tentes du sud de Gaza brûlent. En ce moment, il y a des dizaines de martyrs sous les ruines des maisons à Sheikh Radwan et personne ne peut les en sortir.
C’est ce que les gens craignaient : qu’à l’annonce du cessez-le-feu, l’armée d’occupation soit prise de folie et commette encore plus de massacres.
En ce moment même, plus de 30 martyrs gisent dans la cour de l’hôpital Al-Ahli, dans cette zone où, depuis le début de la guerre génocidaire israélienne, les massacres n’ont jamais cessé. Nous espérions qu’il n’y aurait plus de martyrs dans l’hôpital, mais ceux qui célébraient le cessez-le-feu sont maintenant devenus des martyrs. C’est ce que les gens craignaient.
Shrouq Aila, Deir al-Balah. Journaliste de 30 ans, originaire de la ville de Gaza. Son mari, le journaliste Roshdi Sarraj, a été tué lors d’une frappe aérienne israélienne sur leur maison en octobre 2023. Il dirigeait Ain Media et Aila l’a remplacé à son poste. En 2024, Aila a reçu le prix international de la liberté de la presse décerné par le Comité pour la protection des journalistes.
Qu’est-ce que je ressens ? Pour être honnête, beaucoup de peur parce que l’occupation a perdu la tête. Les bombardements sont démentiels. On a toujours peur, on n’est nulle part en sécurité, on ne sait pas ce qui se passe. Et ils ne tiennent jamais leur parole, ils ne font que la trahir.
Nous sommes en même temps inquiets, inconsolables et heureux. Des sentiments contradictoires. Notre cœur est brisé, mais nous sommes soulagés. Un mélange de sentiments négatifs et positifs. Mais ce qui domine, c’est l’incertitude. Ce n’est pas seulement moi, c’est tout le monde, parce qu’ils bombardent depuis l’annonce du cessez-le-feu.
Personnellement, je suis terrifiée parce que, premièrement, je ne suis pas prête à accepter la réalité, à savoir que tout a disparu dans le nord. Mon mari et ma maison ont disparu. Je suis très impatiente de retourner dans le Nord, mais en même temps, je ne veux pas y retourner.
C’est ce que j’entends par « sentiments contradictoires ».
Mais le plus important, c’est que les assassinats cessent. Le processus de guérison va prendre du temps, non seulement pour moi, mais aussi pour tous les Palestiniens de Gaza.
Maintenant, au moins, nous pouvons entamer la phase de guérison, au lieu de rester bloqués dans le déni du génocide. Nous faisons donc un petit pas avec ce cessez-le-feu et ensuite tout le monde pourra commencer à faire son deuil.
Bilal Salem, Gaza City. Journaliste de 37 ans de la ville de Gaza. Il fait partie de la famille Salem qui a perdu plus de 270 membres dans différentes attaques israéliennes.
Ce que j’ai ressenti lorsque j’ai entendu l’annonce ? J’ai vu le bonheur des gens et leurs larmes de joie. Mais en ce qui me concerne, en tant que journaliste, être humain et Palestinien vivant au nord de Gaza, j’éprouve des sentiments contradictoires allant de la joie à la tristesse.
J’ai perdu près de 250 membres de ma famille. Des parents de parents : mes neveux, mes nièces, mes tantes, leurs fils et leurs filles, mes oncles, leurs femmes et leurs enfants.
J’ai perdu un très grand nombre de personnes. Nous sommes l’une des familles qui comptent le plus grand nombre de martyrs dans cette guerre génocidaire.
Je suis heureux parce que la guerre se termine. Je suis heureux parce que la rivière de sang va s’arrêter. Je suis heureux parce que la famine va se terminer. Je suis heureux parce que le carnage doit cesser. Même si le droit de vivre est devenu le moindre de nos droits, notre sang doit arrêter de couler.
Mon souhait, en tant que journaliste et en tant que Palestinien vivant dans le nord de Gaza, est que tout se passe bien et que les bombardements cessent, car la nuit dernière a été épouvantable, surtout pour nous qui vivons dans le nord de la bande de Gaza.
Pour être honnête, je ne m’attendais pas à y survivre, c’était absolument terrifiant et il faisait glacial.
J’espère que des pressions seront exercées sur l’occupation pour qu’elle cesse ses massacres et ses bombardements, et pour qu’elle cesse de martyriser et de terroriser les jeunes et les moins jeunes.
Je voudrais également ajouter que les personnes déplacées dans le sud pourront bientôt revenir dans le nord, comme nous n’avons jamais cessé de l’espérer. Nous avons de la famille et des proches qui ont été déplacés dans le sud. Je suis dans le nord et ils sont dans le sud et nous les attendons depuis plus d’un an.
Si Dieu le veut, nous les reverrons sains et saufs et en bonne santé.
Rasha Abou Jalal, Deir al-Balah. Elle a fait des reportages sur les questions sociales pour le journal local Istiklal pendant six ans et a été membre du jury de l’événement annuel pour la liberté de la presse dans la bande de Gaza, Press House, en 2016.
Depuis le début de la guerre, j’ai fui, contrainte et forcée, plus de neuf fois, pour échapper aux bombardements et chercher de l’eau et de la nourriture. Je vous parle aujourd’hui depuis une petite tente à Deir al-Balah, où, comme d’autres personnes déplacées, j’essaie de démêler mes sentiments après l’annonce de l’accord de cessez-le-feu.
Aujourd’hui, nos sentiments sont partagés. La joie a éclaté la nuit de l’annonce du cessez-le-feu, le bruit des sifflements remplissait le ciel et les gens se congratulaient joyeusement. Cependant, cette joie est mêlée d’une grande inquiétude. La guerre n’a rien épargné. Il y a la peur de l’inconnu, la peur de continuer à souffrir des destructions massives à Gaza, qui ont atteint 83 % de la bande de Gaza selon les données officielles palestiniennes, et la peur que ce calme soit temporaire.
En tant que personnes déplacées, nous rêvons simplement de retrouver les commodités les plus élémentaires de la vie. Nous rêvons d’un toit, pour nous abriter, même des plus modestes. Nous rêvons d’un minimum de sécurité pour nos enfants, qui ont vécu les jours les plus difficiles de leur vie, et d’une véritable possibilité de construire un avenir meilleur.
Mais soyons honnêtes, la réalité est très difficile. Nous avons perdu nos maisons, nos proches, notre argent. Nous craignons de nous retrouver seuls face à tous ces défis.
Beaucoup de gens ici se sentent soulagés de ne plus avoir à fuir les bombardements à chaque instant à partir du moment où le cessez-le-feu entrera en vigueur, mais je vois aussi la peur dans leurs yeux. Les questions sont nombreuses : Quand nos maisons seront-elles reconstruites ? Comment allons-nous reconstruire nos vies ?
En tant que citoyenne, personne déplacée et journaliste, je tiens à souligner que cette guerre a prouvé que nous sommes plus forts que nous ne le pensions, et que l’espoir est ce qui nous permet de rester inébranlables.
Nous espérons que cet accord sera le début d’une paix durable, que chaque personne déplacée aura la possibilité de rentrer chez elle et que la page des guerres sera tournée dans l’histoire de nos enfants.
Cette guerre s’achève mais je garde en mémoire, en tant que journaliste, que plus de 200 journalistes ont été tués par l’armée israélienne pour avoir voulu montrer au monde ce qui se passait réellement en Palestine. Votre peuple a le plus grand respect pour vous, journalistes soldats, qui êtes morts pour la vérité.
Abubaker Abed, Deir al-Balah. Un journaliste de 22 ans originaire de Deir al-Balah, qui était journaliste sportif avant le début de l’assaut génocidaire d’Israël et qui a contribué à de nombreux articles pour Drop Site News.
L’annonce du cessez-le-feu a été un répit temporaire dans l’enfer que nous avons vécu, mais il ne nous garantit rien pour l’avenir. Nous retournerons simplement à la même Gaza, cette minuscule bande de terre déchirée par la guerre où plus de deux millions de personnes et moi-même serons réprimés, asphyxiés, occupés et maltraités.
Notre situation ne sera en rien meilleure et nous continuerons à attendre notre libération.
En tant que journaliste, j’ai fait l’impossible pour rendre compte des évènements. Je n’ai jamais arrêté, même quand j’étais angoissé et traumatisé. J’ai le sentiment que le cessez-le-feu n’est qu’une manipulation perverse pour jouer avec nos sentiments et nous maintenir dans cette bulle de souffrance insoutenable que j’ai toujours rêvé de faire éclater.
J’avais 20 ans quand j’ai commencé à faire des reportages sur ce génocide, j’en ai 22 aujourd’hui. Mon espoir est d’être libre, comme n’importe quel jeune homme de 22 ans dans le monde. J’ai documenté les scènes les plus horribles et les histoires les plus atroces.
Bien que j’aie été reporter de football et que j’aie dû me transformer en correspondant de guerre, j’ai continué à dire la vérité à pleins poumons et à partager nos tragédies avec un monde qui nous a laissés tomber au cours des 15 derniers mois.
Rendre compte d’un génocide va bien au-delà du journalisme. C’est mêler son agonie à celle des autres.
Après l’annonce, tous les habitants de ma région étaient heureux de rentrer chez eux, car cela a toujours été leur rêve. Ils étaient ravis et excités et attendaient le dimanche avec impatience.
Mais certains de ceux qui faisaient la fête ont été tués et mis en terre dans une des tombes minuscules de notre cimetière surpeuplé de Deir al-Balah, un des milliers de cimetières de Gaza.
Beaucoup de gens, comme mes cousins qui ont été déplacés du nord de Gaza depuis le début de la guerre, ne veulent pas rentrer tout de suite chez eux, ils veulent d’abord enterrer leurs proches s’ils parviennent à retrouver leurs corps.
D’autres veulent que cela s’arrête pour pouvoir se laisser aller au chagrin et faire leur deuil. Je suis l’un d’entre eux.
Je n’arrive toujours pas à croire que mon ami le plus cher a été tué, que la famille de ma tante a été anéantie et que mes collègues sont encore sous les décombres.
Je suis tout simplement traumatisé.
Permettez-moi de vous dire une chose : je continue à avancer tout en souffrant profondément du fait que Gaza soit toujours notre seul refuge alors que notre plus grand désir est de libérer nos villes natales occupées.
Je me battrai avec mes mots maintenant et à chaque instant pour capturer la réalité de notre lutte.
Ce n’est pas tant pour moi, que pour les générations à venir. La situation difficile que nous vivons depuis 77 ans, et qui a marqué chaque mètre de la bande de Gaza, se transformera un jour en une paix et une liberté éternelles.
Auteur : Sharif Abdel Kouddous
* Sharif Abdel Kouddous est un journaliste indépendant qui a réalisé des reportages dans le monde arabe, aux États-Unis et à l'international. Il a reçu un prix George Polk pour son enquête sur l'assassinat de la journaliste palestinienne Shireen Abu Akleh, un Emmy Award pour sa couverture de l'interdiction de voyager pour les musulmans décrétée par l'administration Trump, et un Izzy Award pour sa couverture de la révolution égyptienne de 2011. Son travail a été publié et présenté dans The Nation, Washington Post, Los Angeles Times, Foreign Policy et Democracy Now.
16 janvier 2025 – Drop Site News – Traduction : Chronique de Palestine – Dominique Muselet
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