Tout en ayant l’honneur de m’adresser à de nombreux auditoires dans six grandes villes, j’ai également beaucoup appris. Une leçon importante et préoccupante est que, si les lois sur l’apartheid peuvent être abolies en un seul jour, l’apartheid économique et les larges inégalités peuvent persister pendant de nombreuses années. Grâce à mes échanges avec de nombreux intellectuels, militants et gens ordinaires sud-africains, j’ai appris à ne pas romancer la lutte sud-africaine. Une leçon cruciale pour ceux d’entre nous qui luttons pour mettre fin à l’apartheid israélien en Palestine…
Mes hôtes du Centre Afro-Moyen-Orient m’ont permis de rencontrer des publics variés, notamment des membres éminents du Congrès national africain, les dirigeants des deux principales centrales syndicales, des universitaires, des militants anti-apartheid, un grand nombre d’étudiants et d’autres personnes à travers le pays.
La principale et évidente conclusion de toutes ces réunions et échanges est que les Sud-Africains sont réellement attachés à leur solidarité avec la Palestine et se considèrent comme des partenaires de la lutte palestinienne pour la justice et la paix.
Bien que les Sud-Africains soient toujours prêts à porter leur solidarité avec la Palestine à un tout autre niveau, il existe un sentiment général selon lequel des initiatives politiques décisives pourraient coûter cher à l’Afrique du Sud.
Certes, le gouvernement sud-africain a pris plusieurs mesures dans la bonne direction. Le 14 mai 2018, Pretoria a rappelé son ambassadrice en Israël, Sisa Ngombane, pour protester contre le meurtre de centaines de manifestants non armés prenant part à la Grande Marche du Retour dans Gaza sous blocus. Le 5 avril 2019, il a commencé à dégrader activement ses liens avec Israël, en réponse à un appel lancé par la direction de l’ANC elle-même.
Bien que ces mesures soient importantes, l’Afrique du Sud n’a toujours pas pris les mesures qui, combinées à d’autres mesures de solidarité internationale, pourraient finalement obliger Israël à démanteler son système d’apartheid en Palestine.
Le problème n’est pas le manque de volonté ni celui de l’usage d’un double langage diplomatique. Il existe un sentiment croissant et tout à fait justifié que les gouvernements arabes ne considèrent plus la libération de la Palestine comme un objectif commun. Alors que les peuples arabes restent déterminés à soutenir les Palestiniens, les gouvernements arabes sont tombés dans des camps opposés et des divisions politiques.
Pourtant, un haut dirigeant de l’ANC m’a dit que la politique de l’Afrique du Sud à l’égard de la Palestine était guidée par les objectifs de la Ligue arabe et de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP). Malheureusement, ni la Ligue arabe ni l’OLP ne jouent les rôles qui étaient les leurs il y a plusieurs décennies. La première est marquée par des divisions et la seconde a été remplacée par l’autorité – théoriquement provisoire – palestinienne à Ramallah.
Considérer des organisations inefficaces comme cadre de référence juridique et moral compromet les chances de l’Afrique du Sud de transformer sa solidarité avec la Palestine en atouts politiques tangibles.
L’autre dilemme est que le continent africain lui-même n’est plus uni en ce qui concerne la Palestine. Israël a réussi à creuser un fossé entre les pays africains qui, à un moment donné, étaient unis dans leur soutien inconditionnel à la lutte palestinienne contre l’occupation militaire israélienne et l’apartheid.
Les succès remportés par Israël en Afrique, notamment par la pénétration de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), ont fait de Tel-Aviv un acteur politique sur le continent africain. Fort de l’accueil qu’il a reçu de divers dirigeants africains, le Premier ministre israélien Netanyahu avait espéré organiser le Sommet Israël-Afrique en octobre 2017.
Grâce aux efforts déployés par plusieurs pays du continent africain, dont l’Afrique du Sud et l’Algérie, la conférence a été reportée.
Si Israël continue à remporter des victoires politiques tout en rencontrant peu de résistance, il finira par dominer le continent africain. L’absurdité de cette affaire dépasse la lutte en Palestine.
Un continent qui a été ravagé par le colonialisme, le racisme et l’apartheid ne doit pas lécher les bottes Israël, un exemple vivant des maux qui ont coûté si cher à l’Afrique pendant des siècles.
En fait, la question de la solidarité avec la Palestine et la nécessité impérieuse de stopper les fléaux israéliens en Afrique sont intrinsèquement liées. Dans ce même lien, l’Afrique du Sud peut trouver un moyen de récupérer son rôle naturel d’avant-garde de la lutte contre le racisme et de l’apartheid partout dans le monde.
Ma suggestion à l’ANC est que l’Afrique du Sud revoit son cadre de référence, abandonnant les clichés éculés d’une solution défunte à deux États et autres fadaises, pour adopter un tout nouveau mode de pensée. Et il ne faut pas s’y engager seul, toute l’Afrique et tous les Palestiniens devant contribuer à cet effort.
Je crois fermement que l’Afrique du Sud est prête à contrer les efforts d’Israël sur le continent en organisant une Conférence Afrique-Palestine, une réunion majeure qui visera à mobiliser toute la solidarité à l’égard du peuple palestinien dans tous les pays africains.
Que la conférence se déroule sous les auspices de l’Union africaine (UA) ou de manière indépendante, le rassemblement de dirigeants africains et palestiniens, de parlementaires, d’universitaires et de dirigeants de la société civile partageant les mêmes idées peut développer un nouveau cadre de référence que l’Afrique du Sud, le continent dans son ensemble, et, en fait, le reste du monde pourra exploiter comme base pour une nouvelle réflexion sur la Palestine. En s’appuyant sur l’appel lancé par la société civile palestinienne en 2005 pour boycotter Israël, le peuple palestinien réclame et attend cette nouvelle pensée depuis au moins 15 ans.
Ceux qui pourraient trouver incongrue l’idée que l’Afrique puisse jouer un rôle déterminant dans la formation d’une nouvelle compréhension au niveau mondial de la Palestine, doivent se rappeler que c’est la résolution 77 (XII) d’août 1975 de l’Organisation de l’unité africaine qui a reconnu et condamné le “lien organique” entre “le régime raciste en Palestine occupée et le régime raciste au Zimbabwe et en Afrique du Sud”. Cette résolution a même constitué un important cadre de référence utilisé dans la résolution 3379 de l’ONU de novembre 1975, qui déterminait que “le sionisme est une forme de racisme et de discrimination raciale”.
L’Afrique doit recouvrer sa position de leader mondial dans la lutte contre le racisme et l’apartheid, et l’Afrique du Sud est très qualifiée pour prendre la tête de ce mouvement, car comme le disait le célèbre dirigeant sud-africain Nelson Mandela : “Nous savons trop bien que notre liberté est incomplète sans la liberté des Palestiniens”.
* Ramzy Baroud est journaliste, auteur et rédacteur en chef de Palestine Chronicle. Son prochain livre est «The Last Earth: A Palestine Story» (Pluto Press). Baroud a un doctorat en études de la Palestine de l’Université d’Exeter et est chercheur associé au Centre Orfalea d’études mondiales et internationales, Université de Californie. Visitez son site web: www.ramzybaroud.net.
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2 octobre 2019 – RamzyBaroud.net – Traduction : Chronique de Palestine – Lotfallah