« Épines et œillets » ou les mémoires d’un architecte de la résistance

Yahya al-Sinwar, le nouveau responsable du mouvement Hamas (résistance islamique) - Photo : via Middle East Monitor

Par Tarif Khalidi, Mayssoun Sukarieh

Le roman autobiographique de Yahya al-Sinwar, « Thorns and Carnations », montre que le dirigeant du Hamas a été un homme de foi qui a consacré sa vie à la construction d’une infrastructure de la résistance à Gaza.

Al-Shawk wa’l Qurunful (« Épines et œillets »)
par Yahya al-Sinwar
N.p., 2004, 338 p. (arabe)

Yahya al-Sinwar, chef du Hamas à Gaza et auteur de ce roman autobiographique, est considéré comme le héros de Gaza par des millions de Palestiniens et d’Arabes et comme leur pire ennemi par Israël et beaucoup d’autres personnes dans le monde. Pour ses admirateurs, il est la figure la plus récente et la plus impressionnante d’une série de chefs de la résistance palestinienne dont on pourrait dire qu’elle a commencé avec le cheikh `Izz al-Din al-Qassam, l’inspirateur emblématique de Sinwar.

Comme Sinwar a déjà inscrit son nom dans l’histoire de la résistance de la Palestine et du tiers-monde au colonialisme – et dans celle du « terrorisme » pour beaucoup d’autres -, cet ouvrage, écrit de sa main, acquiert une importance documentaire considérable en révélant sa vie intérieure, ses pensées et ses aspirations, du moins telles qu’il a choisi de les décrire dans son livre.

Si les mémoires sont une fenêtre ouverte sur leurs auteurs, Thorns and Carnations s’adresse à ceux qui souhaitent comprendre Sinwar, le chef du Hamas à Gaza.

Son texte, écrit en prison en Israël, porte le titre sans originalité d’Al-Shawk wa’l Qurunful (« Épines et œillets »), un titre assez souvent utilisé dans la littérature autobiographique arabe récente pour suggérer des expériences de vie contrastées : amour et violence, espoir et désespoir, tendresse et force.

Un titre plus approprié aurait pu être Résistance et foi ou même La foi de résister. Nous sommes en présence d’un bildungsroman, d’un roman qui raconte, à la première personne, l’histoire du voyage initiatique d’ « Ahmad », celle de deux familles de Gaza et Hébron, et celle de deux mouvements de résistance étroitement imbriqués.

Les éléments fictifs se réduisent à quelques changements de noms et l’ouvrage est bien une autobiographique basée sur des faits réels, comme l’indique l’avant-propos de l’auteur : « La seule chose imaginaire dans ce travail a été de le qualifier de roman… tout le reste est aussi réel que je l’ai vécu ou entendu et que les témoins que je cite l’ont vécu et entendu dans notre patrie bien-aimée, la Palestine ».

Qui est Yahya al-Sinwar, l’architecte de la résistance dans Gaza ?

Le texte, sorti clandestinement feuille après feuille de la prison où l’auteur était enfermé, est chaotique comme les vies palestiniennes qu’il décrit, avec d’abrupts changements de scène, mais cette spontanéité même le rend d’autant plus vivant qu’elle est doublée d’une grande franchise pour tout ce qui concerne sa participation à des opérations militaires et à leur planification, la nécessité de garder les secrets de son cousin à propos de ces opérations et ainsi de suite.

On a l’impression de participer à une conversation avec quelqu’un qui a très envie de raconter son histoire. En effet, les discussions et les échanges de vue occupent autant de place dans le livre que les actes de résistance. Les gens parlent presque autant qu’ils agissent.

Les personnages sont nombreux, bien plus que dans les recueils de témoignages des réfugiés des camps palestiniens, au point que le lecteur doit accorder une attention spéciale à leurs entrées et sorties. Mais trois ou quatre d’entre eux sortent du lot.

Tout d’abord, la mère de la famille, le père ayant disparu dans les premiers jours. C’est une figure majestueuse, immensément fière, splendide dans le chagrin et la joie, une figure d’autorité dont les ordres sont obéis ou s’ils sont contestés, c’est avec crainte et respect.

Elle est accueillante, bienveillante et se dévoue sans répit pour ses enfants et ses proches.

Il y a ensuite les deux personnalités les plus importantes, Mahmud, le frère du narrateur, membre du Fatah (anciennement Mouvement national de libération de la Palestine) et de l’OLP, qui s’accroche à l’idée que la négociation et la résistance pacifique permettront aux Palestiniens de faire respecter leurs droits, et Ibrahim, le cousin islamiste, qui soutient que la résistance armée, fortifiée par la foi, est la solution.

C’est Ibrahim qui a lancé la branche militaire du Hamas.

Enfin, il y a le cousin collaborationniste corrompu, Hasan, qui est un rappel constant des menaces intérieures. Les débats entre eux, qui s’intensifient à chaque tournant majeur de l’histoire récente de la Palestine, montrent que tous, absolument tous les Palestiniens sont profondément politisés et le livre peut être considéré comme une sorte de condensé historique des débats idéologiques entre les factions palestiniennes.

On assiste aux discussions sur la viabilité de la résistance, sur les chances de réussite du processus de paix, puis sur la désillusion des Palestiniens lorsque ces négociations sont devenues un processus sans fin.

Gaza peut parfois sembler se trouver sur une autre planète, mais les Gazaouis eux-mêmes, bien que piégés et asphyxiés par le siège, sont remarquablement conscients de leur environnement régional et toujours prêts à tirer des leçons de ce qui se passe.

Il y a dans le livre une anecdote saisissante sur les débuts de la vie de l’enfant « Ahmad » : son grand-père, un très vieil homme qui se déplaçait difficilement avec une canne, allait tous les jours chercher des nouvelles de son fils disparu. Ce tableau tragique se termine finalement par une réconciliation lorsque, longtemps après la mort du grand-père inconsolable, on découvre que le père prodigue a tout simplement décampé secrètement vers la Jordanie, où il s’est remarié.

Deux de ses fils adultes issus de ce second mariage finiront par arriver à Gaza et seront accueillis par la mère comme s’il s’agissait de ses propres fils. Cet épisode rappelle les paraboles des Évangiles.

L’enfance du narrateur est une série d’images et d’impressions qui ne sont pas très différentes de ce qu’on sait de la vie dans les camps de réfugiés : parmi les premiers souvenirs, on trouve l’eau de pluie qui s’écoule du toit dans une casserole, la promiscuité, l’effroi d’un enfant lorsqu’il entend pour la première fois le mot « guerre », une file de femmes qui s’efforcent de remplir leurs bidons à un robinet, sa mère qui pleure parce qu’elle est obligée d’accepter l’argent d’un frère riche ; un jeu d’enfants avec des bâtons en guise de fusils pour recréer la guerre de 67, mais dont les Arabes sortent vainqueurs.

En fait, le livre s’ouvre sur ses souvenirs de guerre, et en particulier sur le père du narrateur creusant le trou dans l’arrière-cour de la maison où sa famille et celle de son oncle se sont cachées pendant la guerre.

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La petite enfance du narrateur est relatée dans une série d’anecdotes qui témoignent de la grande pauvreté de la famille, mais aussi de sa fierté d’avoir contribué courageusement à la diminuer en travaillant après l’école.

L’occupation israélienne de Gaza se met en place à la fin l’adolescence du narrateur. À partir de ce moment, les mémoires s’intéressent principalement à la résistance à l’occupation, à ses défis et à ses difficultés, à ses hauts et à ses bas, ainsi qu’aux débats s’y rapportant, pour et contre, qui semblent souvent refléter des divisions de classes.

La résistance est d’abord sporadique, hasardeuse, sans coordination, et fait l’objet de représailles brutales et disproportionnées de la part de l’occupant. Cette situation engendre bizarrement une lente amélioration du niveau de vie, du fait que les travailleurs de Gaza rapportent les salaires gagnés en Israël.

Parallèlement, le livre décrit minutieusement la vie dans les prisons et les méthodes de torture.

On assiste également au développement des trois grands courants politiques et idéologiques : la ligne du Fatah, la ligne marxiste de gauche et la ligne islamiste émergente, qui prend peu à peu le pas sur les deux autres, notamment sous la direction du charismatique Sheikh Ahmad Yasin, identifié comme tel dans les mémoires.

Le narrateur, de plus en plus attiré par la ligne islamiste, est néanmoins remarquablement objectif dans sa description des deux autres courants.

Au fur et à mesure que la résistance s’organise, les institutions de Gaza, comme les mosquées et l’université islamique, commencent à jouer le rôle de places tournantes des opérations ; cependant, entre les épisodes de résistance, la vie se déroule plus ou moins « normalement ».

Il y a plusieurs histoires d’amour, les amoureux n’ayant pour tout contact que des échanges de regards respectueux, et les mariages sont encouragés et organisés par la formidable mère de famille, qui considère le mariage comme un destin inévitable pour ses fils, même lorsque ceux-ci protestent que la Palestine est leur seul amour – si proche et pourtant si lointaine.

Lorsque « Ahmad » se rend à Jérusalem pour la première fois, il est émerveillé, hypnotisé.

Depuis 1948, Gaza était une sorte d’île, coupée de la mère patrie qui, au fil des ans, avait acquis une puissante mystique et était devenue l’objet d’un amour transcendant.

Les spécialistes ont noté comment l’idéologie du Hamas s’est, au fil du temps, débarrassée de ses tropes antisémites, largement inspirés du discours antisémite occidental, et s’aligne désormais non pas tant sur les concepts islamiques du djihad que sur la lutte anticolonialiste mondiale.

Cependant, ce qui est remarquable dans ce roman-mémoire, écrit dans les premiers temps du mouvement, c’est son absence de sentiment antisémite. La véritable colère du narrateur est réservée aux collaborateurs. Cette colère semble avoir augmenté avec le temps et elle a valu à Sinwar le titre de « boucher de Khan Younis » pour avoir tué tous ceux dont il était prouvé qu’ils étaient des collaborateurs.

À certaines époques, sous l’occupation israélienne, des milliers de Gazaouis sont allés travailler en Israël et, à leur retour, ont fait découvrir à une société conservatrice les images et les sons d’une société occidentalisée ; à leur égard, le narrateur fait preuve d’une tolérance étonnante.

Il est également arrivé que des milliers de touristes israéliens visitent Gaza, et il est même arrivé que des employeurs israéliens se rendent à Gaza pour assister aux mariages de leurs employés gazaouis.

Mais il n’y a aucun signe d’antisémitisme dans les mots du narrateur. La résistance, même si elle est d’inspiration religieuse, est une résistance à l’occupant, pas à sa religion.

Homme de foi, le narrateur est aussi un pragmatique.

Emprisonné à l’âge de 26 ans et libéré à l’âge de 49 ans, son emprisonnement, dont il n’est pas question dans ces mémoires, lui a permis de réfléchir longuement et profondément à la mission de sa vie. Puisque Gaza est si exposée en surface, pourquoi ne pas creuser des souterrains ? Après tout, le trou creusé par son père pendant la guerre de 1967, avec lequel débutent ses mémoires, les a protégés des bombardements.

Les 450 kilomètres de tunnels qui en résultent montrent comment Gaza, une bande de terre qui « subit depuis 2007 un blocus terrestre, maritime et aérien de la part d’Israël, ainsi qu’un blocus terrestre de la part de l’Égypte, et dont on ne pense pas qu’elle possède le type de grosses machines généralement utilisées pour construire des tunnels en profondeur », a été capable de survivre.

« Nous viendrons à vous comme un torrent furieux »

C’est la réussite de Sinwar en tant que chef de guérilla, mais dans ces mémoires, on décèle un autre Sinwar, un analyste social à la personnalité complexe : selon ses propres termes, une épine et un œillet.

Quelques questions nous viennent après la lecture de Thorns and Carnations.

Pourquoi l’auteur a-t-il choisi de romancer ses mémoires ? Pourquoi a-t-il choisi de représenter sa vie de cette manière ? Pourquoi a-t-il commencé par la guerre de 67 et le trou qui les a sauvés, lui et sa famille ? Pourquoi les plus de deux décennies que Sinwar a passées en prison ne sont-elles pas relatées ici ? Et pourquoi a-t-il laissé les Israéliens expliquer qui il était, après l’avoir rencontré en prison ?

La lecture de ces mémoires permet également de tirer des enseignements généraux. Ce qui ressort peut-être le plus, c’est la violence incessante et démesurée, la destruction et les privations subies par le narrateur depuis sa petite enfance et tout au long de sa vie d’adulte.

Les mémoires s’ouvrent sur les souvenirs de l’enfance au milieu de la guerre de 1967 et se poursuivent avec la guerre de 1973, l’occupation israélienne de Gaza, les raids incessants de la police israélienne pour arrêter les combattants dans les camps palestiniens et la montée de la résistance militante.

Le livre nous rappelle brutalement que la période de violence extrême à laquelle nous assistons depuis le 7 octobre de l’année dernière n’est qu’un chapitre d’une longue histoire qui s’étend sur toute la vie de chaque Palestinien de Gaza aujourd’hui et au-delà.

On est également frappé par l’engagement sans faille du narrateur dans la lutte pour libérer la Palestine, même si on souhaiterait plus de détails et de précisions sur ce que serait exactement une Palestine libre.

L’auteur ne s’engage pas clairement en faveur d’une solution particulière, qu’il s’agisse d’un État islamique, de deux États ou d’une solution à un seul État. La libération de l’occupation est capitale, mais on ne sait pas trop à quoi aboutira cette libération.

Enfin, on se rend compte, tout au long des mémoires, que l’auteur est obsédé par la construction d’une infrastructure de résistance, à la fois physique et institutionnelle, et qu’il y met toute son intelligence et sa créativité.

Nous assistons au développement de l’Université islamique, des écoles, des réseaux de résistance entre la Cisjordanie et Gaza, ainsi qu’au recrutement par son cousin des scientifiques nécessaires à la fabrication d’armes pour la résistance armée.

À la lecture de Thorns and Carnations, on a la nette impression que les événements du 7 octobre dernier étaient en gestation depuis longtemps.


4 février 2024 – Mondoweiss – Traduction : Chronique de Palestine – Dominique Muselet