Par Patrick Cockburn
Rarement, une nouvelle politique étrangère américaine importante s’est effondrée si rapidement et si spectaculairement, atteignant des résultats très opposés à ceux voulus.
Il y a seulement dix jours, le secrétaire d’État américain Rex Tillerson annonçait à l’improviste que les forces militaires américaines resteraient en Syrie après la défaite de l’État Islamique (EI). Leur objectif n’était rien sinon ambitieux : il incluait la stabilisation du pays, le départ forcé de Bachar al-Assad, le recul de l’influence iranienne, empêcher la résurgence de l’EI et la fin de la guerre syrienne qui dure depuis de sept ans. Tillerson ne semblait pas s’inquiéter de ce que ce nouveau départ puisse inquiéter beaucoup d’acteurs puissants en Syrie et dans la région alentour, et était tout à fait contraire aux promesses des États-Unis de ne combattre en Syrie que pour vaincre l’EI et sans aucun autre objectif.
En effet, les États-Unis renonçaient à leur vieille politique consistant à se tenir à l’écart du bourbier syrien et plongeaient allègrement dans l’une des guerres civiles les plus sinistres de l’Histoire.
Le premier signe de ce nouveau développement radical est survenu au début de la semaine dernière avec l’annonce que les États-Unis allaient former une force frontalière de 30 000 hommes qui, bien que cela ne soit pas clairement dit, serait principalement kurde. Cela a été furieusement dénoncé par la Turquie et Tillerson a semblé vouloir se désavouer. Mais son discours, le 17 janvier, énonçant la nouvelle politique interventionniste américaine était tout aussi explosif et la raison pour laquelle, cinq jours plus tard, les chars turcs grondaient à travers la frontière turco-syrienne pour pénétrer dans l’enclave kurde d’Afrin.
Territoire fertile et densément peuplé, c’est l’une des rares parties de la Syrie qui n’ait pas été dévastée par la guerre.
Mais les changements ont été rapides à mesure que les bombardiers et l’artillerie turcs se soient mis à pilonner la ville d’Afrin et les 350 villages qui l’entourent. Les unités de protection du peuple kurdes (YPG) se battent durement, mais à moins de trouver une solution diplomatique à la crise, l’enclave finira par ressembler au reste de la Syrie avec des rues entières réduites à des monticules de maçonnerie brisée.
Les combats au cours des cinq derniers jours ont mis en évidence que l’espoir des États-Unis que leur nouvelle politique interventionniste puisse stabiliser le nord de la Syrie était un dangereux fantasme. Au lieu d’affaiblir le président Bachar al-Assad et l’Iran, cela leur profitera, montrant aux Kurdes qu’ils ont grand besoin d’un protecteur autre que les États-Unis.
Les Kurdes exigent à présent que l’armée syrienne se rende à Afrin pour la défendre contre les Turcs parce que cette ville fait partie intégrante de la Syrie. Une confrontation militaire entre la Turquie et les États-Unis serait dans l’intérêt de Téhéran et de Damas. Les Iraniens, pointés du doigt par les États-Unis comme étant la source de tous les maux, seront trop heureux de voir l’Amérique en proie à de nombreux problèmes en Syrie sans qu’ils aient eux eux-mêmes a tirer un seul coup de feu.
Pourtant, l’éclatement d’une nouvelle guerre kurdo-turque au cours de la dernière semaine aurait dû être très prévisible. Les États-Unis se sont engagés militairement en Syrie en 2014 afin d’empêcher la capture de la ville kurde de Kobani par l’EI. L’intervention américaine fut couronnée de succès et marqua le début d’une alliance entre la force aérienne américaine et les troupes terrestres des YPG, laquelle devait vaincre l’EI.
Cette évolution était profondément alarmante pour la Turquie qui se sentait menacée en voyant un État kurde de facto, bien armé et soutenu par les États-Unis, s’installer le long de sa frontière méridionale. Pire encore, du point de vue turc, cette nouvelle entité, connue par les Kurdes sous le nom de “Rojava”, était contrôlée par la branche syrienne du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) qui mène une rébellion kurde en Turquie depuis plus de 30 ans .
Les États-Unis avaient rassuré les Turcs en affirmant que l’alliance américaine avec les YPG était purement militaire, tactique et dirigée contre l’EI. Mais, si les 2000 soldats américains restent dans la partie syrienne tenue par les Kurdes, ils changeront l’équilibre militaire dans la région parce qu’ils seront sous la protection de la gigantesque puissance de feu de l’US Air Force. En effet, les États-Unis garantiront avec leur force militaire l’indépendance de fait d’un État kurde dans le nord et l’est de la Syrie.
Compte tenu de l’oppression et de la violence dont les Kurdes ont été victimes en Syrie et ailleurs, ils ont parfaitement le droit de rechercher une certaine autonomie proche de l’autodétermination nationale, mais ni les gouvernements turcs ni les gouvernements syriens n’accepteront cela.
Jusqu’à présent, le président Trump avait impulsé peu de changements dans la stratégie en Irak et en Syrie du président Obama, qui était plus énergique qu’elle n’y paraissait. Mais elle était également prudente parce qu’Obama avait un sens aigu de ce qui pouvait mal se passer dans de telles entreprises. Il veillait à ne pas trop se faire forcer la main ou à se laisser manipuler par les pouvoirs régionaux.
La politique américaine post-EI de l’administration Trump en Syrie et en Irak a des objectifs plus ambitieux qu’auparavant, mais elle est vague sur la façon dont ils devraient être atteints. Il y a la même bouffée de vœux pieux dans le discours de Tillerson que ceux que l’on retrouve dans les désastres américains passés au Moyen-Orient.
Les précédents fâcheux incluent le Liban en 1983 où les États-Unis avaient une présence militaire limitée à Beyrouth en tant que symbole du pouvoir et de la détermination des États-Unis. Mais un symbole peut également être une cible et le 23 octobre de cette même année, un véhicule bourré d’explosifs a forcé l’entrée de la caserne des Marines américaines près de l’aéroport de Beyrouth et a explosé, tuant 241 militaires américains.
Un sentiment autodestructeur de confiance en soi et de supériorité était très évident chez les Américains occupant Bagdad en 2003. Les généraux américains croyaient qu’ils combattaient les restes de l’ancien régime alors qu’ils faisaient face à un soulèvement de masse, et rapidement ne contrôlaient plus que quelques îlots de territoire.
Les États-Unis auraient voulu peut-être se débarrasser d’Assad et affaiblir l’Iran dans toute la région, mais il est à présent trop tard. Les gouvernements pro-iraniens en Irak et en Syrie sont au pouvoir et le Hezbollah est la force la plus puissante au Liban. Cela ne changera pas de sitôt et, si les Américains veulent affaiblir Assad en maintenant une guerre de bas niveau, alors cela le rendra encore plus dépendant de l’Iran.
L’actuelle incursion turque montre qu’Ankara ne permettra pas la création d’un nouvel État kurde sous protection américaine dans le nord de la Syrie, et se battra plutôt que de laisser cela se produire. Mais les YPG sont très motivés, bien armés et militairement expérimentés et vont se battre très durement, même s’ils peuvent finalement être submergés par des forces supérieures ou parce que les gouvernements turcs et syriens conjuguent leurs forces pour les écraser.
Ce fut une mauvaise idée de la part des États-Unis de remuer le pot en disant qu’ils resteraient en Syrie et cibleraient Assad et l’Iran. Une guerre kurdo-turque dans le nord de la Syrie sera très féroce. L’obsession des États-Unis pour une menace iranienne exagérée – sur laquelle, en tout cas, elle ne peut pas faire grand-chose – rend difficile la tâche de Washington de négocier et de calmer la situation.
Trump et son administration chaotique n’ont pas encore eu à faire face à une véritable crise au Moyen-Orient, et les événements de la semaine dernière nous permettent de supposer qu’ils ne seront pas à la hauteur.
* Patrick Cockburn est un journaliste de The Independent spécialisé dans l’analyse de l’Irak, la Syrie et les guerres au Moyen-Orient. Il est l’auteur de Muqtada Al-Sadr, the Shia Revival, and the Struggle for Iraq et de Age of Jihad: Islamic State and the Great War for the Middle East.
26 janvier 2017 – The Independent – Traduction : Chronique de Palestine