La dictature saoudienne ferait bien de ne pas sous-estimer les moyens militaires des Yéménites

Des drones sont exposés lors d'une exposition dans un lieu non identifié au Yémen

Par Patrick Cockburn

L’attaque de drones sur l’Arabie saoudite – qui a entraîné une forte réduction de sa production de pétrole – pourrait être un signe d’une réévaluation des règles du jeu lors des guerres à venir entre pays riches et pays pauvres, écrit Patrick Cockburn.

L’Arabie saoudite a toujours sous-estimé les capacités militaires des Houthis au Yémen. En mars 2015, le ministre saoudien de la Défense, Mohammed bin Salman, nommé plus tard prince héritier, a lancé une campagne de bombardement qui se voulait rapide et décisive au Yémen, visant à chasser les Houthis – une campagne toujours en cours quatre ans et demi plus tard.

Les Saoudiens ont évidemment été surpris par la capacité des Houthis à utiliser un drone à longue distance, car les drones dépendent du système GPS pour localiser leur cible. Les signaux peuvent en être bloquées, explique un spécialiste de la guerre des drones – qui ne voulait pas être nommé – mais les Saoudiens n’ont pas réussi à le faire à Abqaiq et Khurais – les sites des attaques sans précédent de samedi – malgré leur importance cruciale pour l’industrie pétrolière saoudienne.

La compétence militaire des Houthi est le fruit d’une guerre qui dure. Les Saoudiens ont soutenu toutes ces dernières années le “gouvernement” yéménite dans six guerres distinctes contre les tribus houthies du nord du Yémen, qui pratiquent une variante de l’islam chiite connu sous le nom de zaidisme. Les forces de la coalition n’ont pas réussi à vaincre les Houthis, mais les guerres ont permis à leurs combattants d’acquérir une considérable expérience militaire.

Bien qu’ils aient été la cible d’une campagne de bombardement prolongée de la part de l’Arabie, les Houthis se sont battus pour que leurs opposants bien mieux équipés et mieux financés finissent par s’enliser. La coalition saoudienne a été affaiblie au cours de la dernière année par son principal allié dans les pays du Golfe, les Émirats arabes unis, qui ont retiré une grande partie de leurs troupes du Yémen.

Le Yémen est depuis longtemps l’un des plus grands bazars du monde et le commerce des armes est l’un des rares éléments de l’économie yéménite à prospérer. Même avant le début de la guerre actuelle, on estimait qu’il y avait en moyenne trois armes pour chaque yéménite (la population actuelle du Yémen est de 28 millions).

Au début de la guerre, des Yéménites bien informés ont déclaré que l’Iran ne fournissait pas d’armes directement aux Houthis, mais leur donnait gratuitement des produits dérivés du pétrole vendus ensuite à l’étranger sur le marché libre – et que cet argent était utilisé pour acheter des armes et les transporter à l’intérieur du Yémen. Les sanctions américaines sur l’Iran pourraient rendre ce processus plus compliqué.

Le secrétaire d’État américain Mike Pompeo a déclaré que l’Iran était certainement à l’origine de l’attaque par drone sur Abqaiq et Khurais, mais il n’a produit aucune preuve concluante pour étayer ses affirmations. Si cela était vrai, cela irait à l’encontre de la pratique iranienne au Liban et en Irak, où l’Iran agit par l’intermédiaire d’alliés locaux comme le Hezbollah, mais sans commandement ni contrôle directs. Cette distance a aidé les Iraniens à conserver une certaine crédibilité.

Les Houthis utilisent – contre l’Arabie saoudite – des drones et des missiles sol-sol depuis plusieurs années, avec un succès grandissant. Les systèmes de propulsion ou l’expertise technique des Iraniens jouent probablement un rôle, mais les drones ne constituent pas un équipement très sophistiqué comme un chasseur à réaction ou un bombardier moderne. Les drones précédemment utilisés par les Houthis avaient souvent une autonomie de 100 km, ce qui était beaucoup trop limité pour frapper l’infrastructure saoudienne, à moins que cette autonomie ait depuis été allongée.

Tout en revendiquant ces attaques, les Houthis ont déclaré avoir reçu de l’aide de l’intérieur de l’Arabie saoudite, ce qui pourrait impliquer, si cela est vrai, que les drones ont été lancés de près, à l’intérieur du royaume.

Les installations pétrolières ciblées sont situées dans la province orientale, à l’instar de nombreux membres de la minorité chiite d’Arabie saoudite, qui compte 2 à 3 millions de personnes. Leur persécution s’est intensifiée avec l’exécution en masse de manifestants emprisonnés plus tôt cette année. Il est tout à fait imaginable que certains chiites soient disposés à coopérer avec les Houthis.

Il pourrait aussi s’agir d’une revanche directe des Houthis : le 31 août, la coalition saoudienne a lancé son attaque aérienne la plus meurtrière au Yémen depuis 2015, au cours de laquelle 156 civils ont été tués et 50 autres blessés lors d’une frappe aérienne à Dhamar. Sombre ironie, beaucoup de ceux qui ont été tués étaient des prisonniers anti-houthistes incarcérés dans une prison tenue par les Houthis.

Le nombre total de morts au Yémen depuis 2015 a atteint 91 000 en juin de cette année, selon une étude réalisée par le Armed Conflict Location & Event Data Project (Acled). La coalition dirigée par l’Arabie saoudite et ses alliés sont responsables de la mort de plus de 8 000 des 11 700 civils directement visés, selon le groupe.

Les États-Unis ont été les premiers à utiliser des drones au Yémen après le 11 septembre, en se servant de ce type d’avion pour attaquer des cibles présumées d’Al-Qaïda, bien qu’il ait été clairement démontré que ces drones frappaient fréquemment des cibles civiles telles que des mariages dans les tribus.

L’attaque dévastatrice contre les installations pétrolières saoudiennes est un gouffre pour les futures guerres entre pays riches et pays pauvres, car un drone très efficace peut coûter 15 000 dollars, tandis que l’Arabie saoudite a dépensé 67,6 milliards de dollars en armes rien que l’an passé.

Patrick Cockburn * Patrick Cockburn est un journaliste de The Independent spécialisé dans l’analyse de l’Irak, la Syrie et les guerres au Moyen-Orient. Il est l’auteur de Muqtada Al-Sadr, the Shia Revival, and the Struggle for Iraq et de Age of Jihad: Islamic State and the Great War for the Middle East.


17 septembre 2019 – The Independent – Traduction : Chronique de Palestine