Par Glenn Greenwald
Facebook collabore actuellement avec le gouvernement israélien pour déterminer ce qui devrait être censuré.
La semaine dernière, une grosse polémique liée à la censure a éclaté quand Facebook a commencé à supprimer tous les messages contenant la photographie emblématique de la fille vietnamienne brûlée au napalm, au motif qu’elle contrevenait aux règles de Facebook en matière de prohibition sur « la nudité de l’enfant ». Facebook a même supprimé un poste du Premier ministre de Norvège, qui avait publié la photo pour protester contre la censure. A mesure que la protestation s’est propagée, Facebook a finalement fait machine arrière – reconnaissant l’« histoire et l’importance mondiale de cette image pour témoigner d’un moment particulier dans le temps » – mais cet épisode illustre les dangers, que j’avais soulignés, consistant à voir des sociétés technologiques privées comme Facebook, Twitter et Google, devenir les arbitres de ce que nous pouvons et ne pouvons pas voir.
Ayant tout juste réglé cette tentative de censure, Facebook semble en courtiser vigoureusement une autre. Le bureau de Jérusalem d’Associated Press (AP) rapporte aujourd’hui que « le gouvernement israélien et Facebook ont convenu de travailler ensemble pour déterminer la façon de s’attaquer à l’incitation à la haine sur les réseaux sociaux ». Ces réunions ont lieu tandis « que le gouvernement avance des mesures législatives destinées à forcer les réseaux sociaux à maîtriser le contenu qui, selon Israël, incite à la violence ». En d’autres termes, Israël est sur le point de forcer par voie législative Facebook à censurer le contenu considéré par les responsables israéliens comme mauvais, et Facebook semble désireux d’apaiser ces menaces en travaillant directement avec le gouvernement israélien pour déterminer quel contenu doit être censuré.
Les efforts conjoints de censure de Facebook et d’Israël, inutile de le dire, seront dirigés contre les Arabes, les musulman-e-s et les Palestinien-ne-s qui s’opposent à l’occupation israélienne. L’article d’AP le pose clairement : « Israël a soutenu qu’une vague de violence avec les Palestiniens au cours de l’année écoulée a été alimentée par l’incitation à la haine, en grande partie propagée sur les réseaux sociaux ». Comme l’a rapporté Alex Kane dans The Intercept en juin dernier, Israël a commencé à surveiller activement les Palestinien-ne-s pour le contenu de leurs messages Facebook, et même à en arrêter certain-e-s pour avoir ouvertement tenu un discours politique. L’obsession d’Israël à contrôler l’utilisation par les Palestinien-ne-s des réseaux sociaux est motivée par la façon dont ils ont permis aux adversaires de l’occupation de s’organiser ; comme l’a écrit Kane : « une manifestation contre l’occupation israélienne peut être organisée en quelques heures, tandis que le contrôle des Palestinien-ne-s est facilité par la grande empreinte numérique qu’elles et ils laissent sur leurs ordinateurs portables et téléphones mobiles ».
De manière remarquable, Israël était représenté à cette réunion avec Facebook par la ministre de la justice, Ayelet Shaked, une extrémiste notoire qui a déjà dit ne pas croire à un Etat palestinien. Shaked a « présenté un projet de loi qui vise à forcer les réseaux sociaux à supprimer le contenu qu’Israël considère comme de l’incitation à la haine », et a récemment vanté le fait que Facebook est déjà extrêmement réceptif aux exigences de la censure israélienne : « Au cours des quatre derniers mois, Israël a soumis 158 demandes à Facebook pour supprimer des contenus incitant à la haine », dit-elle, et Facebook a accepté ces demandes dans 95% des cas.
Tout cela souligne les graves dangers consistant à avoir notre discours public rattrapé, réglementé et contrôlé par un petit nombre de géants de la technologie qui ne rendent de comptes à personne. Je suppose que certaines personnes sont réconfortées par l’idée que les dirigeants bienveillants de Facebook comme Mark Zuckerberg vont nous protéger tou-te-s des « discours de haine » et de l’« incitation », mais tout comme celui de « terrorisme », aucun de ces termes n’a de signification fixe, et ils sont tous entièrement malléables et soumis à des manipulations à des fins de propagande. Avez-vous confiance en Facebook – ou dans le gouvernement israélien – pour évaluer si la publication d’un-e Palestinie-ne-s contre l’occupation et l’agression israéliennes tombe sous le coup de la censure pour « discours de haine » ou « incitation »?
Bien que l’accent soit ici mis sur l’ « incitation » commise par les Palestinien-ne-s, il est en fait très courant pour des Israéliens d’utiliser Facebook pour exhorter à la violence contre les Palestinien-ne-s, y compris des colons appelant à la « vengeance » après une attaque contre un Israélien. En effet, comme le Washington Post l’a récemment noté, « les Palestinien-ne-s ont également contesté les plates-formes de réseaux sociaux, disant qu’elles incitent à la violence et favorisent un discours israélien de haine, de racisme et des attitudes discriminatoires contre les Palestinien-ne-s ».
En 2014, des milliers d’Israéliens ont utilisé Facebook pour envoyer des messages « appelant à assassiner des Palestiniens ». Quand un soldat d’occupation des forces israéliennes a été arrêté pour avoir abattu, l’année dernière, un Palestinien blessé d’une balle dans la tête tirée à bout portant, les soldats israéliens ont utilisé Facebook pour glorifier le meurtre et justifier la violence, avec des foules d’Israéliens qui les soutenaient en ligne. En fait, la ministre de la justice Shaked elle-même, maintenant membre de l’équipe gouvernementale aidant Facebook à déterminer ce qu’il faut censurer, a utilisé Facebook pour publier une rhétorique incroyablement extrémiste et induisant à la violence contre les Palestinien-ne-s. Le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu et ses autres ministres importants ont fait la même chose. Comme Al Jazeera Amérique l’a détaillé en 2014 :
Le discours de haine contre les Arabes, qui prenait de l’ampleur sur Facebook et Twitter, s’est bientôt répandu dans les rues de Jérusalem quand des extrémistes israéliens ont semé la violence et provoqué le chaos. Cette violence est ensuite revenue en ligne : des vidéos YouTube et Facebook montrent des centaines de manifestants israéliens en colère courir et scandant « Mort aux Arabes », et à la recherche de Palestiniens à attaquer. Une vidéo d’un juif israélien attaquant un Palestinien dans un bus public criant « Sales arabes, sales arabes assassins d’enfants » a émergé de Tel Aviv. Et d’autres séquences vidéo montrant les forces de sécurité israéliennes utiliser une force excessive sur un garçon palestinien-américain menotté, ont en outre posé la question de qui provoquait vraiment ce chaos.
Peut-on imaginer Facebook supprimer les publications d’éminents israéliens appelant à une violence ou une oppression accrues contre les Palestinien-ne-s? En effet, est-il même possible d’imaginer Facebook supprimer les publications d’Américains ou d’Européens de l’Ouest qui appellent à des guerres d’agression ou d’autres formes de violence contre les pays à majorité musulmane, ou contre les critiques de l’Occident? Poser la question, c’est y répondre. Facebook est une société privée, ayant l’obligation légale de maximiser ses profits, et va donc interpréter des concepts très glissants comme « discours de haine » et « incitation à la violence » pour plaire aux plus puissant-e-s. Il est donc inconcevable que Facebook aille jusqu’à rêver de supprimer ce type de réels plaidoyers ou d’incitations à la violence.
Facebook est confronté à une pression extrême pour censurer le contenu réprouvé par les différents gouvernements. Les États-Unis et le Royaume-Uni ont lancé conjointement une campagne pour calomnier les entreprises de la Silicon Valley comme des soutiens aux terroristes ou des sympathisants de l’EI, coupables d’avoir refusé de prendre des mesures plus énergiques pour interdire le contenu de ceux que ces gouvernements considèrent comme « terroristes ». Israël a été particulièrement agressif pour tenter de blâmer Facebook sur la violence et le contraindre à censurer. Les membres des familles d’Israéliens tués par les Palestiniens poursuivent Facebook en justice, affirmant que l’entreprise a contribué à faciliter ces attaques, alors que certains Israéliens se sont effectivement plaints que Facebook a un parti pris contre Israël dans ses pratiques de censure.
A propos de tout cela, The Intercept a soumis les questions suivantes à Facebook, qui n’a pas encore répondu ; nous mettrons à jour cet article si Facebook le fait :
1 – Facebook a-t-il jamais rencontré des dirigeants palestiniens dans le but d’identifier et de supprimer des publications d’Israéliens qui incitent à la violence? A-t-il prévu de le faire?
2 – Si un Israélien défend l’idée que les Palestiniens doivent être attaqués et/ou bombardés, ces publications violeraient-elles les conditions d’utilisation de Facebook et seraient-elles supprimées? L’avez-vous jamais fait?
3 – Quel rôle joue exactement le gouvernement israélien en aidant Facebook à identifier les contenus qui devraient être interdits?
4 – Facebook a dit qu’il répondait favorablement à « 95% des demandes » des responsables israéliens de supprimer un contenu. Quel est le pourcentage d’acceptation des demandes palestiniennes pour supprimer un contenu?
5 – Si quelqu’un dit que l’occupation israélienne est illégale et doit être combattue par tous les moyens, cela serait-il autorisé?
Il est vrai que ces sociétés ont légalement le droit, en tant qu’entités privées, de censurer tout ce qu’elles veulent. Mais cette proposition ignore le contrôle sans précédent que ce petit groupe de sociétés exerce aujourd’hui sur les communications mondiales. Que cette censure soit dans leurs droits légaux n’évacue pas le grave danger que cette conduite de l’entreprise pose, pour des raisons que j’expose ici en décrivant comment leur vaste influence intervient dans l’élaboration de notre discours (voir ici pour une histoire troublante aujourd’hui sur la façon dont Twitter a banni de son réseau un groupe indépendantiste écossais après que ce groupe ait critiqué un article d’une journaliste de tabloïd, qui s’est ensuite plainte qu’elle était « harcelée »).
Il n’est pas exagéré de dire que Facebook, à ce stade, est de loin la force la plus dominante dans le journalisme. Il est très significatif de voir cette entreprise collaborer avec un gouvernement pour censurer le discours des adversaires de ce gouvernement. Mais comme cela est souvent le cas avec la censure, les gens sont satisfaits de son application jusqu’à ce qu’elle soit utilisée pour supprimer des vues qu’ils acceptent ou aiment.
L’une des premières promesses d’Internet, un avantage potentiel clé, était sa capacité à équilibrer les disparités, à permettre aux plus démuni-e-s de communiquer aussi librement et puissamment que les puissant-e-s, et à s’organiser politiquement par des moyens beaucoup plus efficaces. Celles et ceux qui appellent sans cesse des sociétés telles que Facebook et Twitter à censurer des contenus mettent sérieusement en danger ces valeurs, peu importe la justesse de leurs motivations. Difficile d’imaginer scénario plus en contradiction avec la promesse d’Internet que la réunion de dirigeants de Facebook avec le gouvernement israélien pour décider ce que les Palestinien-ne-s seront autorisé-e-s ou non à dire.
Auteur : Glenn Greenwald
* Glenn Greenwald est ancien journaliste à Salon et The Guardian. Il est l'un des trois cofondateurs de The Intercept. Son dernier livre, "No Place to Hide" [Nulle part où se cacher], traite de la surveillance aux États-Unis et de ses expériences de reportage sur les documents Snowden à travers le monde.
12 septembre 2016 – The Intercept – Traduit de l’anglais par SB, pour État d’Exception