Par Jonathan Cook
Un sniper israélien a abattu la journaliste d’Al-Jazeera, selon quatre agences de presse américaines. Mais la seule enquête dont l’administration Biden tiendra compte est une enquête israélienne.
Le New York Times a publié cette semaine les conclusions de son enquête sur le meurtre de la journaliste américano-palestinienne Shireen Abu Akleh.
C’est quatrième plus grand organe de presse américain qui examine en détail ce qui est arrivé à Abu Akleh lors d’un raid de l’armée israélienne dans la ville palestinienne de Jénine le mois dernier.
Selon le New York Times, il est très probable qu’elle a été tuée par un tireur d’élite israélien, ce qui confirme les conclusions d’enquêtes antérieures menées par l’Associated Press, CNN et le Washington Post. Comme les autres médias, le Times a fondé ses conclusions sur des séquences vidéo, des témoignages et des analyses acoustiques.
« La balle qui a tué Mme Abu Akleh a été tirée depuis l’endroit où se trouvait le convoi militaire israélien [à Jénine], très probablement par un soldat d’une unité d’élite », a conclu le Times. Au total, 16 coups de feu ont été tirés sur le groupe de journalistes dont faisait partie Mme Abu Akleh.
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Le mois dernier, CNN a déclaré que les preuves qu’il avait découvertes suggéraient que la journaliste chevronnée d’Al Jazeera avait été tuée dans une « attaque ciblée par les forces israéliennes ».
Des conclusions similaires ont été tirées par les groupes de défense des droits de l’homme qui ont étudié les preuves, notamment B’Tselem, l’organisme de surveillance de l’occupation qui est respecté en Israël.
Un coup dur
Ces enquêtes constituent un coup dur pour Israël, car elles émanent d’organes médiatiques réputés qui sont généralement considérés comme très favorables à Israël et pas du tout aux Palestiniens.
Elles ont permis de maintenir l’assassinat du journaliste à la une des journaux, alors qu’Israël espérait que l’intérêt s’estomperait rapidement – comme c’est le cas de l’écrasante majorité des décès de Palestiniens.
Les enquêtes ont rendu beaucoup plus difficile pour Israël d’occulter à la fois sa responsabilité dans le meurtre d’Abu Akleh et l’intention qui le sous-tend. La balle qui l’a tué a été tirée dans le but évident de l’exécuter, car elle a atteint la zone étroite de chair exposée entre son casque et un gilet pare-balles marqué « Presse ».
Les différentes enquêtes ont mis en évidence, une fois de plus, le manque de volonté d’Israël de demander des comptes à ses soldats pour les crimes qu’ils commettent contre les Palestiniens.
Israël a multiplié les contorsions pour justifier de son incapacité à identifier le coupable. Il a d’abord refusé d’enquêter, affirmant qu’un tireur palestinien, et non un de ses soldats, avait abattu Abu Akleh pendant le raid militaire.
Toutes les enquêtes des médias montrent que c’est faux.
Puis Israël a suggéré que la journaliste avait été touchée par les tirs de réponse d’un soldat israélien sur lequel des Palestiniens avaient tiré. Mais toutes les enquêtes ont montré que les combattants palestiniens n’étaient pas à proximité d’Abu Akleh lorsqu’elle a été touchée. En revanche, elle était clairement visible pour une unité de soldats israéliens.
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Plus récemment, Israël a tenté de rejeter sa responsabilité sur l’Autorité palestinienne, qui selon l’Etat hébreu aurait refusé de coopérer, ne leur aurait pas remis la balle qui a tué Abu Akleh ni accepté de mener une enquête conjointe. Comme toujours, Israël se comporte comme si c’était le suspect du crime qui devait superviser l’enquête.
L’Autorité palestinienne a raison de rejeter les demandes de coopération, et de dénoncer leur mauvaise foi. Israël exploiterait toute enquête conjointe pour concocter “un nouveau mensonge, un nouveau récit”, observe l’AP.
Une question pertinente
En réalité, Israël sait déjà exactement lequel de ses tireurs d’élite a appuyé sur la gâchette. La seule question pertinente à ce stade est : pourquoi ? Le tir est-il le fait d’un soldat impulsif, ou l’ordre de l’exécution vient-il d’en haut ? Visait-il spécifiquement Abu Akleh, ou bien l’identité de la personne touchée dans le groupe de journalistes dont elle faisait partie n’avait-elle pas d’importance ?
Israël, cependant, n’est pas le seul acteur mécontent des enquêtes à répétition des médias.
Elles embarrassent également l’administration de Joe Biden. Antony Blinken, le secrétaire d’État américain, a demandé une « enquête indépendante et crédible », tandis que son ministère a souligné la nécessité d’une « enquête approfondie et indépendante ».
Le New York Times et les autres grands médias ont tous montré qu’une telle enquête pouvait être menée à bien. Et pourtant, le silence de l’administration américaine face à leurs résultats concordants est assourdissant.
Il y a deux autres observations, peut-être moins évidentes, que nous devrions faire au sujet de ces efforts pour identifier le responsable du meurtre d’Abu Akleh.
La première concerne la nature exceptionnelle des enquêtes menées par les médias américains. S’inquiéter du meurtre d’un Palestinien est loin d’être courant. Dans le cas présent, il semble qu’il ait retenu l’intérêt du fait d’un concours d’évènements inhabituel : Abu Akleh était une journaliste très en vue, respectée dans le monde entier, et elle avait la nationalité américaine.
En d’autres termes, elle n’était pas considérée comme un Palestinien ordinaire, ni même comme une journaliste palestinienne, mais comme l’un des membres des médias occidentaux.
Impunité totale
En assassinant Abu Akleh, Israël a rappelé aux journalistes du New York Times, de l’AP, de CNN et du Washington Post que la vie de leurs correspondants couvrant Israël et la Palestine est plus en danger qu’ils ne le pensent. En la tuant, Israël a franchi une ligne rouge pour les médias occidentaux – une ligne rouge fondée sur l’intérêt personnel et l’auto-préservation.
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Il existe des parallèles avec le traitement spécial réservé par les médias au meurtre du journaliste saoudien Jamal Khashoggi, pour des raisons similaires. Khashoggi, qui travaillait pour le Washington Post, a été assassiné et son corps démembré lors d’une visite à l’ambassade saoudienne en Turquie.
Comme dans le cas d’Israël, les dirigeants de l’Arabie saoudite ont un bilan épouvantable en matière de droits de l’homme et n’hésitent pas à emprisonner et à tuer leurs opposants. Mais le meurtre de Khashoggi a suscité une indignation sans précédent de la part des médias – une indignation que les nombreuses autres victimes de l’Arabie saoudite n’ont jamais provoquée.
Le fait est que les médias américains auraient pu mener des enquêtes similaires sur n’importe quels Palestiniens morts aux mains des services de sécurité israéliens, et pas seulement sur la mort d’Abu Akleh, et ils seraient parvenus aux mêmes conclusions. Mais ils se sont bien gardés de le faire.
Il y a un danger inhérent à se concentrer exclusivement sur le meurtre d’Abu Akleh, tout comme il y avait un danger à se concentrer exclusivement sur celui de Khashoggi. Cela donne l’impression que ces décès sont des événements exceptionnels nécessitant une enquête exceptionnelle, alors qu’ils ne sont qu’une des innombrables manifestations de la toxicité d’un régime qui ne cesse de violer les lois et les droits humains.
Cette attention particulière renforce aussi subtilement l’impression que les récits palestiniens des abus israéliens, même lorsque les preuves sont accablantes, ne sont pas dignes de confiance.
Le journaliste israélien chevronné Gideon Levy tient depuis des années une rubrique hebdomadaire, la Twilight Zone, dans le journal Haaretz, où il publie ses enquêtes sur les meurtres ou les blessures graves de Palestiniens – souvent des personnes dont les noms ne sont jamais apparus dans les médias occidentaux.
Il constate invariablement que l’armée israélienne ment – parfois de manière flagrante – sur les circonstances dans lesquelles des Palestiniens ont été tués, ou qu’elle ouvre de vagues enquêtes qui dissimulent la vérité.
Les mensonges sont nécessaires parce que la vérité révèlerait une horrible constante des décennies d’occupation militaire d’Israël : à savoir que les soldats israéliens tuent souvent de sang-froid des Palestiniens non armés, qu’ils tirent à volonté sur des passants palestiniens ou qu’ils exécutent des combattants palestiniens armés alors même qu’aucune vie n’est menacée.
Le fil conducteur des rapports de Levy est l’impunité totale des soldats israéliens, quels que soient leurs actes.
Cloués au pilori en public
Mais il y a une autre conclusion à tirer. Blinken et l’administration Biden continuent d’insister sur une enquête approfondie, indépendante, crédible et transparente, et affirment qu’il est important de « respecter les faits, où qu’ils mènent ».
Mais qui, selon eux, doit mener cette enquête ?
La Maison Blanche, bien sûr, rejette par réflexe les conclusions de l’enquête de l’Autorité palestinienne selon lesquelles Abu Akleh a été délibérément abattu par des soldats israéliens.
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Elle fait comme si les enquêtes menées par ces quatre grandes organisations médiatiques n’avaient aucun intérêt. Et l’administration elle-même ne montre aucune volonté d’ouvrir une enquête, malgré la pression du Congrès pour impliquer le FBI.
Blinken préférerait-il que les Nations unies se chargent de cette tâche ? Probablement pas, étant donné la façon dont les États-Unis et Israël ont réagi à la dernière grande enquête indépendante menée par les Nations unies, qui portait sur l’attaque israélienne d’un mois sur Gaza à la fin de 2008. Israël avait refusé de coopérer.
Richard Goldstone, éminent juriste sud-africain, a dirigé un groupe d’experts qui a conclu qu’Israël avait commis une série de crimes de guerre au cours de son attaque, connue sous le nom de Plomb durci, tout comme les milices palestiniennes.
Le rapport du groupe d’experts des Nations unies a conclu qu’Israël avait adopté une politique qui visait intentionnellement les civils palestiniens, soit la grande majorité des 1400 Palestiniens tués lors de l’opération Plomb durci.
Les États-Unis et Israël se sont efforcés d’enterrer ce rapport. Goldstone, qui est juif, s’est retrouvé publiquement humilié et isolé par les communautés juives des États-Unis et d’Afrique du Sud. On lui a même interdit d’assister à la bar-mitsva de son petit-fils. Finalement, il a apparemment succombé à la campagne de pression et a exprimé des regrets pour son rapport.
Personne à Washington n’a pris la défense de Goldstone qui avait mené à bien l’enquête approfondie, indépendante, crédible et transparente de l’ONU. Bien au contraire, il a été publiquement cloué au pilori. L’administration américaine a ainsi envoyé un message aux autres experts : ils seront vilipendés de la pire manière qui soit si, en enquêtant de manière “indépendante” et “crédible”, ils révèlent les crimes de guerre d’Israël.
Les mains d’Israël sont « liées »
Ou peut-être Blinken préférerait-il que la Cour pénale internationale de La Haye enquête.
Il y a deux ans, les États-Unis ont montré à quel point ils appréciaient les enquêtes complètes, indépendantes, crédibles et transparentes menées par cet organe, lorsque la CPI a tenté de mettre en lumière les crimes de guerre des États-Unis en Afghanistan et d’Israël dans les territoires palestiniens occupés.
En réponse, le prédécesseur de M. Biden, Donald Trump, a imposé des sanctions à la Cour, interdit l’entrée de son personnel sur le territoire des États-Unis et menacé de saisir ses actifs. La menace s’étendait à toute personne offrant un « soutien matériel » au tribunal – un langage habituellement utilisé dans le contexte du terrorisme.
La réalité, comme chacun sait, est que seule une enquête supervisée par Israël pourrait être considérée comme « approfondie, indépendante, crédible et transparente » par les États-Unis.
Et il va sans dire qu’une enquête ne peut espérer atteindre la barre de « crédible, indépendante et transparente », pour Washington, tant que l’Autorité palestinienne n’accepte pas de mener une enquête conjointe avec Israël.
Mais Israël et les États-Unis savent très bien que les dirigeants palestiniens n’accepteront jamais une telle « coopération », car le rôle d’Israël ne serait pas de découvrir la vérité, mais d’organiser sa dissimulation.
L’exigence d’une enquête “crédible, indépendante et transparente” est le subterfuge qu’utilise l’administration américaine pour qu’il n’y ait pas d’enquête. C’est l’équivalent diplomatique du pot d’or au bout de l’arc-en-ciel *.
Et ce qui est formidable c’est que, du coup, l’enquête est impossible et que, comme par hasard, les États-Unis et Israël, peuvent tous les deux accuser l’AP de faire obstruction : tant que les Palestiniens refusent de « coopérer », les mains d’Israël sont forcément liées !
Le meurtre d’Abu Akleh n’a pas seulement révélé le fait que les soldats israéliens tuent des Palestiniens, tous les Palestiniens qu’ils veulent, en toute impunité.
Il a également révélé que ce meurtre ne dérange nullement l’administration Biden, pas plus que l’impunité du soldat qui l’a exécuté. La seule chose qui ennuie la Maison Blanche est de devoir donner l’impression qu’elle se soucie de la vérité et qu’Israël fait de son mieux pour enquêter.
Tant que l’affaire n’aura pas été balayée sous le tapis, il sera un peu plus difficile de faire comme si de rien n’était : pour les États-Unis, d’accorder à Israël un soutien financier, diplomatique et militaire sans réserve ; et pour Israël, de poursuivre son entreprise progressive, qui dure depuis des décennies, de prise de contrôle de la totalité de la patrie historique des Palestiniens.
Mais au moins, pour chacun des deux, avec la disparition d’Abu Akleh, il y aura un intrépide témoin de moins pour révéler toute l’hypocrisie de leur posture morale.
Note :
* The pot of gold at the end of the rainbow: grande richesse ou quelque chose de très bon que quelqu’un espère ou essaie d’obtenir, mais qu’il n’a pas beaucoup de chances d’obtenir. Illusion.
Auteur : Jonathan Cook
22 juin 2022 – Jonathan-Cook.net – Traduction : Chronique de Palestine – Dominique Muselet