Par Jamal Elshayyal
C’était une nuit que je n’oublierai jamais. Une expérience qui a renforcé en moi ce que doit être la principale mission du journaliste, mais qui m’a aussi rappelé dans quel monde injuste nous vivons. Dix ans plus tard, le besoin d’une presse libre est encore plus impératif, et l’injustice du monde est encore plus évidente.
J’étais à bord du Mavi Marmara, le navire de tête d’une flottille de navires transportant de l’aide humanitaire à la bande de Gaza assiégée illégalement (selon le droit international). C’était une véritable épopée, plus de 600 militants humanitaires, responsables politiques et médecins de 40 nations différentes avaient rassemblé cette flotte pour livrer à la population de Gaza des produits comme des couveuses pour bébés et des médicaments.
Les précédentes tentatives pour briser le blocus imposé par Israël par la mer avaient échoué, mais elles avaient été faites par de petits bateaux transportant une poignée de passagers. Cette fois-ci c’était différent. Il s’agissait d’une campagne coordonnée au niveau international pour faire la lumière sur le sort des Palestiniens du territoire de Gaza, que l’ONU avait qualifié de “plus grande prison à ciel ouvert du monde”.
La question que tout le monde se posait était de savoir si Israël allait céder à la pression internationale et laisser entrer l’aide, ou s’il allait mettre sa menace à exécution et stopper “à n’importe quel prix” les bateaux, comme l’avait si scandaleusement annoncé son ministre des affaires étrangères de l’époque, Avigdor Lieberman.
Une aube mortelle
Vers 4 heures du matin le 31 mai 2010, nous avons eu notre réponse. Malgré le fait que les militants de la paix en charge de la flottille aient changé le cap des navires et soient restés dans les eaux internationales, les commandos israéliens à bord d’hélicoptères et de vedettes rapides et soutenus au loin par un énorme navire de guerre, ont attaqué… Pendant que de nombreux passagers priaient, de fortes détonations de grenades assourdissantes, des bombes lacrymogènes et des balles réelles ont rempli l’air. En un instant, ce qui était une nuit paisible au milieu de la Méditerranée, s’est transformé en une aube de mort et d’horreur.
Huit ressortissants turcs et un ressortissant turc américain ont été tués par balle pendant l’assaut du bateau, et un autre ressortissant turc a succombé à ses blessures par la suite. Des dizaines d’autres personnes ont été blessées.
C’était mon premier grand reportage pour Al Jazeera, la première fois que j’ai vu quelqu’un se faire tirer dessus et tuer devant moi. C’était un collègue journaliste et il a été tué d’une balle dans la tête alors qu’il était en train de prendre des photos de l’attaque, en essayant de documenter ce qui se passait. Lorsqu’il est tombé à terre, une partie de son sang a recouvert mes chaussures. C’était un moment surréaliste, je suis encore choqué par la façon dont j’ai pu me retourner et faire face à la caméra pour rapporter sa mort.
Je n’ai revécu les instants de sa mort que quelques jours plus tard, alors que j’étais assis dans une cellule israélienne après avoir été illégalement détenu avec les autres journalistes.
J’ai écrit un bref compte-rendu de ce qui s’est passé cette nuit-là, peu après notre sortie de prison, en me concentrant sur la chronologie de ce qui s’est déroulé. Mais dix ans plus tard, je me retrouve à raconter certains des incidents les plus chargés en émotion dont j’ai été témoin. Comme l’impuissance sur le visage des médecins qui se battaient en vain pour sauver la vie de trois passagers abattus par les Israéliens, mais en sachant pertinemment qu’ils ne pourraient pas le faire parce qu’ils n’avaient pas l’équipement nécessaire. Ou l’altruisme de l’organisateur de la flottille qui a enlevé sa chemise blanche et l’a utilisée comme drapeau, se tenant devant les commandos israéliens pour leur demander de cesser de tuer les passagers. Ou le vieil homme palestinien qui avait été expulsé de sa maison en 1948 alors qu’il était un petit garçon et qui rêvait de retourner dans sa mère patrie, que je regardais pleurer en réalisant que son rêve pourrait ne jamais devenir réalité.
Le pouvoir de demander des comptes
Mon travail à l’époque consistait à rendre compte de ces faits de manière honnête et précise, et je crois que c’est ce qui a provoqué la colère des autorités israéliennes qui ont fini par me traiter plus mal pendant ma détention que les autres journalistes. Le gouvernement israélien de l’époque a tenté de justifier son agression contre la flottille humanitaire non armée en prétendant que les passagers étaient armés et en affirmant même que le bateau était entré en territoire israélien.
Ils auraient probablement pu convaincre le monde avec leur récit, si des journalistes comme moi n’avaient pas été à bord et n’avaient pas pu transmettre des preuves vidéo montrant non seulement qu’il n’y avait pas d’armes à bord, mais aussi que nous étions au moment de l’attaque dans les eaux internationales. C’est la partie qui a renforcé en moi l’idée de l’importance du journalisme – pour donner l’assurance que les choses soient toujours bien claires et que ceux qui sont au pouvoir ne puissent pas à réécrire les livres d’histoire.
La question est cependant de savoir à quoi cela sert de rétablir les faits si des innocents sont toujours tués, si les meurtriers ne sont pas punis et si les journalistes qui documentent ces faits sont pris pour cible.
Je ne suis pas sûr d’avoir une réponse convaincante à cette question, car au cours des dix dernières années, les alliés d’Israël ont utilisé leur droit de veto aux Nations unies pour empêcher la puissance occupante d’être confrontée à la justice, la Cour pénale internationale n’a pas poursuivi ceux qui ont ordonné ou perpétré des meurtres en haute mer, et les gouvernements qui prétendent défendre les idéaux de liberté et de droits de l’homme n’ont rien fait pour que justice soit rendue. Par conséquent, du point de vue d’un journaliste, cela a conduit à ce que mes collègues ne soient pas seulement détenus illégalement par Israël comme je l’ai été, mais aussi à ce que sept d’entre eux soient tués depuis cette date.
Lorsque je repense à cette nuit historique et que je réfléchis à ce qui a changé depuis – alors que je suis en colère que justice n’ait pas été rendue et que, à bien des égards, le monde s’est encore plus accoutumé au meurtre de personnes innocentes – je suis convaincu que si nous avons une chance de rendre notre réalité un peu moins injuste, nous devons protéger les journalistes et l’idée même de presse libre. Car même si les victimes n’auront peut-être jamais gain de cause devant un tribunal, le public pourra au moins se faire une opinion après avoir vu des preuves incontestables sur leurs écrans et dans leurs fils d’information.
1e juin 2020 – Al-Jazeera – Traduction : Chronique de Palestine