Par Salman Abu Sitta
Rien ne peut occulter la détermination et le courage de ces jeunes qui ont réussi à remettre le pied sur leur terre le 7 octobre. J’aurais pu être l’un d’entre eux si j’avais été beaucoup plus jeune et que je vivais toujours dans le camp de concentration appelé Gaza.
Oui, j’aurais pu être l’un de ceux qui ont franchi la clôture si j’avais été beaucoup plus jeune et si je vivais toujours dans le camp de concentration qu’est la bande de Gaza.
Mon histoire est la même que celle de tous les autres. Le 14 mai 1948, ma famille a été attaquée sur notre terre, « Ma’in Abu Sitta », par une force de la Haganah de 24 véhicules blindés, qui a tout détruit et tout brûlé. Les soldats ont démoli l’école que mon père avait construite en 1920 ; ils ont volé le moteur et l’équipement du moulin à farine et la pompe du puits ; ils ont tué tous ceux qu’ils voyaient.
Ce jour-là, le jour où Ben-Gourion a annoncé la création de son Etat, je suis devenu un réfugié. Nous avons été repoussés et enfermés dans la prison à ciel ouvert appelée la bande de Gaza, à 4 kilomètres de chez moi.
Je n’étais pas seul. Les Palestiniens vivant dans 247 villes et villages du sud de la Palestine ont été chassés vers cette enclave par des dizaines de massacres, comme à Bureir, Abu Shusha, Ed Dawayima, et bien d’autres.
La minuscule bande de Gaza, qui ne représente que 1,3 % de la Palestine, est devenue le foyer temporaire de 2,3 millions de réfugiés palestiniens. Les attaques israéliennes contre les Gazaouis, par terre, air et mer, assorties d’un siège absolu, n’ont jamais cessé pendant 75 ans.
Je suis allé à l’école en Égypte et, pendant ce temps-là, mes cousins n’hésitaient pas à franchir la clôture de barbelés appelée la Ligne d’armistice pour essayer de retourner chez eux, comme le 7 octobre.
Ils ont réussi à franchir les barbelés et ils ont attaqué les occupants de notre terre. Ils ont retrouvé un parent âgé qui était resté au village. Ils ont donné à boire au bétail restant et, d’une manière générale, ils ont essayé de faire revivre Ma’in Abu Sitta, notre terre.
Je n’oublierai jamais mon cousin, Hassan Madi, avec son visage souriant et ouvert. Il revenait souvent nous raconter ce qui était arrivé à nos bosquets et ce que les colons avaient fait chez nous. C’était un fida’i très courageux. Il avait l’habitude de se faufiler dans le camp voisin des colons et de les écouter parler. Il a été tué par une mine enterrée sur le chemin qu’il suivait.
Quinze autres jeunes de ma famille ont été tués dans les années qui ont suivi 1948. Entre 1948 et 1956, on estime à 5000 le nombre de Palestiniens tués en essayant de rentrer chez eux.
Les colons ont installé des unités préfabriquées sur mes terres, qui sont devenues des kibboutz. Leurs noms reviennent souvent dans les médias aujourd’hui. Nirim a été construit sur les terres de mon père.
Je suis né à quelques mètres de ce kibboutz.
Le kibboutz Ein Hashlosha, à quelques kilomètres au nord, est construit sur des terres qui appartenaient à mon père et à ses cousins, un immense champ de blé et d’orge.
Nir Oz a été construit sur les terres de l’oncle de mon père, Haj Mahmoud. Son fils Hamed, ingénieur civil, a consacré sa vie à la libération de la Palestine et a joué un rôle clé dans la création de l’OLP en 1964. Il a été membre du comité exécutif pendant plus de 40 ans.
Le quatrième kibboutz bâti sur nos terres a pris le nom de Magen. C’était le site religieux de Sheikh Nuran, un lieu vénéré où les femmes venaient faire bénir leurs nouveau-nés. C’était l’ancien site de Saint Hilarion, une figure clé de la Palestine chrétienne. Il s’agissait de sa retraite religieuse dans la Palestine byzantine du IVe siècle.
N’oubliez pas de vous rappeler, lorsque vous entendez aujourd’hui le nom de ces kibboutz, sur quelle terre ils ont été construits. Vous ne devez jamais oublier que les propriétaires de ces terres n’ont jamais renoncé à leur droit de rentrer chez eux.
Cela s’applique à plus de deux millions de Palestiniens dans la bande de Gaza. Lorsque vous entendez parler d’otages, rappelez-vous que ce sont eux les véritables otages, et cela depuis plus de 27 000 jours. Ils venaient de 247 villes et villages du sud et du centre de la Palestine.
Voir la carte 1 qui montre l’origine des réfugiés de Gaza.
Ces réfugiés sont entassés dans des camps qui ont une densité de 8 000 personnes/km2.
Non seulement ils ont été expulsés et sont devenus des réfugiés en 1948, mais les camps de réfugiés eux-mêmes ont été attaqués en 1953, 1956, 1967, 1971 et 1987, et, avec une régularité féroce, depuis 2006 jusqu’à aujourd’hui.
Et, ce qui est inédit dans l’histoire coloniale, le lent et régulier nettoyage ethnique des Palestiniens a brutalement pris la forme, en 2023, d’un génocide aux proportions inégalées.
La violence et la férocité des attaques, le nombre de femmes et d’enfants assassinés, la superficie des zones d’habitation détruites et le nombre de bombes larguées sur un endroit aussi minuscule en moins de trois mois dépassent tout ce que l’on a connu au cours des deux guerres mondiales.
La bande de Gaza fait partie de l’accord d’armistice signé entre l’Égypte et Israël le 24 février 1949.
L’article 2 de l’accord stipule que la ligne de démarcation ne confère ni ne prive de droits les parties belligérantes.
Il s’agit simplement de la ligne à laquelle les belligérants se sont arrêtés à cette date.
Voir la carte 2 de la ligne d’armistice de Gaza ci-dessous.
Israël n’a pas de frontières, selon ses propres dirigeants, et il n’y aucun article du droit international les définissant. En 1948, Israël a occupé 20 500 km2 (80 % de la Palestine) dont seulement 6 % ont été obtenus grâce au Mandat britannique. Israël s’est approprié le reste à la pointe du fusil.
Un an après l’accord officiel d’armistice de février 1950, Israël s’est plaint que de nombreux réfugiés avaient franchi la ligne de démarcation et a proposé à l’Égypte d’établir une ligne temporaire, appelée modus vivendi, afin d’éviter les affrontements, à condition que l’accord initial reste en vigueur.
Cette ligne a réduit la superficie de la bande de Gaza de 555 km2 à 365 km2 aujourd’hui. Comme le montre la carte 2, cette ligne temporaire est devenue officieusement la ligne régulière figurant sur les cartes et contrôlée par Israël.
L’horrible réalité est qu’un grand nombre des kibboutz attaqués, Nirim, Nir Oz et Ein Hashlosha, qui ont été construits sur mes terres et celles d’autres palestiniens, se trouvent en fait à l’intérieur de la bande de Gaza proprement dite, comme le montre clairement la carte 2.
Israël n’a eu de cesse d’essayer de grignoter de plus en plus la bande de Gaza pour en faire une « zone tampon ». Aucun organisme international n’a jamais contesté la continuelle réduction de la minuscule bande de Gaza par Israël.
Pendant ce temps, la guerre contre les jeunes qui ont franchi la ligne de démarcation pour rentrer chez eux s’intensifie. Ils doivent faire face aux bombes qui tombent à Gaza et à une campagne de diffamation incessante à l’étranger.
Les mensonges et les accusations diffamatoires les plus abjectes se multiplient. Les affirmations selon lesquelles ils avaient décapité des bébés et violé des femmes en masse, se sont évidemment révélées entièrement fausses, mais leur effet perdure.
Mais tous ceux qui les connaissent à Gaza savent bien qu’ils respectent un code moral strict.
Rien ne peut cacher la détermination et le courage de ces jeunes. Ils ont tenu bon pendant 90 jours, plus longtemps que lors de n’importe quelle guerre d’Israël contre ses voisins.
Lorsque la poussière retombera, si elle retombe, l’histoire montrera qui a défendu héroïquement sa patrie et qui, en revanche, a commis des quantités incroyables de crimes odieux. Ce qui se passe en ce moment à Gaza marquera l’histoire des deux peuples.
Auteur : Salman Abu Sitta
* Le Dr Salman Abu Sitta est né en 1937 à Ma'in Abu Sitta, dans le district de Beersheba de la Palestine mandataire. Ingénieur de profession et chercheur, il est surtout connu pour son projet novateur de cartographie de la Palestine aux 21e, 20e et 19e siècles et pour l'élaboration d'un plan pratique pour la mise en œuvre du droit au retour des réfugiés palestiniens. Le travail d'Abu Sitta consiste non seulement à documenter la Nakba, mais aussi à veiller à ce que « les souvenirs et l'identité de la patrie occupée ne soient jamais perdus ». Il est l'auteur de plusieurs ouvrages et très nombreux articles et documents sur la Palestine, dont The Atlas of Palestine, 1917-1966. Il est le fondateur et le président de la Palestine Land Society.
4 janvier 2024 – Mondoweiss – Traduction : Chronique de Palestine – Dominique Muselet