Par Tareq S. Hajjaj
En tant que journaliste j’ai écouté d’innombrables histoires de survivants de la Nakba. Ils disaient tous, « nous pensions que nous retournerions. » Je n’ai jamais imaginé que je serais, moi-même, le témoin d’une autre Nakba, et que je dirais la même chose.
Tout allait bien quelques jours avant le début de ce génocide. Les conditions difficiles et la souffrance endurées par les Palestiniens à Gaza ont créé de nouveaux défis et opportunités. Les Palestiniens ont toujours inventé des moyens uniques de survie.
Malgré toutes ces difficultés, une petite sortie à la mer permettait aux personnes de retrouver leur équilibre et de poursuivre cette vie éprouvante qu’impose le siège israélien de la Bande de Gaza.
Toutefois, il n’y avait pas de forces armées présentes sur le territoire de Gaza. D’une certaine façon la vie y était possible.
Maintenant, depuis l’invasion de Gaza par l’armée israélienne, il ne reste plus rien sinon la mort et la perte des rêves et de l’espoir.
Lorsque j’ai été déplacé pour la première fois de Gaza City, emmenant avec moi ma famille à Khan Younis, aucun de nous n’imaginait que retourner à Gaza City serait devenu impossible. Tandis que nous n’emmenions pas tous nos bagages et tous nos biens avec nous, nous pensions qu’il serait toujours possible d’y retourner.
C’est en effet ce que nous pensions.
Ces mots-là – « nous pensions que nous retournerions » – ne me sont que trop familiers, à moi journaliste qui ai mené des dizaines d’interviews de Palestiniens à Gaza sur la Nakba de 1948. Les survivants de la Nakba prononçaient toujours cette phrase, même après avoir passé le reste de leur vie dans des camps de réfugiés, dans l’impossibilité de rentrer chez eux.
Bien que nourri d’histoires de la Nakba, je n’avais jamais imaginé que ces scènes se reproduiraient de mon vivant. Je ne pensais pas que la Nakba se répéterait. Je pensais que le monde avait changé depuis 1948. Je n’ai jamais imaginé qu’il avait empiré – que le monde verrait, et entendrait l’anéantissement en cours, et demeurerait pourtant incapable de l’arrêter.
Au début de la guerre, j’étais à Gaza City, et je laissais ma famille pendant quelques heures au cours de la journée pour me rendre à un endroit près de l’hôpital al-Shifa à Gaza City. Cet hôpital était la plus importante source d’informations pour les journalistes, et la plupart des journalistes louaient un endroit près de l’hôpital pour s’assurer un accès rapide à ces sources.
J’avais l’habitude de faire des allers et retours via le même itinéraire et au retour, je voyais des immeubles et maisons en feu venant d’être bombardées.
Tout changeait, et continue de changer, d’un instant à l’autre dans la Bande de Gaza. Si vous regardez avec attention, vous constaterez que c’est bien plus qu’une guerre, mais plutôt un changement géographique et démographique total et de l’extermination de la population.
Ce n’est pas la première fois que nous voyons des endroits, et les souvenirs qui y sont attachés être détruits par Israël. Mais ça devient difficile lorsque chaque endroit où nous avons vécu, et tout ce dont nous nous souvenons, est détruit.
Lorsque nous avons quitté la ville de Gaza, elle se trouvait entièrement sous la menace constante de bombardements et d’assassinats. Nous commencions à voir tous ces endroits que nous connaissions et où nous avions vécu et où nous avions passé les plus beaux moments de notre vie avec notre famille et nos amis, où nous avions étudié pendant des années, être détruits les uns après les autres.
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Des photos ordinaires de notre famille dans les rues et quartiers, et sur les plages de Gaza, sont soudain devenues non plus seulement des souvenirs, mais des images incarnant notre nostalgie. Ces endroits devenaient méconnaissables, des endroits où nous ne pouvions plus retourner. Des endroits que nous désirions ardemment retrouver.
L’hôpital al-Shifa, que j’ai parcouru à maintes reprises pour y mener des interviews de médecins, de familles, et de patients a été plus tard transformé en charniers et marécages de sang.
Après l’hôpital al-Shifa, tous les endroits où j’avais l’habitude de me rendre à Gaza, que ce soit pour le travail ou pour y passer du temps avec ma famille, je pouvais voir qu’à leur tour l’armée israélienne les détruisait. Toutes les photos que je gardais de ma famille dans ces endroits sont soudain devenues trop pénibles à regarder.
Je conserve des photos de mon fils dans différents endroits de Gaza, comme le Parc Bianco au bord de la mer. C’est l’un des premiers endroits que l’armée israélienne a envahi. Nous avons passé les plus beaux moments en famille sur ces chaises en bois peintes en bleu et blanc sur le rivage. Au même endroit, à côté de ces chaises en bois, nous avons vu la vidéo d’un soldat israélien debout à cet endroit déclarant qu’ils envahiraient toute la Bande de Gaza, et que ce n’était que le début. C’était au commencement de la guerre.
Tandis que les jours de cette longue guerre sans fin se succèdent, tout ce que nous avons connu à Gaza a été détruit par Israël, et la destruction se poursuit toujours. Non seulement nos foyers, nos êtres chers, nos universités, nos écoles, et la mer sont détruits, mais même nos souvenirs sont en train de l’être.
Auteur : Tareq S. Hajjaj
* Tareq S. Hajjaj est un auteur et un membre de l'Union des écrivains palestiniens. Il a étudié la littérature anglaise à l'université Al-Azhar de Gaza. Il a débuté sa carrière dans le journalisme en 2015 en travaillant comme journaliste/traducteur au journal local Donia al-Watan, puis en écrivant en arabe et en anglais pour des organes internationaux tels que Elbadi, MEE et Al Monitor. Aujourd'hui, il écrit pour We Are Not Numbers et Mondoweiss.Son compte Twitter.
05 juin 2024 – mondoweiss.net – Traduction: Chronique de Palestine – MJB