Par Gideon Levy
Cette image devrait hanter chaque Israélien, où qu’il aille. Les hanter, perturber leur sommeil, torturer leur conscience, détruire leur tranquillité d’esprit.
Une masse de personnes se pressant devant la chambre de commerce du camp de réfugiés de Jabalya, dans une tentative désespérée d’obtenir un permis de travail en Israël… Il faut voir les expressions, les yeux fatigués, la barbes naissante, les supplications, le désespoir sur le visage de chaque personne dans la file, qui se bat pour sa vie et son gagne-pain.
Les papiers qu’ils brandissent, comme s’ils allaient les aider à réaliser leur rêve. Les mains tendues, comme si le bras plus long de quelqu’un allait l’aider à atteindre son rêve. Mais c’est le long bras d’Israël qui “gratifie” tous ces gens de tous ces maux.
Pendant des décennies, Israël a abusé d’eux, de leurs parents et de leurs enfants. Il n’y a pas d’endroit comme Gaza pour raconter cette histoire du mal, depuis l’expulsion et la fuite en 1948, en passant par les actions de représailles et les invasions, jusqu’à ce siège vieux de 15 ans. C’est le véritable long bras d’Israël, qui façonne son profil moral.
Chaque homme regarde dans une direction différente, à gauche, à droite ou vers le ciel – d’où peut venir son aide, peut-être. L’écrasement est terrible. La photographie rappelle les expéditions de bétail vivant vers Israël. La tristesse dans les yeux de ces personnes sans défense et le choc qu’elles suscitent sont si semblables, les veaux et les personnes… Ici, ce sont des personnes n’ayant plus de dignité. Israël les a dépouillés des derniers vestiges de leur dignité.
Jack Khoury a rapporté que certains sont prêts à travailler 12 heures par jour pour 20 shekels [6,20 $], et pour ce “privilège”, ils se serrent comme des bêtes. La guerre porte sur les 3000 permis qu’Israël a si “gracieusement” offerts. Au moins 300 000 demandeurs d’emploi sont en compétition pour 3000 permis. Un sur cent pourrait l’emporter.
Dans un territoire où le chômage atteint 48% en moyenne générale et 66% chez les jeunes adultes, le respect de soi a été perdu. Comme il serait facile de rendre à ces malheureux leur dignité et leurs moyens de subsistance. Ouvrez la bande de Gaza, reconnectez-la à la Cisjordanie et permettez à ces personnes de travailler en Israël, qui importe des travailleurs depuis la Chine.
Jusqu’en l’an 2000, environ un demi-million de travailleurs sont entrés en Israël depuis Gaza chaque mois. Certains ont grandi ici, entre les marchés Carmel et Hatikva de Tel Aviv, se sont liés d’amitié avec des Israéliens et ont construit leur vie dans ce qui était autrefois le pays de leurs parents.
Les plus belles images de leur vie étaient tristement similaires : eux aussi s’entassaient au poste de contrôle d’Erez, en pleine nuit, pour se rendre au travail en Israël, et au retour, ils se tenaient comme des spectres sur le bord de la route, portant leur bric-à-brac. C’était leurs meilleures heures. Il y avait de l’espoir. Nous étions consternés par leurs conditions de vie, de les voir dormir dans des entrepôts et se presser aux barrages militaires. Pour eux, c’était le meilleur des temps, qui n’est pas revenu depuis 20 ans.
Selon les chiffres de Gisha, une association israélienne à but non lucratif dédiée à la liberté de mouvement des Palestiniens, en 2019, quelque 15 000 personnes étaient encore autorisées à entrer en Israël. Seuls 6% de ce nombre sont autorisés aujourd’hui, sous couvert de restrictions COVID-19.
En d’autres termes : la prison… Les permissions de sortie des prisons israéliennes sont elles-mêmes plus fréquentes. Soixante-dix pour cent des habitants de Gaza dépendent de l’aide humanitaire, dans un endroit qu’une étude des Nations unies d’il y a deux ans déclarait impropre à l’habitation humaine.
Comment pouvons-nous dormir la nuit avec tout ça ? Cette misère est sur nos mains. Et s’il vous plaît, ne commencez pas avec le Hamas et les roquettes… Gaza est un territoire occupé. Israël est responsable de son sort. Gaza est la poubelle d’Israël, et celle de l’Égypte à un moindre degré. Gaza est la terre des réfugiés qui ont fui ou ont été expulsés du pays à cause d’Israël.
Israël porte une énorme responsabilité quant à leur sort.
Une photographie différente a été publiée dans TheMarker vendredi : elle montre elle aussi une masse de personnes, mais celles-ci font des signes et sourient à l’appareil photo. A une heure de route de Jabalya, les employés israéliens de Moon Active, la société dont le Coin Master, un jeu mobile “facile et addictif”, est devenu une affaire à succès rapportant des milliards de dollars.
Et comment la société Moon Active a-t-elle connu une telle réussite ? “En produisant un sentiment de quasi-victoire qui produit un énorme frisson, menant finalement à l’addiction”.
Auteur : Gideon Levy
* Gidéon Lévy, né en 1955, à Tel-Aviv, est journaliste israélien et membre de la direction du quotidien Ha’aretz. Il vit dans les territoires palestiniens sous occupation. Gideon Levy a obtenu le prix Euro-Med Journalist en 2008, le prix Leipzig Freedom en 2001, le prix Israeli Journalists’ Union en 1997, et le prix de l’Association of Human Rights in Israel en 1996.Il est l’auteur du livre The Punishment of Gaza, qui a été traduit en français : Gaza, articles pour Haaretz, 2006-2009, La Fabrique, 2009. Son compte Twitter.
10 octobre 2021 – Haaretz – Traduction : Chronique de Palestine