Par Ahmed Abu Artema
La Marche que nous avons commencée il y a un an a vaincu nos deux plus grands ennemis : la division parmi les Palestinien et la propagande israélienne.
Le 30 mars 2018, j’ai été témoin de quelque chose que je n’oublierai jamais. J’ai vu des dizaines de milliers de personnes, d’appartenance politique et d’origines idéologiques diverses, rassemblées dans un même champ, brandissant le drapeau palestinien et des banderoles portant les noms des villages et des villes dont Israël les avait déracinées.
Ce jour-là, les divisions entre Palestiniens ont disparu et le peuple s’est rassemblé pour revendiquer ses droits inaliénables.
La Grande Marche du Retour a ouvert un nouveau chapitre de la lutte palestinienne pour la liberté. Elle a donné au peuple palestinien une nouvelle occasion de se lever collectivement contre l’occupation israélienne.
Depuis lors, nous avons payé un lourd tribut à notre résistance pacifique. Quelque 266 Palestiniens ont été tués et plus de 6 557 ont été blessés par des tirs à balles réelles. Cent vingt-quatre d’entre eux ont eu un membre amputé.
Mais nous avons persévéré. Chaque vendredi, des milliers d’entre nous, femmes et hommes, jeunes et vieux, continuons à affluer à la clôture de séparation avec Israël [Palestine de 1948] pour réclamer notre droit légal de retourner dans notre pays et démontrer que nous n’accepterons pas une mort lente entre les murs de la Grande Prison de la bande de Gaza.
La Grande Marche du Retour a ravivé notre esprit de résistance, nous a renforcés, nous a rendus plus forts et plus unis.
Quand mes amis et moi-même avons commencé à discuter de l’idée d’une marche il y a plus d’un an, je ne m’attendais pas à ce que notre initiative ait un tel succès.
L’idée nous est venue à un moment où la résistance populaire en Palestine vivait un déclin massif. Depuis la fin de la Deuxième Intifada en 2005, des manifestations sporadiques ont eu lieu, mais aucun mouvement de masse spontané ne s’était produit.
En lieu et place, diverses organisations politiques se sont emparées des rues en organisant des manifestations rassemblant leurs membres et sympathisants. Un tel activisme organisé sur des bases politiques avait transformé de nombreux Palestiniens en observateurs passifs et les maintenait à l’écart.
Cela était très préjudiciable à la cause nationale, car cela divisait le mouvement de résistance. Puisque l’occupation vise le peuple palestinien dans son ensemble et pas seulement une organisation politique en particulier, la lutte nationale ne peut aboutir que si elle implique tous les Palestiniens.
De plus, les guerres menées par Israël contre Gaza en 2008, 2012 et 2014 avaient amené les projecteurs sur les organisations armées et les détournaient de la résistance populaire. Ces affrontements militaires ont également permis à Israël de s’efforcer de justifier son recours excessif à la force contre la population palestinienne sous prétexte de se protéger des attaques de groupes armés.
En conséquence, l’attention internationale s’est détournée des violations des droits de l’homme commises par Israël pour se concentrer sur ses prétentions sécuritaires. Cela avait également mis de côté les Palestiniens ordinaires et leurs revendications pour la fin de l’occupation et le droit au retour.
Mais tout cela a changé avec la Grande Marche du Retour.
Ce qui la distingue des manifestations et des affrontements du passé récent, c’est non seulement sa nature populaire et pacifique, mais aussi les conditions de sa naissance. L’idée de la marche est venue de la jeunesse de Gaza – mes amis et moi en avons pris l’initiative et avons lancé l’idée sur les médias sociaux. Les Palestiniens ordinaires en ont discuté et l’ont aidé à mûrir et à se transformer en quelque chose qui puisse être repris par tous les membres de la société palestinienne.
La Grande Marche du Retour, en tant qu’idée conçue par le peuple, a réussi à dépasser les frontières factionnelles et à créer un front uni. Elle a canalisé l’énergie du peuple palestinien qui ne trouvait plus sa place dans les activités des organisations traditionnelles.
Des personnes et des familles sans appartenance politique qui, dans le passé, avaient estimé ne pas trouver leur place dans de nombreuses manifestations, ont depuis participé activement à cette marche. Des organisations de la société civile et des militants y ont également adhéré, de même que les syndicats.
La Grande Marche du Retour a également attiré de nombreux jeunes désillusionnés et dépolitisés par l’état désastreux de la politique intérieure palestinienne, et ravivé leur esprit de résistance. Elle a aidé une nouvelle génération de Palestiniens à s’engager dans la lutte des Palestiniens pour le droit au retour.
La marche – avec son mandat populaire et sa nature pacifique – a également réussi à saper les efforts d’Israël pour présenter Gaza comme un “problème de sécurité”. Les manifestations ininterrompues ont été une source de consternation, de contrariété et d’embarras pour l’occupation israélienne.
La réaction violente d’Israël à la Grande Marche du Retour a prouvé qu’il ne voulait pas que les Palestiniens adoptent une stratégie pacifique. Craignant que notre résistance pacifique puisse nuire à ses efforts propagandistes nous présentant comme des agresseurs, Israël a choisi d’attaquer des manifestants qui ne représentent pourtant aucune menace directe pour lui-même.
Et tandis que ses soldats assassinaient, mutilaient et réduisaient au silence des manifestants pacifiques, l’État israélien a tenté de faire porter par les victimes la responsabilité de l’effusion de sang.
Cependant, cette fois, les occupants n’ont pas réussi. Cette marche a aidé un nombre croissant de personnes dans le monde à prendre conscience de notre sort et à prêter attention à nos revendications de liberté et de dignité.
La Grande Marche du Retour a rétabli le concept de lutte pacifique. Si la résistance armée confronte l’occupation par les balles, la lutte pacifique la confronte au pouvoir des mots et à la justesse de notre cause.
Israël peut disposer d’une force militaire, mais il est moralement faible. Il a déplacé un peuple, occupé ses terres et continue à ce jour d’usurper sa liberté et sa dignité. Par conséquent, les Palestiniens disposent naturellement d’une haute autorité morale dans cette lutte et leurs manifestations pacifiques portent des coups plus forts à Israël que toute autre arme.
Un an après le début de notre marche, je suis rempli d’un mélange de tristesse et de détermination. Nous avons payé un lourd tribut en vies et en blessures pour de nombreux Palestiniens pour ces manifestations pacifiques. Avec chaque balle israélienne qui a touché l’un des manifestants, notre souffrance et notre chagrin en tant que peuple se sont multipliés. Cependant, depuis 70 ansnous n’avons pas abandonné notre lutte et nous n’avons pas l’intention de le faire maintenant.
La Grande Marche du Retour est la réponse d’une nation fière à des décennies d’occupation, d’agression et de vol. En tenant cette position pacifique, nous annonçons au monde entier que, malgré les tentatives d’Israël pour nous anéantir, nous sommes toujours forts et unis.
Auteur : Ahmed Abu Artema
* Ahmed Abu Artema est un journaliste palestinien et militant pour la paix. Il est l'auteur du livre "Organized Chaos" et de nombreux articles et l'un des fondateurs de la Grande Marche du Retour. Il est réfugié du village d'Al Ramla en Palestine. Il peut être suivi sur Twitter.
30 mars 2019 – Al-Jazeera – Traduction : Chronique de Palestine