Une économie palestinienne asphyxiée par les colonies
Il est évident que l’entreprise coloniale illégale d’Israël a eu un effet profondément négatif sur l’économie palestinienne. Le contrôle israélien de l’eau et du sol a contribué à faire baisser la productivité du secteur agricole et sa contribution au PNB. La contribution de l’agriculture, de la sylviculture et de la pêche est passée de 13,3 % en 1994 à 4,7 % en 2012, à prix courants. L’épandage dans les TPO de déchets solides et d’eaux usées provenant des zones industrielles a encore pollué davantage l’environnement, la terre et l’eau des Palestiniens.
L’accès restreint aux vastes ressources de la Mer Morte a empêché les Palestiniens de créer des entreprises de cosmétiques et autres, basées sur l’extraction minérale. Une étude de la Banque Mondiale estime que sans toutes ces restrictions d’accès, la production et la vente de magnésie, de potasse et de brome auraient donné une valeur ajoutée annuelle de 918 millions $ à l’économie palestinienne, soit l’équivalent de 9 % du PNB en 2011.
En Zone C, de lourdes restrictions d’accès aux mines et carrières ont aussi empêché les Palestiniens de pouvoir extraire pierres et graviers. On évalue en gros la perte annuelle de l’exploitation des mines et carrières à 575 millions $ pour l’économie palestinienne.
Au total on estime que les restrictions d’accès et de production en Zone C ont coûté à l’économie palestinienne 3,4 milliards $. Comme exposé dans une précédente étude de al-Shabaka, Israël va jusqu’à contrôler l’accès des Palestiniens à leur propre sphère électro-magnétique – une politique à laquelle les colonies contribuent – entraînant des pertes de 80 à 100 millions $ annuellement pour les opérateurs de télécommunications palestiniens.
En outre, le manque de contiguïté au sein de la Cisjordanie, joint à d’autres restrictions de circulation et d’accès, a fragmenté l’économie cisjordanienne en petits marchés déconnectés. Cela augmente le temps et le coût des transports de marchandises d’une zone de Cisjordanie à une autre, et de la Cisjordanie vers le reste du monde. Le résultat est une baisse de compétitivité des marchandises palestiniennes sur les marchés locaux et d’exportation.
De plus, comme l’économie de la Cisjordanie est entachée d’incertitude et d’imprévisibilité – ce qui n’a rien d’étonnant vu que la zone est sous occupation militaire – faire des affaires implique davantage de coûts et de risques. Cela assombrit le climat de l’investissement, restreint le développement économique et accroît le chômage et la pauvreté. Globalement, on estime que le coût direct et indirect de l’occupation a été de 7 milliards en 2010 – soit presque 85 % du PNB palestinien total estimé (5).
Dépossédés : les travailleurs palestiniens dans le colonies israéliennes
L’économie palestinienne souffre donc de faiblesse structurelle et sectorielle, d’abord et avant tout en raison de l’occupation israélienne et de son entreprise coloniale. La mainmise coloniale sur les terres, l’eau et les ressources naturelles ajoutée au contrôle restrictif de l’accès, de la circulation et d’autres libertés ont affaibli la base productive de l’économie qui n’est plus capable de générer suffisamment d’emplois et d’investissements et est de plus en plus dépendante de l’économie israélienne et de l’aide étrangère.
Ces dures réalités économiques sont le premier facteur qui pousse certains Palestiniens à travailler dans des colonies israéliennes : leur nombre est estimé à à peine 3,2 % du total des personnes employées en Cisjordanie au 3ème trimestre de 2015 (6). Au lieu d’être propriétaires auto-suffisants de moyens de production, les Palestiniens ont été dépossédés de leurs ressources économiques et de leurs droits par l’occupation militaire israélienne et par la colonisation – ils sont devenus une main d’œuvre bon marché.
En fait la plupart des travailleurs palestiniens dans les colonies occupent des jobs peu qualifiés et mal payés. La moitié d’entre eux au moins sont employés dans le secteur de la construction. En réalité, moins de 11.000 Palestiniens sont employés dans l’industrie et/ou l’agriculture des colonies israéliennes. Ce qui veut dire que moins de 2 % de cette population palestinienne serait impacté en cas de fermeture des industries coloniales israéliennes.
Les travailleurs palestiniens des colonies sont soumis à des conditions de travail difficiles et quelquefois dangereuses et on estime que 93 % d’entre eux ne sont pas représentés par des syndicats. Car ils font l’objet de licenciements arbitraires et de retraits de permis s’ils revendiquent leurs droits ou tentent de se syndiquer. Une étude de 2011 a montré que la majorité des travailleurs palestiniens quitteraient leur emploi dans les colonies s’ils pouvaient trouver une alternative sur le marché de l’emploi palestinien.
Si certains prétendent que les travailleurs palestiniens dans les colonies touchent des salaires plus importants que sur le marché palestinien, il est bon de souligner qu’en moyenne ils ont payés moitié moins que le salaire minimum israélien. Par exemple, à Beqa’ot, une colonie israélienne dans la Vallée du Jourdain, les Palestiniens sont payés 35 % du salaire minimum légal. On notera que les stations de conditionnement de Mehadrin, principal exportateur de fruits et légumes vers l’U.E., sont établies dans cette colonie.
Bref, c’est l’entreprise coloniale israélienne qui nuit aux Palestiniens, bien plus que l’étiquetage U.E. des produits des colonies. Les Palestiniens n’ont pas besoin d’avoir plus de jobs dans les colonies ni d’être encore plus dépendants de l’économie israélienne. Ce qu’il leur faut, c’est le démantèlement des colonies israéliennes, la fin de l’occupation et la réalisation effective de leurs droits conformément au droit international. C’est seulement ainsi qu’ils pourront vraiment renforcer la base productive de l’économie palestinienne, créer des opportunités professionnelles, s’assurer l’auto-assistance et l’autonomie, et cesser de dépendre de l’aide étrangère.
Le fossé entre les discours et les actes de l’UE
C’est dans ce contexte que devrait être traité le rôle de l’U.E. à l’égard des colonies israéliennes. L’U.E. reconnaît que les implantations coloniales construites dans les TPO sont illégales. Sa « Notice interprétative » déclare sans ambiguïté que l’U.E., conformément au droit international, ne reconnaît pas la souveraineté d’Israël sur les territoires occupés par Israël depuis juin 1967 ». Et néanmoins l’U.E. importe des biens venant des colonies israéliennes (surtout des fruits et des légumes frais issus de la Vallée du Jourdain) pour une valeur annuelle de 300 millions $. C’est plus de 17 fois la valeur annuelle moyenne des marchandises exportées des TPO en U.E. entre 2004 et 2014.
Malgré la Notice interprétative, on constate un hiatus considérable entre le discours de l’U.E. et ses actes, et la Notice ne suffit pas à remplir les obligations légales de l’U.E., pour plusieurs raisons. D’abord, tous les produits des colonies israéliennes ne doivent pas être étiquetés. Seuls les fruits et légumes frais, la volaille, l’huile d’olive, le miel, l’huile, les œufs, le vin, les cosmétiques et les produits organiques sont soumis à l’indication obligatoire de l’origine.
En outre, les entreprises israéliennes opérant dans les colonies peuvent aisément contourner l’étiquetage de leurs produits. Par exemple, elles peuvent mêler des marchandises produites dans les colonies à d’autres produites en Israël, évitant aux leurs d’être étiquetées comme « produits des colonies ». Elles peuvent se servir de l’adresse d’un bureau situé dans les frontières internationalement reconnues d’Israël comme adresse officielle pour remplacer celle du véritable site de production [dans les TPO].
L’U.E.doit aussi tenir compte du fait que ces entreprises qui étiquettent leurs produits comme issus des colonies peuvent recevoir une compensation du gouvernement israélien pour toute perte qu’elles seraient susceptibles de subir. On estime que le budget de l’État a distribué quelque 2 millions $ par an ces 10 dernières années pour compenser les pertes que des firmes israéliennes dans les colonies auraient subies du fait de la cessation des tarifs douaniers préférentiels et d’autres privilèges. Quant à la directive sur l’étiquetage elle-même, elles paraît dépourvue d’influence puisque « la mise en œuvre des règles pertinentes reste de la responsabilité première des Etats membres » selon la Notice interprétative.
Plus important : en n’étiquetant que les produits issus des colonies tout en maintenant les relations commerciales et l’investissement avec elles, l’U.E. continue en fait de financer l’expansion des colonies et de perpétuer l’occupation israélienne, l’exploitation des ressources naturelles palestiniennes et l’appropriation de terres palestiniennes – une situation illégale que l’UE ne veut pas « reconnaître ».
En outre, en contradiction flagrante avec son discours, l’UE entreprend des projets avec des firmes israéliennes qui sont étroitement impliquées dans la colonisation et l’occupation. Par exemple, l’U.E. a approuvé 205 projets de participations israéliennes pour Horizon 2020, le plus vaste programme de recherche et d’innovation de l’U.E. Parmi les firmes israéliennes : Elbit, directement concernée par la construction de colonies et du Mur ; Israel Aerospace Industries, qui livre les équipements nécessaires à la construction du Mur ; et Technion University, qui travaille avec le complexe militaire israélien.
Des banques européennes sont également en connexion avec des banques israéliennes qui fournissent des hypothèques aux colons, financent les autorités israéliennes dans les colonies et soutiennent la construction subventionnée de colonies et d’autres activités commerciales perpétuant l’entreprise de colonisation.
C’est pourquoi la Notice interprétative de l’U.E. semble être avant tout un pas symbolique, par lequel l’U.E. fait mine de répondre à l’exigence croissante de la société civile européenne, qui soutient de plus en plus le mouvement BDS mené par les Palestiniens, afin que l’U.E. applique ses règles et responsabilise Israël. En vertu du droit international, les états tiers sont tenus de ne pas reconnaître comme légale une situation illégale, de ne pas fournir une assistance qui maintient une situation illégale et de coopérer pour garantir qu’Israël respecte le droit international humanitaire. Autrement dit, l’U.E. et ses états membres devraient entreprendre tout ce qu’il est possible de faire pour mettre fin à l’entreprise de colonisation illégale israélienne.
Que peut faire l’U.E. pour mieux faire respecter le droit ?
L’U.E. pourrait commencer par traduire ses mots creux en mesures efficaces pour faire rendre des comptes à Israël, en appliquant une interdiction complète de toutes les activités économiques, financière, d’affaires et d’investissements, directes et indirectes, avec les colonies israéliennes, suivant ainsi la démarche de Copenhague, Reykjavik et dernièrement Amsterdam. Comme le recommandait récemment un rapport du Conseil européen sur les relations étrangères, il faudrait aussi arrêter les relations financières avec les banques israéliennes. En outre les états membres devraient à leur tour cesser toutes relations avec les colonies israéliennes.
Il faut souligner ici que l’U.E. est le principal partenaire commercial d’Israël, avec des transactions se montant à près de 30 milliards € en 2014 (environ 36 milliards € en utilisant les taux de change au 31 décembre 2014), ce qui représente environ 33 % du total des exportations israéliennes de biens et services en 2014 (7). Le commerce européen avec les colonies israéliennes représente moins de 1 % du commerce de l’U.E. avec Israël. Une réorientation sérieuse de l’U.E. aurait un impact réel sur la colonisation israélienne et l’occupation militaire prolongée.
Non seulement il faudrait passer de l’étiquetage des produits coloniaux à la cessation de toutes transactions avec les colonies, mais les pays européens devraient envisager une interdiction de toutes les marchandises israéliennes. Puisque que l’U.E. reconnaît que le contrôle israélien des TPO est bien un état d’occupation – occupation qui dure depuis près d’un demi-siècle – elle devrait agir sur la cause première de l’occupation, à savoir la politique du gouvernement israélien, au lieu de se contenter du symptôme de l’occupation, c’est-à-dire la colonisation.
Pour l’Afrique du Sud de l’apartheid, par exemple, un boycott ne visant que les firmes jouxtant les townships n’aurait pas sérieusement affecté le système. De même, ne boycotter que les produits des colonies israéliennes a moins d’impact que le boycott de tout le système qui pilote la colonisation des territoires, afin de faire pression sur l’occupant. Voilà pourquoi il importe d’interdire toutes les marchandises israéliennes et pas seulement celles des colonies. Une telle avancée réglerait notamment la question des tricheries d’Israël sur l’origine des biens et services issus des colonies. Le contrôle est difficile sauf si on boycotte les entreprises elles-mêmes et pas seulement leurs marchandises et leurs services. En fait beaucoup de firmes travaillant dans les colonies viennent d’Israël plutôt que des territoires de 1967.
Les appels à un boycott complet se multiplient et trouvent des appuis dans les endroits les plus improbables. Par exemple, deux universitaires étatsuniens observaient récemment dans un éditorial du Washington Post que le simple boycott des marchandises coloniales « n’aurait pas suffisamment d’impact ». Ils appelaient dès lors à « un retrait de l’aide et du soutien diplomatique US, et au boycott et désinvestissement de l’économie israélienne » afin d’obtenir une refonte des calculs stratégiques d’Israël.
Quant à la Palestine, une telle interdiction aiderait à protéger les marchandises palestiniennes, à augmenter leur compétitivité et contribuerait à intégrer l’économie palestinienne au sein de l’économie mondiale dans le futur, une fois la liberté assurée. Boycotter tous les biens et services israéliens serait un moyen efficace de permettre aux Palestiniens de surmonter le colonialisme israélien. Ce serait bien plus efficace que fournir une assistance au développement à des secteurs spécifiques et cela répondrait directement à l’exigence de liberté et de droits des Palestiniens.
Notes :
(5) Les coûts directs sont les coûts supplémentaires supportés par les Palestiniens en raison des restrictions de circulation et d’accès que leur impose Israël, les coûts plus élevés de l’eau et de l’électricité. Les coûts indirects sont les pertes sèches en productions palestiniennes plombées par les restrictions israéliennes. Exemple de coût indirect : la valeur ajoutée de l’extraction des ressources de la Mer Morte.
(6) Selon une étude de novembre 2015 du Bureau palestinien des statistiques (PCBS), de juillet à septembre 2015 le nombre de travailleurs palestiniens dans les colonies israéliennes de Cisjordanie était de 22.100 sur 674.900 travailleurs en Cisjordanie.
(7) A comparer au commerce avec les TPO, soit environ 154 millions € en 2014 (186 millions $).
* Nur Arafeh, membre d’al-Shabaka, diplômée de Sciences Po (France), de Columbia (USA) et de Cambridge (GB), elle travaille actuellement à l’université Birzeit sur les formes économiques de résistance.
* Samia al-Botmeh, membre d’al-Shabaka, enseigne à l’université Birzeit après ses études à Londres (thèse en économie sur les travailleuses palestiniennes). Ses publications portent sur l’économie palestinienne, les différentiels de genre et l’économie politique dans le cadre colonial.
* Leila Farsakh, membre d’al-Shabaka, est professeure à l’Université du Massachusetts (Boston) et chercheuse à l’université Birzeit. Elle est l’auteure de Palestinian Labor Migration to Israel : Labor, Land and Occupation, (Routledge, Fall 2005) et l’éditrice de Commemorating the Naksa, Evoking the Nakba, (un volume spécial de l’Electronic Journal of Middle Eastern Studies, printemps 2008). En 2001 elle a reçu le Peace and Justice Award de la ville de Cambridge ( Massachusetts).
15 décembre 2015 – al-Shabaka – Traduction : Info-Palestine.eu – Marie Meert