Les affiches collées à l’extérieur de la maison de Nidal al-Jaafari à Rafah, au sud de Gaza, racontent son histoire.
La plupart d’entre elles ont été postées pour le mariage du jeune homme de 29 ans et portent des messages de félicitation. Le mariage remonte à l’année dernière, et elles sont un peu défraîchies. Il y a maintenant, à côté d’elles, de nouvelles affiches avec la photo de Nidal en uniforme, souriant et posant avec son fusil. Celles-là parlent de sa mort.
Nidal, un membre des Brigades Qassam, la branche militaire du Hamas, a été tué le 17 août dans un attentat-suicide près de la frontière de Gaza avec l’Égypte.
A l’époque, l’attentat a été attribué au groupe État islamique. C’était le dernier épisode de violence résultant de la rivalité meurtrière qui oppose, depuis une dizaine d’année, le parti islamiste qui contrôle les affaires intérieures de Gaza aux militants salafistes de l’enclave côtière et au-delà.
On parlait aussi, à l’époque, de la mise en œuvre d’un accord entre le Hamas et l’Égypte pour améliorer les relations et alléger le blocus égyptien de la bande côtière. L’accord, qui porte sur les mesures que le Hamas doit prendre pour empêcher l’infiltration des Salafistes vers et hors du Sinaï – où le mécontentement contre la domination du Caire s’est transformé en une véritable insurrection au cours des quatre dernières années, – a été renforcé par l’accord d’unité préliminaire entre le Fatah et le Hamas, élaboré avec la médiation de l’Égypte et annoncé le 12 octobre.
C’était précisément une de ces infiltrations que tentaient d’empêcher Nidal et son équipe, dont son neveu, Salem al- Jaafari, 26 ans. Ils ont attrapé l’un des deux hommes équipés d’armes légères à l’entrée d’un petit tunnel près de la frontière. L’homme a déclenché sa ceinture explosive et il a tué Nidal et lui-même. Salem a été blessé.
L’autre infiltré avait été appréhendé et désarmé quelques instants plus tôt, comme l’a expliqué Salem à Riziq al-Jaafari, 36 ans, le frère aîné de Nidal, administrateur au Collège Dar al-Nahdah à Rafah.
« J’espère que [le Hamas] frappera durement ces extrémistes et les chassera de Gaza », a déclaré Riziq, visiblement très en colère, à the Electronic Intifada.
La répression
La riposte du Hamas a été immédiate. Le lendemain de l’incident, les forces de sécurité du Hamas, aidées par les Brigades Qassam, ont lancé une opération de répression des groupes salafistes à Gaza, en se concentrant sur les villes méridionales de Rafah et Khan Younis.
Les bureaux de deux groupes salafistes opérant à Gaza – l’État islamique de Gaza, considéré comme affilié à l’État islamique, et l’Armée de l’Islam, considérée comme proche d’Al-Qaïda – ont été fermés et plusieurs de leurs membres arrêtés.
Ahmad Abu Naji, un officier du service de la sécurité intérieure de Gaza, a confirmé que l’opération comprenait également des raids sur des maisons et des camps d’entraînement affiliés à des militants salafistes. Il a dit que des dizaines de personnes avaient été arrêtées, en particulier dans le quartier de Tal al-Sultan à Rafah, où habitait Mustafa Kullab, le terroriste qui a commis l’attentat-suicide.
« Tous ceux qui étaient proches de lui ou qui venaient chez lui ont été arrêtés », a déclaré Abu Naji à The Electronic Intifada.
Eyad al-Buzom, le porte-parole du ministère de l’Intérieur de Gaza, a déclaré que les autorités ne toléreraient pas que quelque groupe que ce soit menace la sécurité à Gaza.
« Nous ne laisserons personne nuire à la sécurité de la bande de Gaza, ni de la frontière [avec l’Égypte] ».
La répression s’est poursuivie en octobre. Au début du mois, alors qu’il s’apprêtait à envoyer une délégation aux pourparlers de réconciliation au Caire, le Hamas a arrêté Nour Issa et trois autres personnes à Rafah. Issa est soupçonné d’être un haut-commandant d’une milice salafiste affiliée à l’État islamique. Selon le ministère de l’Intérieur de Gaza, il s’est battu en Libye et était recherché depuis plus d’un an.
Tensions mortelles
L’attentat du mois d’août a déchaîné les Brigades Qassam du Hamas contre l’État islamique de Gaza, dans la continuation du conflit qui oppose le Hamas aux Salafistes depuis août 2009.
A l’époque, plus de 20 personnes avaient été tuées dans des affrontements entre les Brigades Qassam et les membres armés d’un groupe salafiste, lorsqu’Abd al-Latif Musa avait proclamé un califat islamique à Gaza et avait reproché au Hamas de ne pas appliquer la loi islamique.
Les tensions entre le Hamas et les salafistes de Gaza – qui se monteraient à plusieurs centaines – durent depuis lors, et donnent lieu à des accrochages occasionnels. En 2011, après l’enlèvement et le meurtre d’un militant italien, le Hamas a fait une descente chez les militants salafistes soupçonnés d’implication qui a abouti à la mort de deux d’entre eux et à l’arrestation de quatre autres.
Tous les quatre ont été reconnus coupables d’avoir participé au meurtre de Vittorio Arrigoni. Deux ont été condamnés à la prison à vie, une peine qui a ensuite été commuée à 15 ans. L’un d’entre eux, Mahmoud al-Salfiti, s’est ensuite échappé de Gaza avant d’être tué en Irak en combattant avec l’État islamique. Les deux autres ont reçu des peines de 10 ans et d’un an.
En 2015, une série d’attentats à la bombe à Gaza a déclenché une autre répression.
La lutte semble devoir se poursuivre, voire s’accentuer, parce que le Hamas tente d’améliorer ses relations avec Le Caire pour maintenir l’ouverture du passage frontalier de Rafah. Les relations entre Gaza et l’Égypte se sont grandement détériorées quand Abdulfattah al-Sissi a évincé en 2013 Muhammad Morsi, le président démocratiquement élu, puis interdit son parti, les Frères musulmans, et enfin déclaré que le Hamas était un groupe terroriste.
Le coup d’État a intensifié les tensions dans le Sinaï, où le conflit larvé entre le gouvernement et les tribus locales s’est transformé en une véritable insurrection qui a amené des groupes salafistes du Sinaï à faire allégeance à l’État islamique en 2014.
Par le passé, Le Caire a accusé le Hamas d’abriter des salafistes qui fuyaient le Sinaï. Le Hamas a toujours nié et, dans le cadre de l’amélioration des relations, un tribunal égyptien est revenu, en 2015, sur la décision précédente de considérer le Hamas comme un groupe terroriste. Le Hamas de son côté s’est mis à lutter contre les infiltrations d’hommes et d’armes vers et hors de Gaza. En juin, le Hamas a également entrepris de maintenir une zone tampon le long de sa frontière avec l’Égypte.
Le drame d’août doit être analysé à la lumière de ce contexte.
Selon Thabit al-Amour, un analyste politique qui commente l’actualité sur Palestine Today TV, les accords entre le Hamas et le Caire sont entrés dans une « phase sérieuse ».
« Cet attentat-suicide est le résultat de la détermination du Hamas de bloquer les mouvements clandestins de Gaza vers le Sinaï et vice versa », a déclaré al-Amour. « Gaza fait plus d’efforts pour contrôler les arrivées et les départs depuis la bande de Gaza vers le Sinaï et pour fermer le passage à l’État islamique depuis le Sinaï, ce qui a limité ses mouvements et l’a peut-être affaibli. En conséquence, l’État islamique a dû activer une de ses cellules dormantes à Gaza ».
Le désespoir engendre l’extrémisme
Certains voient également la main d’Israël dans ces développements.
Akram Attalla, analyste politique et chroniqueur au journal al-Ayyam, pense qu’Israël finance l’État islamique au Sinaï pour saper l’autorité du Hamas.
« Israël est conscient que les Palestiniens se sont adaptés aux divisions qui les séparent et au siège de Gaza », a-t-il déclaré à The Electronic Intifada. « Par conséquent, Israël tente de créer des groupes qui peuvent nuire au Hamas ».
Omar Jaara, expert pour les affaires israéliennes et conférencier à l’Université nationale An-Najah en Cisjordanie, est d’accord avec cette analyse. Pour lui aussi, l’État islamique est un « outil contrôlé par Israël pour maintenir l’instabilité » à la frontière avec l’Égypte. La menace croissante que l’EI fait peser sur l’Égypte, a-t-il ajouté, est un « joker » qu’Israël peut utiliser contre le Hamas.
Ahmed Yousef, qui conseillait Ismail Haniyeh quand il était premier ministre à Gaza, a supplié Le Caire de comprendre que c’est l’isolement et le désespoir qui sont largement à l’origine de cet extrémisme à Gaza. Alléger le blocus de Gaza est essentiel si l’on veut stabiliser la situation et cela servirait les intérêts des Égyptiens comme des Palestiniens.
Et Mahmoud al-Ajrami, spécialiste de la sécurité et conférencier à l’Université de Palestine à Gaza, a déclaré que l’attentat-suicide avait pour objectif de contrecarrer le rapprochement entre le Hamas et l’Égypte.
« Ceux qui ont fait cela veulent empêcher l’ouverture du passage de Rafah », a-t-il dit.
Les militants salafistes de Gaza sont difficiles à interviewer. Les geôliers du Hamas ne permettent pas souvent de parler à ceux qui sont en prison. En ce qui me concerne, j’ai réussi à obtenir la permission de parler à certains prisonniers, mais ils ont refusé de répondre à mes questions.
J’ai réussi à parler au téléphone avec un militant salafiste autoproclamé qui a déclaré allégeance à l’État islamique. Il a dit s’appeler Abu Abdallah al-Maqdisi – ce qu’il m’a été impossible de vérifier. Il a dit qu’il avait quitté Gaza pour le Sinaï en 2014 après l’attaque meurtrière d’Israël au cours de cet été-là.
Il a accusé le Hamas d’avoir abandonné la loi islamique et expliqué que la cause de l’opposition salafiste au Hamas était « son rapprochement avec les chiites » – une référence aux relations du Hamas avec l’Iran. Tout en soulignant que les salafistes ne voulaient pas importer leur combat à Gaza, il a lancé cet avertissement : « Si quelqu’un se met en travers de notre route, nous lui ferons ce que Mustafa [Kullab] a fait au Hamas. »
L’histoire de deux voisins
Après l’attentat-suicide, la famille Kullab a fait une déclaration pour condamner ce que leur fils avait fait et a refusé d’organiser ses funérailles. Elle a également appelé les autorités à réprimer « d’une main de fer » les extrémistes qui menacent la sécurité intérieure.
Depuis, la famille a refusé de parler aux médias, et la visite que j’ai rendue au quartier de Tal al-Sultan s’est révélée infructueuse. Certains voisins, la plupart du temps s’exprimant sous couvert d’anonymat, se rappelaient de Mustafa Kullab – qui avait 20 quand il est mort – comme quelqu’un d’introverti; d’autres comme quelqu’un qui aimait s’amuser et sortir. La plupart des hommes d’un groupe qui discutait de l’incident d’août ont soutenu que le Hamas devrait mettre la main sur tous les extrémistes et les éliminer. L’un a prôné la prudence et l’empathie, suggérant que les jeunes hommes comme Kullab étaient victimes d’un lavage de cerveau.
Un autre, Muhammed Abu Salem, qui répare du matériel électronique dans un magasin local, a décrit Kullab comme « quelqu’un de pas compliqué et qui avait bon cœur ».
« Il allait de la mosquée à chez lui et vice versa. C’est tout. Nous ne nous attendions pas à ce qu’il fasse une chose pareille, il a été endoctriné, c’est sûr. »
Il n’y a que 10 minutes à pied de la maison de la famille Kullab à celle de de la famille al-Jaafari dans le quartier de Shaburah. Là, on se souvient de Nidal comme du « garçon aux yeux de couleur » à cause de ses yeux verts. Sa femme, Suzan – enceinte à l’époque et qui a depuis donné naissance à leur fils – était trop malheureuse pour parler aux journalistes. Cependant, son père, Abd al-Rahman Abu Habib, a parlé à The Electronic Intifada de leur dernière rencontre, le jour de son assassinat.
« Nidal avait appelé pour nous dire qu’il viendrait pour le dessert. Mais il n’a pas pu finir sa part de gâteau, on l’a appelé, il nous a dit de la garder, qu’il allait revenir tout de suite ».
Le petit-fils d’Abou Habib devait s’appeler Firas mais, à la place, on lui a donné le nom de son père, Nidal.
Auteur : Hamza Abu Eltarabesh
13 octobre 2017 – The Electronic Intifada – Traduction : Chronique de Palestine – Dominique Muselet