Par Richard Falk
[Remarque préliminaire : l’entretien suivant avec Abdo Emara, journaliste arabe a été publié en Arabe ; il est republié ici sous une forme légèrement différente. Les modifications effectuées sont d’ordre stylistique ou pour clarifier le propos. Il n’y a pas de changement sur le fond par rapport à mes réponses antérieures. Je pense qu’il vaut la peine de partager ce texte parce que les questions posées par Abdo Emara me le sont souvent au cours de la phase de discussion qui suit les exposés que j’ai fait récemment.]
1. Beaucoup pensent que tous les juifs sont totalement partiaux envers Israël. Comme vous êtes juif, cette idée soulève des questions. Pourquoi soutenez-vous les revendications des Palestiniens ? Et pourquoi êtes-vous persona non grata en Israël alors que vous êtes juif ?
C’est un secret plutôt bien gardé que dès le début du mouvement sioniste il y avait beaucoup de juifs, parmi lesquels des personnes renommées dans leur pays, qui étaient opposés à l’idéologie sioniste, ou la critiquaient vigoureusement, et désapprouvaient la façon dont Israël a été créé et s’est développé par la suite. Après 1948, et plus encore après 1967, les partisans d’Israël, fortement encouragés par les dirigeants sionistes et diplomates israéliens, ont de plus en plus prétendu que le gouvernement israélien parlait au nom de tous les juifs, qu’ils résident ou non en Israël. Si quelqu’un nie ou rejette cette affirmation de représentation universelle, cette personne sera qualifiée d’antisémite par les sionistes/Israéliens ou, tout aussi grave, de juif qui se haït soi-même, voire des deux à la fois.
J’ai de plus en plus soutenu les revendications des Palestiniens sous deux angles, d’une part celui d’un spécialiste en droit international, et d‘autre part celui d’un être humain opposé à l’oppression et à la souffrance d’autrui, que je partage ou non l’origine ethnique ou religieuse des victimes de mauvais traitements. Mes prises de position n’ont rien à voir avec un quelconque sentiment de haine des juifs ou d’aliénation de la communauté juive, ou de quiconque pour des raisons d’appartenance ethnique ou de croyances. L’identité pour moi est davantage liée à notre humanité commune, et induit l’action solidaire avec les victimes de mauvais traitements, et je me préoccupe moins de savoir si ces victimes se trouvent être juives ou non. J’ai puisé sagesse et perspicacité dans les traditions juives, en particulier en prêtant attention aux prophètes bibliques de l’Ancien Testament, mais également au contact des grands textes du bouddhisme, du christianisme et de l’islam. En même temps, certains passages de l’Ancien testament qui semblent recommander et même célébrer des offensives génocidaires contre les anciens ennemies du peuple juif m’horrifient.
2. Comment le prétexte de l’antisémitisme est-il utilisé pour réduire au silence les voix critiques en Israël et dans le monde occidental ? Et quelles sont les institutions les plus influentes qui tentent de faire taire et discréditer les voix d ‘universitaires qui rejettent les politiques répressives d’Israël ?
Il y a une campagne concertée en Europe et en Amérique du Nord, appuyée par des lobbies israéliens et des groupes de pression sionistes extrémistes, pour diffamer les critiques d’Israël en les qualifiant ‘d’antisémites.’ Depuis le génocide nazi surtout, traiter quelqu’un d’antisémite qu’il y ait ou non un motif sérieux à une telle accusation est devenu l’un des moyens de discrédit et de diversion les plus efficaces. Même lorsque les accusations ne font pas taire un critique, comme dans mon cas, elles ont des effets préjudiciables et blessants. Par dessus tout, elles déplacent le débat de la validité du message à la crédibilité du messager. Dans le contexte d’Israël/Palestine cela détourne l’attention du calvaire que vivent les Palestiniens quotidiennement. Ainsi, les allégations d’antisémitisme fonctionnent à la fois comme épée (pour blesser le messager) et bouclier (pour dévier et refreiner la critique et l’opposition).
3. Comment interprétez-vous les politiques égyptiennes envers Gaza depuis le coup d’état du général Sisi ? Comment faire changer ces politiques ? quel est leur statut légal ?
Je vois les politiques égyptiennes envers Gaza depuis le coup d’état du général Sisi de 2013 principalement comme l’expression d’une collaboration renouvelée avec Israël à l’égard de Gaza que vient renforcer la vision du Caire selon laquelle le Hamas est affilié aux Frères musulmans, ennemi numéro un de l’actuel gouvernement égyptien et s’en inspire. Je ne connais pas en détails la politique égyptienne vis-à-vis de Gaza, mais je sais qu’elle impose des restrictions arbitraires et pénibles sur les entrées et sorties.
Les politiques égyptiennes envers Gaza semblent clairement impliquer une complicité avec les pires abus commis par Israël à Gaza, et entraînent une responsabilité pénale potentielle des dirigeants égyptiens et des exécutants. Israël (L’Egypte ?) semble manifestement coupable d’infliger une punition collective à la population civile de Gaza et complice de la mise en œuvre du blocus illégal de Gaza que l’état d’Israël maintient depuis 2007, blocus aux nombreuses conséquences cruelles pour les Palestiniens, y compris ceux qui ont besoin de quitter Gaza pour recevoir des traitements médicaux cruciaux qui peuvent leur sauver la vie.
4. Quelle est votre évaluation du nouveau document de politique du Hamas ?
Je pense que dans ce document le Hamas s’oriente vers l’adoption d’une approche politique de ses relations avec à la fois Israël et l’Egypte. Par approche politique j’entends la volonté d’établir des accords intérimaires à long terme en vue d’une coexistence pacifique avec Israël et une normalisation avec l’Egypte. Le Hamas exprime cette volonté en signifiant qu’il est prêt à accepter l’’établissement d’un état palestinien sur le territoire occupé par Israël depuis la fin de la guerre de 1967. Un tel changement du Hamas ne signifie pas qu’il reconnaisse la légitimité d’Israël en tant qu’état, ni qu’il répudie sa charte de 1988, bien qu’il abandonne la rhétorique anti sémite et semble plus disposé à poursuivre ses objectifs par la voie politique et diplomatique plutôt que par le recours à la lutte armée, sans renoncer en aucune façon au droit à la résistance, y compris la résistance armée.
5. A la lumière du rejet dernièrement par l’ONU du rapport du CESAO, que vous-même avez rédigé, est-il devenu impossible pour les Palestiniens d’obtenir leurs droits légitimes par l’entremise d’organisations internationales ?
La réaction à notre rapport pour le CESAO, « Les Pratiques d’Israël envers le peuple Palestinien et la Question de l’Apartheid, » a en effet révélé un manque d’indépendance et d’objectivité au sein de l’ONU lorsque soumise à une pression géopolitique intense du gouvernement états-unien. Il a semblé évident lorsque le secrétaire général de l’ONU ordonna au CESAO de retirer notre rapport de son site internet, qu’il succombait à la pression exercée par les Etats-Unis, dont l’ambassadeur aux Nations Unies a dénoncé le rapport dés sa sortie sans donner aucune raison, et probablement sans même qu’il ait été lu, et exigea son rejet. Le résultat, bien sûr, fut mitigé.
L’aspect positif c’est que Rima Khalaf, directrice très respectée du CESAO donna sa démission par principe plutôt que de suivre les directives du SG, et la tempête que souleva la publication du rapport fit que le texte a été plus largement lu et s’est avéré bien plus influent qu’il ne l’aurait été s’il avait été traité de façon appropriée. L’aspect négatif c’est qu’il est prouvé que l’ONU est souvent incapable d’agir de manière efficace en soutien au peuple palestinien et à leur long combat pour leurs droits fondamentaux. L’ONU est neutralisée géopolitiquement en tant qu’acteur politique même lorsque Israël défie de façon flagrante et persistante le doit international et sa propre charte.
6. Parlez-nous du Century Deal entre Palestiniens et Israéliens parrainé par Donald Trump ……. Qu’attendez-vous d ‘un tel accord ? Inclura-t-il ce qui est défini comme une « relocalisation » des Palestiniens dans la Bande de Gaza et dans le Sinaï ?
Rien de positif pour le peuple palestinien ne peut sortir des spéculations selon lesquelles M. Trump va bientôt négocier l’accord de paix final. Gérer le statu quo convient parfaitement à Israël, qui pendant ce temps accroît progressivement ses possessions territoriales par le biais des colonies, la construction du mur, ses déclarations sécuritaires et diverses manipulations démographiques. Il manque à la Palestine une direction crédible capable de représenter le peuple palestinien. Ceci reflète en partie la faible crédibilité et le bilan médiocre de l’Autorité Palestinienne et en partie le fossé profond qui sépare le Hamas du Fatah. L’unité palestinienne et une direction crédible sont des prérequis pour qu’une authentique diplomatie puisse reprendre. Il ne faut pas confondre pression géopolitique et véritable diplomatie, la première ne produira pas de paix durable même si l’AP est forcée d’avaler une issue unilatérale favorable à Israël déguisée en solution.
7. Comment Israël considère-t-il l’actuel régime égyptien ? Et à quel point se sentait-il à l’aise avec Mohamed Morsi ?
Israël semble très satisfait de l’actuel gouvernement égyptien, et des politiques poursuivies par le Caire en Egypte même et dans la région. Ceci contraste fortement avec l’aversion à peine voilée pour le gouvernement Morsi et l’anxiété suscitée, et l’inquiétude que l’Egypte de M. Morsi conteste de plus en plus le traitement des Palestiniens par Israël, en particulier à Gaza, et qu’il puisse modifier l’équilibre des forces dans la région au détriment des intérêts d’Israël.
8. Est-ce qu’Israël déteste l’existence de régimes démocratiques dans la région arabe, notamment dans les pays voisins ? Et pourquoi ?
Israël est opposé à l’émergence de démocraties au Moyen-Orient pour plusieurs raisons. La plus évidente c’est que les politiques de gouvernements arabes, un tant soit peu démocratiques, sont plus susceptibles de refléter les sentiments pro-palestiniens de leurs citoyens. De même, des gouvernements arabes qui adhèrent aux valeurs démocratiques sont plus susceptibles de se montrer solidaires de la cause palestinienne. Il est aussi plus facile pour Israël de parvenir à des arrangements pragmatiques avec des dirigeants autoritaires qui rendent peu de comptes à leur propre peuple et qui ont fait preuve d’une propension cynique à sacrifier les Palestiniens pour satisfaire leurs propres intérêts stratégiques nationaux. Ceci s’est révélé on ne peut plus évident dans le type de diplomatie poursuivie par les monarchies du Golfe ces dernières années, absolument évident lors des trois attaques massives de Gaza par Israël au cours de la dernière décennie qui ont dévasté une population civile totalement vulnérable.
9. Pourquoi les groupes de réflexion d’extrême droite, comme le Gatestone Institute et le Middle East Forum, connus pour leur soutien absolu à Israël louent le président Abdel Fattah Al-Sisi. Pourquoi ces organisations l’encensent-elles autant ?
Mes réponses antérieures indiquent clairement que la communauté politique israélienne est satisfaite que l’Egypte soit gouvernée par un dirigeant autoritaire dont la priorité est l’élimination de l’islam politique, représenté en Egypte par les Frères Musulmans. La gouvernance égyptienne à la Sisi, c’est précisément ce qu‘Israël souhaite voir émerger dans toute la région, et sinon, alors la seconde option c’est le chaos prolongé du style de celui qui existe en Syrie, Irak, et au Yémen. En outre, le confessionnalisme renforcé de l’Arabie Saoudite est en adéquation avec l’opinion d’Israël selon laquelle l’Iran représente la plus grande menace, non pas tellement pour sa sécurité, mais pour ses ambitions en matière d’influence régionale.
10. A votre avis quel est le pays arabe qui soutient le plus la cause palestinienne ?
Je dirais qu’aucun des pays arabes ne soutient authentiquement la lutte palestinienne actuellement. Ironiquement, dans la région ce sont des pays non arabes, la Turquie et l’Iran, qui sont le plus solidaires, mais leur soutien est extrêmement limité. Il est désolant d’observer que la dérive de la politique régionale laisse les Palestiniens sans soutien gouvernemental dans le monde arabe, réalité exacerbée par le fait que si les populations de ces pays étaient en mesure de décider des politiques mises en œuvre, les Palestiniens seraient fortement soutenus. De ce point de vue, y compris en Occident, les espoirs des Palestiniens pour l’avenir sont de plus en plus dépendants de l’interaction entre leur propre résistance et un mouvement de solidarité croissant en Europe et en Amérique du Nord. L’ONU et la diplomatie traditionnelle, telle que pratiquée dans le cadre d’Oslo depuis plus de 20 ans, se sont avérées être des impasses lorsqu’il s’agit de protéger les droits des Palestiniens.
Auteur : Richard Falk
* Richard Falk est professeur émérite, détenteur de la chaire Albert G Milbank de droit international à l’université de Princeton et chercheur à Orfalea Center of Global Studies.Il a aussi été rapporteur spécial des Nations Unies pour les droits de l’homme palestiniens. Pour consulter son blog et son compte Twitter
24 juin 2017 – zcomm.org – Traduction: Chronique de Palestine – MJB