Par Tareq Baconi
L’offensive surprise du Hamas, le 7 octobre 2023, a porté le coup le plus meurtrier à l’armée et à la population israéliennes depuis la création de l’État sioniste en 1948.
En représailles, Israël a lancé l’assaut militaire le plus important de son histoire contre Gaza, détruisant de larges pans du territoire et tuant plus de 14 000 Palestiniens [plus de 20 000 à la date du 19 décembre], dont plus d’un tiers d’enfants.
Avec le feu vert des États-Unis et d’une grande partie de l’Europe, Israël a mené ce que des universitaires et commentateurs qualifient de campagne de génocide, cherchant à se débarrasser des Palestiniens de Gaza sous prétexte de détruire le Hamas.
La rapidité avec laquelle Israël s’est mobilisé et l’ampleur de son assaut soulignent la conviction des Palestiniens que le régime colonial des colons est en train d’exécuter des plans d’expulsion massive élaborés de longue date. Dans le même temps, les responsables israéliens ont utilisé une campagne propagandiste de déshumanisation des Palestiniens pour jeter les bases d’une justification à leur violence sans limite.
Ce commentaire replace le dernier assaut israélien sur Gaza dans son contexte plus large ; il décortique la ghettoïsation par Israël de la terre palestinienne par le biais de la partition et identifie l’opération Déluge d’Al-Aqsa du Hamas comme un moment de rupture pour le cadre de la partition.
Il est important de noter qu’il met en avant la question de ce qui résultera de la fin de la partition et qu’il donne à réfléchir sur les possibilités croissantes d’épuration ethnique des Palestiniens.
Gaza : Le bantoustan le plus sombre d’Israël
Israël prétend être un État juif et démocratique tout en refusant de déclarer ses frontières officielles et en contrôlant un territoire souverain où vivent plus de Palestiniens que de juifs.
Pour parvenir à cette réalité, il faut une structure sophistiquée d’ « ingénierie démographique », fondée sur la stratification juridique des Palestiniens ainsi que sur le contrôle strict de leurs déplacements et de leurs lieux de résidence, les confinant dans des enclaves géographiques.
Ce système est né de la première vague d’expulsion massive et de nettoyage ethnique des Palestiniens en 1948, au cours de laquelle plus de 530 villages palestiniens ont été dépeuplés pour faire de la place aux colons juifs.
Cette pratique coloniale n’est pas un événement passé dans les livres d’histoire. Ce que les Palestiniens appellent la Nakba se poursuit depuis lors, les pratiques quotidiennes de colonisation d’Israël prenant des formes différentes selon les régions qu’il contrôle.
C’est ce qui constitue le pilier central du régime d’apartheid israélien.
Gaza a historiquement présenté la manifestation la plus extrême de ce à quoi ressemble le système de bantoustans d’Israël pour les Palestiniens. Avec l’une des plus fortes densités de population au monde, Gaza est composée essentiellement de réfugiés expulsés des terres entourant la bande lors de la création d’Israël en 1948.
En effet, bon nombre des combattants qui ont fait irruption dans les villes israéliennes le 7 octobre sont probablement des descendants de réfugiés de ces mêmes terres qu’ils ont survolées ou sous lesquelles ils ont rampé, foulant ces terres pour la première fois depuis l’expulsion de leur famille.
Depuis 1948, Israël a déployé tous les efforts possibles pour rompre le lien entre la résistance anticoloniale d’aujourd’hui et le système d’apartheid historique et actuel d’Israël.
Alors que beaucoup pensent que Gaza est sous blocus parce qu’elle est gouvernée par le Hamas, Israël a en fait expérimenté depuis 1948 des tactiques sans fin pour dépolitiser le territoire ou « pacifier » sa population.
Ces tactiques comprenaient l’étranglement économique et les blocus, des décennies avant même la création du Hamas, mais en vain.
Avec la prise de pouvoir du Hamas en 2007, une opportunité s’est présentée aux dirigeants israéliens : en utilisant la rhétorique du terrorisme, Israël a placé Gaza sous un “>blocus hermétique et a ignoré le programme politique du mouvement sur lequel il avait été démocratiquement élu.
Le blocus devait initialement être une tactique punitive pour forcer la capitulation du Hamas, mais il s’est rapidement transformé en une structure visant à contenir le Hamas et à couper l’enclave côtière du reste de la Palestine.
Avec plus de deux millions de Palestiniens cachés aux regards derrière des murs et soumis à un siège et à un blocus, le gouvernement israélien et la majeure partie du public israélien – sans parler des dirigeants occidentaux – pouvaient se laver les mains de la réalité qu’ils avaient créée.
Le blocus israélien sert l’objectif du régime de contenir les Palestiniens et le Hamas. Au cours des seize dernières années, Israël s’est principalement appuyé sur le Hamas pour administrer la population de Gaza tout en conservant le contrôle extérieur de l’enclave.
Le Hamas et le régime israélien sont tombés dans un équilibre instable, qui a souvent débouché sur des épisodes d’une immense violence au cours desquels des milliers de civils palestiniens ont été tués par l’armée israélienne.
Pour Israël, cette dynamique a si bien fonctionné qu’une stratégie politique pour Gaza n’a jamais été nécessaire.
Comme partout ailleurs en Palestine, Israël s’est contenté de gérer l’occupation plutôt que de s’attaquer à ses moteurs politiques, se maintenant en tant que suzerain occupant sur les différentes poches palestiniennes gouvernées par des entités sous son contrôle souverain.
Le seul objectif poursuivi par Israël au cours des quinze dernières années a été d’essayer d’assurer un calme relatif pour les Israéliens, en particulier ceux qui résident dans les zones entourant Gaza.
Il y est parvenu en recourant à une force militaire écrasante, même si ce calme s’est fait au prix de l’emprisonnement d’une population captive de plusieurs millions de personnes et de leur maintien dans des conditions proches de la famine.
Gaza a été tellement effacée de la psyché israélienne que les manifestants qui ont défilé pour protéger la soi-disant démocratie israélienne au début de l’année 2023 se sont illusionnés en croyant que la démocratie et l’apartheid faisaient bon ménage.
L’effondrement du cadre partitionniste
Ainsi, l’offensive du Hamas est apparue comme sortie de nulle part pour la plupart des Israéliens et des partisans d’Israël à l’étranger.
En s’évadant de leur prison, les Brigades Al-Qassam – l’aile militaire du Hamas – ont révélé la pauvreté stratégique au cœur de l’hypothèse selon laquelle les Palestiniens acquiesceraient indéfiniment à leur emprisonnement et à leur assujettissement.
Plus important encore, l’opération a mis à mal la viabilité même de l’approche partitionniste d’Israël : la croyance selon laquelle les Palestiniens peuvent être siphonnés dans des bantoustans tandis que l’État colonisateur continue de jouir de la paix et de la sécurité – et même d’étendre ses relations diplomatiques et économiques dans l’ensemble de la région.
En brisant l’idée que Gaza peut être effacée de l’équation politique générale, le Hamas a laissé en miettes l’illusion que la partition ethnique de la Palestine est une forme durable ou efficace d’ingénierie démographique, sans parler d’une forme morale ou juridique.
Dans les heures qui ont suivi l’opération « Déluge d’Al-Aqsa », l’infrastructure qui avait été mise en place pour contenir le Hamas – et avec lui, pour faire disparaître les Palestiniens de Gaza – a été piétinée sous nos yeux collectifs et souvent incrédules.
Lorsque les combattants du Hamas ont fait irruption sur le territoire contrôlé par Israël, la collision entre le mythe d’Israël en tant qu’État démocratique et sa réalité en tant que pourvoyeur d’un apartheid violent a été choquante, tragique et, en fin de compte, irréversible.
En conséquence, Israéliens et Palestiniens ont été projetés dans un paradigme post-partition, où la conviction d’Israël dans la durabilité de l’ingénierie démographique et l’infrastructure de bantoustan qu’il a employée se sont révélées temporaires et inefficaces.
L’effondrement du cadre partitionniste a présenté un paradoxe : d’une part, les Palestiniens et leurs alliés se sont efforcés de faire comprendre qu’Israël est un État colonial d’apartheid.
Ce constat a servi de base aux efforts de certains pour promouvoir la décolonisation et la poursuite d’une politique enracinée dans la liberté, la justice, l’égalité et l’autodétermination.
L’architecture politique d’un tel espace décolonisé est celle que de nombreux Palestiniens croient voir naître de leur lutte pour la libération, une fois que les principes fondamentaux de l’apartheid – nettoyage ethnique, refus du retour des réfugiés et partition – auront été démantelés.
D’autre part, en l’absence d’un projet politique capable de défendre cette lutte décoloniale, l’effondrement du cadre de la partition le 7 octobre a accéléré l’engagement d’Israël en faveur de la purification ethnique.
Il a également renforcé la croyance fasciste et ethno-tribale selon laquelle, en l’absence de partition, seuls les juifs peuvent exister en toute sécurité sur la terre de la Palestine colonisée, du Jourdain à la mer Méditerranée.
En d’autres termes, l’effondrement des possibilités de partition a peut-être jeté les bases d’une nouvelle Nakba plutôt que d’un avenir décolonial.
Le calcul politique du Hamas
Ce paradoxe explique en partie pourquoi l’offensive du Hamas a suscité du ressentiment, y compris chez certains Palestiniens, qui voient dans cette attaque le début d’une nouvelle crise pour leur lutte collective.
La possibilité imminente d’un nettoyage ethnique ne doit pas être sous-estimée, et le nombre stupéfiant de morts que subissent les civils à Gaza doit inciter chacun à réfléchir au coût énorme de l’opération du Hamas, même si la responsabilité première de cette violence incombe directement au régime colonial d’Israël.
Toutefois, une telle lecture donne une image erronée du calcul politique du Hamas.
Bien sûr, il est vrai que cette violence a été déclenchée à la suite de l’attaque du Hamas. Cependant, la réalité avant l’offensive était également meurtrière pour les Palestiniens, même si c’était dans une moindre mesure que ce qui s’est passé après le 7 octobre.
Il s’agissait d’une violence qui s’était normalisée et qui, sur le fond, avait le même objectif : tuer des Palestiniens en masse. La violence à laquelle nous avons assisté en 2023 n’est rien d’autre que le déchaînement d’une brutalité qui a toujours constitué le fondement de l’engagement d’Israël à l’égard des Palestiniens en général, et de ceux de Gaza en particulier.
Cette rupture était donc inévitable. L’endiguement du Hamas a été efficace, mais compte tenu de l’engagement du mouvement en faveur de la libération de la Palestine et de son refus catégorique de reconnaître l’État d’Israël, cet endiguement a toujours été susceptible d’être temporaire, à moins que des efforts sérieux ne soient déployés pour s’attaquer aux moteurs politiques qui sont au cœur de la lutte palestinienne pour la libération.
Avec une population croissante à Gaza et des lacunes en matière de gouvernance qui devenaient de plus en plus aiguës, l’espoir que le Hamas ne bouleverserait pas cette réalité – en particulier au fur et à mesure que l’impunité israélienne s’étendait – était à courte vue.
Ce dont le Hamas est responsable, et ce dont les Palestiniens doivent le tenir pour responsable, c’est de l’étendue de sa planification – ou de son absence de planification – pour le lendemain de l’attaque.
Avec les connaissances que le Hamas et d’autres ont accumulées au fil des ans, il ne fait aucun doute que l’offensive du mouvement se traduirait par un déchaînement de fureur contre les Palestiniens de la part de l’armée israélienne.
Le mouvement aurait dû être – et a peut-être été – préparé à la violence qui s’est déroulée par la suite à Gaza. Déterminer si son calcul a porté ses fruits, en dépit de cette perte tragique de vies humaines, est une question à laquelle les Palestiniens seront confrontés dans les années à venir.
Hypocrisie et culpabilité de l’Occident
Plutôt que de tenter de désamorcer l’assaut israélien sur Gaza, l’administration Biden n’a fait que jeter de l’huile sur le feu. Dans son premier discours après l’attaque, le président américain a qualifié le Hamas de « mal absolu », comparant son offensive à celle d’ISIS. I
l a également comparé le 7 octobre au 11 septembre et s’est référé à plusieurs reprises à des allégations de brutalité (largement discréditées depuis) pour agiter des tropes orientalistes et islamophobes dans le but de justifier la férocité de la réponse d’Israël.
Il est important de noter que les efforts visant à lier la résistance palestinienne sous toutes ses formes – pacifique ou armée – au terrorisme sont bien antérieurs à l’attaque du Hamas.
Au cours de la seconde Intifada, l’invocation du 11 septembre par Ariel Sharon a trouvé un auditoire réceptif au sein de l’administration Bush, qui en était aux premiers stades de l’élaboration de sa doctrine de « guerre contre la terreur ».
Au cours des mois qui ont suivi, Israël a déclenché des invasions militaires extrêmement destructrices contre des camps de réfugiés en Cisjordanie, au nom de la lutte contre le terrorisme.
Pendant ce temps, les médias occidentaux dominants et les espaces politiques continuent à manquer d’analyses nuancées et fondées sur la situation actuelle.
Au lieu de cela, un modèle cohérent de déshumanisation des Palestiniens a été si bien appliqué que tout effort visant à utiliser ces plateformes pour démanteler – ou simplement remettre en question – le système de domination d’Israël se heurte à des réactions perplexes et à une condamnation uniforme.
Selon cette lecture, le Hamas a agi de manière irrationnelle, les Palestiniens de Gaza étaient exploitables pour le mouvement en tant que boucliers humains, et le système colonial d’Israël dans son ensemble était inscrit dans la durée et calme avant le 7 octobre.
Ces réactions mettent surtout en évidence l’hypocrisie occidentale et le racisme anti-palestinien.
Ce qui est clair, c’est que les dirigeants occidentaux refusent délibérément de reconnaître l’attaque du Hamas pour ce qu’elle est : une démonstration sans précédent de violence anticoloniale.
L’opération du Déluge d’Al-Aqsa était une réponse inévitable à la provocation incessante et interminable d’Israël par le vol de terres, l’occupation militaire, le blocage et le siège, et le déni du droit fondamental de retourner dans sa patrie depuis plus de 75 ans.
Plutôt que de réaffirmer des analogies ahistoriques et de régurgiter des récits éculés, il est grand temps que la communauté internationale s’attaque à la véritable cause profonde de la violence dont nous sommes témoins : la colonisation et l’apartheid israéliens.
Pour limiter le sang qui sera versé lors de la remise en cause du système d’apartheid israélien, la communauté internationale, et en particulier l’Occident, doit d’abord admettre qu’elle a permis la mise en place d’un système politique ethnonationaliste qui a éviscéré les droits et la vie des Palestiniens.
Le monde doit se rendre à l’évidence que les revendications politiques des Palestiniens ne peuvent pas être effacées ou mises de côté sous la bannière globale mais peu convaincante de la lutte contre le terrorisme.
Plutôt que de tirer ces leçons, les décideurs politiques occidentaux semblent se contenter de servir de partenaires actifs dans l’actuelle campagne de nettoyage ethnique du régime israélien – la Nakba de ma génération.
Auteur : Tareq Baconi
* Tareq Baconi est analyste politique aux États-Unis pour le réseau al-Shabaka : The Palestinian Policy Network.Son livre, Hamas Contained [The Rise and Pacification of Palestinian Resistance] a été publié par Stanford University Press. Les écrits de Tareq ont été publiés dans la London Review of Books, la New York Review of Books, le Washington Post, entre autres, et il est un commentateur régulier dans les médias régionaux et internationaux. Il est l'éditeur de critiques de livres pour le Journal of Palestine Studies.Son compte Twitter.
26 novembre 2023 – Al-Shabaka – Traduction : Chronique de Palestine – Lotfallah