Par Abdel Bari Atwan
L’attentat-suicide qui visait un restaurant fréquenté par le personnel américain à Manbij, dans le nord de la Syrie – qui a tué cinq Américains, onze membres des Forces démocratiques syriennes (SDF) et un certain nombre de civils – pourrait constituer un double avertissement tant pour la Turquie que pour les États-Unis. Son principal message était que la zone de sécurité de 20 km de large que le président Recep Tayyip Erdogan veut établir le long de la frontière turco-syrienne ne serait pas du tout sécurisée, et que l’attaque – revendiquée par le groupe de l’État islamique (EI ou Daesh) – pourrait être la première goutte dans ce qui peut devenir un déluge.
Les théories du complot à propos de l’incident abondent, de même que les doutes quant à la prétention de Daech de l’avoir réalisé. Les sceptiques avancent plusieurs arguments:
Premièrement, Daech n’a attaqué aucune cible américaine depuis près de deux ans. Ceci malgré le rôle de premier plan des États-Unis dans la lutte contre le groupe, à la tête d’une coalition de 65 États visant à le détruire, en bombardant ses bases et ses positions, en armant et soutenant ses opposants principalement kurdes, les SDF, et en permettant à ces derniers d’envahir sa capitale, Al-Raqqa. et la plupart du territoire qu’il contrôlait.
Deuxièmement, de puissantes forces aux États-Unis s’opposent à la décision du président Donald Trump de retirer toutes les troupes américaines de Syrie et de cesser de protéger leurs alliés kurdes, notamment le secrétaire à la Défense James Mattis, qui a présenté sa démission en signe de protestation. Les agences de sécurité américaines seraient peut-être à l’origine de l’explosion dans le but d’empêcher ce retrait…
Troisièmement, les SDF et d’autres groupes kurdes ont vivement critiqué le retrait américain et le vivent comme un coup de poignard dans le dos. Certains les soupçonnent d’être à l’origine l’attentat, directement ou indirectement. Ils contrôlent Manbij depuis deux ans et les forces américaines qui effectuent des patrouilles conjointes avec les SDF n’ont encore jamais été prises pour cible.
Quatrièmement, les dirigeants syriens s’opposent fermement à la présence des forces américaines dans le pays et à la création d’une zone de sécurité supervisée par la Turquie le long de sa frontière nord. Elle a qualifié la proposition d’attaque contre sa souveraineté et a été fermement soutenue par la Russie, dont le ministre des Affaires étrangères a insisté pour que tout le territoire syrien soit sous le contrôle de l’armée arabe syrienne. Alors, cette attaque-suicide aurait-elle pu être une réponse ?
Le contexte reste floue. Si l’État islamique était effectivement à l’origine de l’explosion, ce qui ne peut être exclu, cela signifie que la déclaration de Trump disant le groupe a été vaincu et détruit était prématurée – cela évoque, malgré les différences, l’annonce de la “mission accomplie” de l’ancien président George W. Bush au sujet de l’Irak.
Si Daesh était responsable, cela pourrait signifier qu’il est en train de ressusciter des décombres de la destruction de ses principales bases à Mossoul et à Raqqa et qu’il met en œuvre son “Plan B” – entrer dans la clandestinité pour mener des attaques “terroristes” et se venger des américains. Ou encore, Daesh a peut-être décidé de s’associer aux puissances régionales qui s’opposent à la présence américaine en Syrie, et peut-être aussi en Irak, selon le principe : “L’ennemi de mon ennemi est mon ami”.
Il est difficile de dire à ce stade laquelle de ces théories est la plus plausible. Mais il est possible de prévoir que la zone de sécurité envisagée par les États-Unis et la Turquie pourrait se transformer en un piège pour les deux partis. En outre, l’attaque à la bombe pourrait ne pas retarder le retrait des forces américaines du nord de la Syrie, mais au contraire l’accélérer.
Trump a peut-être été informé que les forces américaines seraient ciblées par des attentats-suicides, et il a pu décider de les retirer plutôt que de répéter l’expérience sanglante de l’Irak et de subir de nombreuses pertes en vies.
La Syrie et la farouche opposition de la Russie à la création d’une zone de sécurité dans le nord de la Syrie sous les auspices de la Turquie et avec la bénédiction des États-Unis sont très importantes. Il s’agit d’un avertissement clair qui ne nécessite aucune autre explication et implique que les conséquences pourraient être graves. La question est de savoir si le président turc entendra le message d’une manière ou d’une autre, réexaminera rapidement ses calculs et évitera de tomber dans ce piège américain pouvant s’avérer très coûteux.
Nous n’avons pas de réponse, car nous n’en sommes qu’au début. S’il est vrai que l’EI, après s’être déchargé du fardeau de l’administration de son “État” et de son territoire sous contrôle, revient aux attaques-suicide, ce pourrait être un autre tournant dans la crise, pouvant modifier les alliances et redistribuer les cartes dans la région.
* Abdel Bari Atwan est le rédacteur en chef du journal numérique Rai al-Yaoum. Il est l’auteur de L’histoire secrète d’al-Qaïda, de ses mémoires, A Country of Words, et d’Al-Qaida : la nouvelle génération. Vous pouvez le suivre sur Twitter : @abdelbariatwan
20 décembre 2018 – Raï al-Yaoum – Traduction : Chronique de Palestine – Lotfallah