Le 12 avril, le gouvernement allemand a empêché le Dr Ghassan Abu-Sittah d’entrer dans le pays pour participer à une conférence à Berlin où il devait témoigner du génocide à Gaza. La veille, le 11 avril, M. Abu-Sittah avait pris ses fonctions de recteur de l’université de Glasgow dans le Bute Hall, après avoir été élu avec 80 % des voix. Voici la transcription du discours du Dr Abu-Sittah.
« Chaque génération doit, dans une relative opacité, découvrir sa mission, la remplir ou la trahir ». Frantz Fanon, Les damnés de la terre
Les étudiants de l’université de Glasgow ont décidé d’honorer, par leur vote, la mémoire des 52 000 Palestiniens tués. La mémoire des 14 000 enfants assassinés. Leur vote est un vote de solidarité avec les 17 000 enfants palestiniens orphelins, les 70 000 blessés – dont 50 % sont mineurs- et les 4 à 5 000 enfants amputés.
Ils ont voté pour exprimer leur solidarité avec les étudiants et les enseignants des 360 écoles détruites et des 12 universités entièrement rasées. Pour exprimer leur solidarité avec Dima Alhaj, une ancienne élève de l’université de Glasgow, assassinée avec son bébé ainsi que toute sa famille, et honorer leur mémoire.
Au début du XXe siècle, Lénine avait prédit qu’aucun véritable changement révolutionnaire ne pourrait advenir en Europe occidentale sans un étroit contact des mouvements révolutionnaires avec les mouvements de lutte contre l’impérialisme et les pays colonisés et esclavagisés.
Les étudiants de l’université de Glasgow ont compris ce que nous perdons lorsque nous nous engageons dans des politiques inhumaines. Ils ont également compris que ce qui fait l’importance et la spécificité de Gaza, c’est qu’il s’agit d’un laboratoire dans lequel le capital mondial mène des expériences sur la gestion des populations excédentaires.
Ils se sont montrés solidaires de Gaza et de son peuple parce qu’ils ont compris que les armes que Benjamin Netanyahu utilise aujourd’hui seront utilisées demain par Narendra Modi. Les quadcopters et les drones armés de pointe – utilisés de manière si diabolique et efficace à Gaza qu’une nuit, à l’hôpital Al-Ahli, nous avons accueilli plus de 30 civils blessés devant notre hôpital par ces drones – utilisés aujourd’hui à Gaza seront utilisés demain à Mumbai, à Nairobi et à Sao Paulo.
Enfin, comme le logiciel de reconnaissance faciale développé par les Israéliens, ils arriveront à Easterhouse et Springburn.
Alors, en réalité, pour qui ces étudiants ont-ils voté ? Je m’appelle Ghassan Solieman Hussain Dahashan Saqer Dahashan Ahmed Mahmoud Abu-Sittah et, à la différence de tous ceux qui m’ont précédé, je ne suis pas né en Palestine. Mon père et tous mes ancêtres sont nés en Palestine, un pays qui a été donné à d’autres par l’un des anciens recteurs de l’université de Glasgow.
Trois décennies avant qu’il n’annonce, dans sa déclaration de quarante-six mots, le soutien du gouvernement britannique à la colonisation de la Palestine, Arthur Balfour avait été nommé recteur de l’université de Glasgow. « Un examen du monde… nous révèle qu’il existe encore un grand nombre de communautés sauvages, apparemment à un stade de culture pas très différent de celui des hommes préhistoriques », a déclaré Balfour lors de son discours de recteur en 1891. Seize ans plus tard, cet antisémite a fait voter l’Aliens Act de 1905 pour empêcher les juifs fuyant les pogroms d’Europe de l’Est de se réfugier au Royaume-Uni.
En 1920, mon grand-père Sheikh Hussain a construit une école avec ses propres fonds dans le petit village où vivait ma famille. C’est là qu’il a jeté les bases d’une tradition familiale qui plaçait l’éducation au cœur de notre vie.
Le 15 mai 1948, les forces de la Haganah, qui procédaient au nettoyage ethnique de la région, ont chassé ma famille qui vivait sur ces terres depuis des générations. Elle s’est réfugiée dans la bande de Gaza, dans le camp de réfugiés de Khan Younis, aujourd’hui réduit en ruines.
Mon oncle a retrouvé les Mémoires de l’officier de la Haganah qui a chassé mon grand-père de chez lui. Il y note avec incrédulité que la maison était remplie de livres et contenait un certificat de licence en droit de l’université du Caire, au nom de mon grand-père.
L’année qui suivi la Nakba, mon père a obtenu son diplôme de médecine à l’université du Caire et est retourné à Gaza pour travailler à l’UNRWA dans les nouvelles cliniques. Mais comme beaucoup de gens de sa génération, il a déménagé dans le Golfe pour participer à la mise en place du système de santé dans ces pays.
En 1963, il est arrivé à Glasgow pour y suivre une formation postuniversitaire en pédiatrie et il est tombé amoureux de la ville et de ses habitants.
C’est ainsi qu’en 1988, je suis entré comme étudiant de médecine à la faculté de Glasgow et que j’ai découvert le pouvoir de la médecine. Je me suis rendu compte qu’une carrière en médecine vous place au cœur de la vie des gens, et que, si vous êtes équipé des bonnes lunettes politiques, sociologiques et économiques, vous pouvez comprendre la façon dont la vie des gens est modelée, et souvent déformée, par des forces politiques qui échappent à leur contrôle.
C’est à Glasgow que j’ai compris pour la première fois la signification de la solidarité internationale. À l’époque, Glasgow comptait de nombreux groupes qui promouvaient la solidarité avec le Salvador, le Nicaragua et la Palestine. Le conseil municipal de Glasgow a été l’un des premiers à se jumeler avec des villes de Cisjordanie et l’université de Glasgow a créé sa première bourse pour les victimes du massacre de Sabra et Shatila.
C’est vraiment pendant mes années à Glasgow que mon parcours de chirurgien de guerre a commencé, d’abord en tant qu’étudiant lorsque je me suis rendu à la première guerre américaine en Irak en 1991, puis avec Mike Holmes au Sud-Liban en 1993, puis avec ma femme à Gaza pendant la deuxième Intifada, puis des guerres menées par les Israéliens contre Gaza en 2009, 2012, 2014 et 2021, à la guerre de Mossoul dans le nord de l’Irak, à Damas pendant la guerre syrienne et à la guerre du Yémen.
Mais ce n’est que le 9 octobre que je suis arrivé à Gaza où le génocide avait commencé.
Il n’y a aucune comparaison entre ce que j’ai vu à Gaza et les guerres que j’ai vues précédemment. Il y a autant de différence entre les deux qu’entre une inondation et un tsunami. Pendant 43 jours, j’ai vu les machines à tuer déchiqueter les vies et les corps des Palestiniens de la bande de Gaza, dont la moitié étaient des enfants.
Quand je suis revenu à Glasgow, les étudiants de l’université de Glasgow m’ont demandé de me présenter aux élections de recteur. Et peu de temps après, un de ceux que Balfour avait qualifié de sauvages a remporté l’élection.
Qu’avons-nous donc appris du génocide et sur le génocide au cours des six derniers mois ? Nous avons appris que la destruction de l’éducation, l’élimination d’établissements d’enseignement entiers, tant au niveau des infrastructures que des ressources humaines, est un élément essentiel du génocide d’un peuple.
Douze universités complètement rasées, 400 écoles détruites, 6 000 étudiants et 230 enseignants tués, 100 professeurs et doyens et deux présidents d’université tués également.
Nous avons également appris, et, personnellement, j’ai fait cette découverte après avoir quitté Gaza, que le projet génocidaire est un iceberg dont Israël n’est que la pointe. Le reste de l’iceberg est constitué d’une sorte d’axe génocidaire, comprenant les États-Unis, le Royaume-Uni, l’Allemagne, l’Australie, le Canada et la France… des pays qui ont toujours soutenu Israël en lui envoyant des armes – et qui continuent à lui donner des armes et un soutien politique inconditionnel pour l’aider à parachever son génocide.
Il ne faut pas se laisser abuser par les prétentions hypocrites des États-Unis d’humaniser le génocide, qui reviennent à tuer des gens tout en leur larguant de l’aide alimentaire par parachute.
J’ai également découvert qu’une partie de l’iceberg génocidaire est constituée de ceux qui laissent faire le génocide. Des petites gens, hommes et femmes, dans tous les domaines de la vie, dans toutes les institutions. Ces facilitateurs de génocide sont de trois types.
- Les premiers sont ceux qui à force de racialiser et chosifier les Palestiniens sont devenus incapables de ressentir quoi que ce soit pour les 14 000 enfants qui ont été tués, comme si les enfants palestiniens ne méritaient pas d’être pleurés. Si Israël avait tué 14 000 chiots ou chatons, ils auraient certainement été choqués par sa barbarie.
- Le deuxième groupe est constitué de ceux dont Hannah Arendt a dit, dans « La banalité du mal », que « leur seule motivation est leur insatiable désir d’avancement ».
- Le troisième groupe est celui des apathiques. Comme le dit Hannah Arendt, « le mal se nourrit de l’apathie et ne peut exister sans elle ».
En avril 1915, un an après le début de la Première Guerre mondiale, Rosa Luxembourg écrivait à propos de la société bourgeoise allemande. « Violée, déshonorée, pataugeant dans le sang… la bête enragée, le sabbat des sorcières de l’anarchie, un fléau pour la culture et l’humanité ». Ceux d’entre nous qui ont vu ce que les armes de guerre font au corps d’un enfant, entendu leur fracas et respiré l’odeur de la mort, ceux d’entre nous qui ont amputé les membres d’enfants blessés ne peuvent qu’éprouver le plus grand mépris pour tous ceux qui sont impliqués dans la fabrication, la conception et la vente de ces instruments de destruction.
L’objectif de la fabrication d’armes est de détruire la vie et de ravager la nature. Dans l’industrie de l’armement, les profits augmentent non seulement grâce aux ressources pillées par la guerre, mais aussi grâce à la destruction de la vie, tant humaine qu’environnementale.
L’idée qu’il puise exister une paix ou un monde encore sain alors que le capital croît par la guerre est ridicule. Ni le commerce des armes ni celui des combustibles fossiles ne devraient avoir une place à l’université.
Alors, quel est leur plan, à ce « sauvage » et à ses complices ?
Nous ferons campagne pour le désinvestissement de la fabrication d’armes et de l’industrie des combustibles fossiles dans cette université, afin de réduire les risques pour l’université à la suite de l’arrêt de la Cour internationale de justice – selon lequel il s’agit vraisemblablement d’une guerre génocidaire – et de l’action en justice intentée contre l’Allemagne par le Nicaragua pour complicité de génocide.
Nous utiliserons les profits réalisés grâce au génocide, le prix du sang, pour créer un fonds d’aide à la reconstruction des institutions universitaires palestiniennes. Ce fonds sera au nom de Dima Alhaj et en mémoire d’une vie fauchée par ce génocide.
Nous formerons une coalition d’étudiants, de groupes de la société civile et de syndicats pour faire de l’université de Glasgow un campus exempt de violence sexiste.
Nous ferons campagne pour trouver des solutions concrètes afin de mettre fin à la pauvreté des étudiants à l’université de Glasgow et pour fournir des logements abordables à tous les étudiants.
Nous ferons campagne pour le boycott de toutes les institutions universitaires israéliennes qui sont passées de la complicité à l’apartheid et du rejet des étudiants palestiniens au génocide et au nihilisme. Nous ferons campagne pour une nouvelle définition de l’antisémitisme qui ne confonde pas l’antisionisme et le colonialisme génocidaire anti-israélien avec l’antisémitisme.
Nous lutterons avec toutes les autres communautés et les communautés racialisées, y compris la communauté juive, la communauté rom, les musulmans, les Noirs et tous les groupes racialisés, contre l’ennemi commun d’une forme de fascisme de droite en pleine ascension, aujourd’hui blanchie de ses racines antisémites par un gouvernement israélien en échange de son soutien à l’élimination du peuple palestinien.
Pas plus tard que cette semaine, nous avons vu comment une institution financée par le gouvernement allemand a censuré une intellectuelle et philosophe juive, Nancy Fraser, en raison de son soutien au peuple palestinien. Il y a plus d’un an, nous avons vu le parti travailliste suspendre Moshé Machover, un militant juif antisioniste, pour antisémitisme.
Dans l’avion, j’ai eu la chance de lire « We Are Free to Change the World » (Nous sommes libres de changer le monde) de Lyndsey Stonebridge. En voilà une citation : « C’est lorsque l’expérience de l’impuissance est la plus aiguë, lorsque l’histoire semble la plus sombre, que la détermination à penser comme un être humain, de manière créative, courageuse et pointue, est la plus importante ».
Il y a 90 ans, dans son « Chant de solidarité », Bertolt Brecht demandait : « À qui appartient l’avenir ? Et à qui appartient le monde ? »
Eh bien, je lui réponds, je vous réponds et je réponds aux étudiants de l’université de Glasgow : C’est à vous de vous battre pour ce monde. C’est votre avenir qu’il faut construire. Pour nous, pour nous tous, la résistance au génocide consiste aussi à parler de demain, à Gaza. Demain est à nous. Demain, Gaza se relèvera de ses blessures. Demain verra notre victoire.
En 1984, lorsque l’université de Glasgow a fait de Winnie Mandela son recteur, dans les jours les plus sombres du régime d’apartheid brutal de P. W. Botha, soutenu par Margaret Thatcher et Ronald Reagan, personne n’aurait pu imaginer que, 40 ans plus tard, des hommes et des femmes sud-africains viendraient devant la Cour internationale de justice défendre le droit à la vie du peuple palestinien en tant que citoyens libres d’une nation libre.
L’un des objectifs de ce génocide est de nous noyer dans notre propre chagrin. À titre personnel, je tiens à ménager ici un espace pour que ma famille et moi-même puissions faire le deuil de nos proches. Je dédie ce témoignage à la mémoire de notre bien-aimé Abdelminim, tué à 74 ans, le jour de son anniversaire.
Je le dédie à la mémoire de mon collègue, le Dr Midhat Saidam, qui est sorti pendant une demi-heure pour reconduire sa sœur chez elle, afin qu’elle soit en sécurité avec ses enfants, et qui n’est jamais revenu.
Je le dédie à mon ami et collègue le Dr Ahmad Makadmeh qui a été assassiné par l’armée israélienne à l’hôpital Shifa il y a un peu plus de 10 jours avec sa femme.
Je le dédie au toujours aimable Dr Haitham Abu-Hani, chef du service des urgences de l’hôpital Shifa, qui m’accueillait invariablement avec un sourire et une tape sur l’épaule. Mais surtout, je le dédie à notre pays.
Pour reprendre les mots du célèbre Mahmoud Darwish,
« À notre terre, et c’est la rançon de la guerre,
la liberté de mourir de douleur, consumée par le feu,
et notre terre, dans sa nuit ensanglantée,
est un joyau qui brille de loin en loin
et illumine le monde…
Quant à nous, à l’intérieur,
nous étouffons de plus en plus ! »
C’est pourquoi je voudrais terminer sur une note d’espoir. Pour reprendre les mots de l’immortel Bobby Sands, « Notre revanche sera le rire de nos enfants ».
HASTA LA VICTORIA SIEMPRE !
Auteur : Ghassan Abu-Sittah
* Ghassan Abu-Sittah est un professeur agrégé de chirurgie britannico-palestinien et un chirurgien plasticien et reconstructeur. Il a fait ses études de médecine à l'université de Glasgow, au Royaume-Uni, et son internat de troisième cycle à Londres. Il a ensuite bénéficié de trois bourses : Chirurgie craniofaciale pédiatrique au Great Ormond Street Hospital for Sick Kids (GOS), chirurgie des fentes au GOS et un autre stage en reconstruction traumatique au Royal London Hospital. Il a publié de nombreux ouvrages sur les conséquences sanitaires des conflits prolongés et sur les blessures de guerre, dont un manuel médical intitulé « Reconstructing the War Injured Patient » (Reconstruire le patient blessé par la guerre) et un livre à paraître intitulé « Treating the War Injured Child » (Traiter l'enfant blessé par la guerre). Il a travaillé comme chirurgien de guerre au Yémen, en Irak, en Syrie, au Sud-Liban et pendant les quatre guerres dans la bande de Gaza. Son travail a été présenté par de nombreux journaux et médias, notamment Le Monde, The Independent, Telegraph, BBC et CNN.
12 avril 2024 – Mondoweiss – Traduction : Chronique de Palestine – Dominique Muselet